Montréal, 17 décembre 2006 • No 206

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

L'ÉCONOMIE: OTAGE
DES PROMESSES INTENABLES

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Il y a un grand danger pour les responsables politiques à s'avancer sur le terrain économique qu'ils ne pourront jamais maîtriser sauf à détruire complètement la dynamique de l'économie. Les candidats à l'élection présidentielle s'approprient des concepts et des problématiques économiques à propos desquels ils ne semblent pas avoir une compréhension claire et achevée. Les discussions autour du pouvoir d'achat sont un exemple flagrant du scientisme qui règne en ce domaine.

 

La consommation collective ou les pièges des cadeaux empoisonnés

          Il y a en effet une chose fondamentale qui échappe à ceux qui ont la prétention de nous diriger: plus la sphère des biens gratuits s'agrandit et plus la vie est chère et l'économie fragilisée. Ce processus fut enclenché en France en 1981 avec l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Les socialistes ont créé le RMI (Revenu minimum d'insertion), puis plus tard la CMU (Couverture maladie universelle); ils ont imposé la réduction du temps de travail, fidèle à leur tradition redistributrice. Et la droite est contrainte de gouverner dans les cadres imposés par la gauche, selon les règles « démocratiques » imposées par la gauche qui font de l'alternance politique une illusion sinon une farce. Le résultat est qu'aujourd'hui, un Français sur deux a peur de devenir un jour un SDF (Sans domicile fixe).

          La gratuité généralisée rend la vie chère. Ce n'est qu'un paradoxe apparent. Que sont en effet les biens et services dits « gratuits »? Ce sont finalement tous ces biens et services extrêmement coûteux que l'on veut faire payer par les autres (et les autres font le même raisonnement) comme l'éducation, la santé ou la retraite. C'est ce qu'on appelle la consommation collective. Mais qu'est-ce que la consommation collective? C'est en fait une machine à dérégler les comportements.

          Imaginez que, lorsque vous consommez de l'électricité, c'est votre voisin qui reçoit la facture parce que vous avez piraté son compteur. Mais ce que vous ne savez pas, c'est que votre voisin a fait la même chose à votre insu. La conséquence est un dérapage de la dépense qui entraîne à son tour un dérapage des prélèvements pour régler la facture collective. C'est ce processus de déresponsabilisation qui explique les dérives du budget de la sécurité sociale et de l'État.

          Un cercle pernicieux est alors déclenché: comme le pouvoir d'achat des ménages est dévoré par la montée des prélèvements de toute sorte, les ménages demandent de plus en plus de biens et services « gratuits » et le domaine de la consommation collective s'agrandit encore, celui-là même qui est à l'origine de l'inflation des prélèvements. Les ménages ne s'aperçoivent plus que c'est précisément ce processus qui ronge leur pouvoir d'achat car les prélèvements leurs sont occultés, l'État se faisant le complice de cette tragédie collective. Là est sans doute le plus grave: ceux qui prétendent nous éclairer nous aveuglent; ceux qui prétendent parler au nom de l'intérêt général participent activement à la liquidation collective.

          En effet, les responsables politiques s'efforcent de rendre les prélèvements « indolores » – ce qu'il convient de ne pas faire si l'on veut que les gens réagissent, si l'on veut inverser les comportements et stopper le processus. Ainsi, les prélèvements sociaux sont retenus à la source (charges, RDS; CSG), d'où l'illusion de gratuité des biens et services sociaux tandis que les prélèvements fiscaux basculent sur la fiscalité indirecte (TVA), d'où l'illusion de gratuité des biens et services publics.

          On ne voit plus dans quelle proportion l'État prélève du revenu pour financer les biens dits « gratuits ». On ne voit plus que cette proportion devenue énorme est de nature à briser les ressorts de la création des richesses. Et manifestement, malgré cette masse de prélèvement, le secteur public n'a jamais assez de moyens si l'on en croit ses représentants. C'est la généralisation de l'irresponsabilité. À l'origine, l'argent public, c'est d'abord la part de la richesse privée que le ménage consent à laisser à la collectivité. Aujourd'hui, on assiste à une inversion des termes: l'argent privé, c'est la part de la richesse que l'État consent à ne plus nous prendre jusqu'à la prochaine augmentation de prélèvement.

          Voilà pourquoi les comportements sont pervertis quand on neutralise les signaux qui permettent à la rationalité individuelle de s'exprimer. Voilà aussi pourquoi il est nécessaire de limiter la sphère des biens et services gratuits plutôt que de l'étendre. C'est bien l'intérêt général de la nation qui commande de le faire. Au nom d'une conception démagogique du « social » et de solidarité, et sur fond d'ignorance impardonnable des lois de l'économie, les candidats aux présidentielles se proposent d'étendre la sphère de la gratuité sans dire que la gratuité est un concept illusoire qui nous coûtera cher à tous.
 

Pouvoir d'achat: mise au point

          Quel candidat ne prétend pas se soucier du pouvoir d'achat des Français? Les hommes et les femmes politiques ont d'ailleurs la faculté de m'inspirer, notamment lorsqu'ils font mine de se préoccuper de la défense du pouvoir d'achat des Français. Car il y a une machiavélique indécence à voir les responsables politiques ou syndicaux vouloir défendre le pouvoir d'achat, menacé nous dit-on par la mondialisation, alors que les mêmes s'échinent à cautionner un système qui se traduit précisément par le rétrécissement inéluctable du revenu disponible.

          Un paysan sait bien que la quantité de blé qu'il ramène à la maison est liée à la quantité récoltée. De manière générale, le revenu des ménages (w) est borné par la productivité du travail (q). Les possibilités de progression du revenu global sont donc conditionnées par les possibilités de progression de la productivité. Intéressons-nous maintenant au revenu complet du ménage qui représente le coût total du travail du point de vue de l'employeur. Une grande partie de ce revenu est amputé à la source par les charges sociales (CS) dont le prélèvement autoritaire est destiné aux différentes caisses de la sécurité sociale au nom d'un pacte social auquel les Français sont très attachés. Ils y sont tellement attachés qu'on ne leur donne pas le choix d'encaisser cette part de leurs revenus pour l'affecter à des caisses de leur choix.

          Le revenu que les ménages vont donc effectivement encaissé est constitué par le revenu disponible (RD). Dans cette part, il faut que les ménages prévoient de conserver la partie elle-même de plus en plus grande qui fera l'objet d'un prélèvement fiscal direct (impôts nationaux et impôts locaux). Finalement, la partie restante constitue la partie réellement disponible du revenu des ménages dont une part doit être consacrée à l'épargne, par mesure de précaution élémentaire. Le reste donne donc la mesure du pouvoir d'achat. N'oublions au passage que lorsque le ménage consomme, il paie sans s'en apercevoir un impôt indirect (la TVA) dont la part ampute encore le pouvoir d'achat réel.
 

« Les comportements sont pervertis quand on neutralise les signaux qui permettent à la rationalité individuelle de s'exprimer. Voilà pourquoi il est nécessaire de limiter la sphère des biens et services gratuits plutôt que de l'étendre. »


          Ces données sont élémentaires, mais leur analyse est rarement faite. Puisque les partenaires sociaux ou les politiciens démagogiques nous parlent sans cesse de la défense du pouvoir d'achat, ils doivent comprendre que la dérive des finances publiques (liée à l'extension sans limite de l'intervention de l'État) conduit à une augmentation de toutes les formes de fiscalité, soit par une création d'impôts nouveaux ou de taxes nouvelles, soit par une augmentation des impôts et taxes existantes. Ils doivent aussi prendre conscience que la dérive des comptes sociaux (liées à la multiplication des droits sociaux) conduit à une augmentation des charges sociales selon le même principe: création de nouvelles cotisations (CSG, RDS) et augmentation des cotisations existantes. Comme on ne peut pas décréter un accroissement du revenu sans avoir au préalable un accroissement de productivité, l'effet cumulé de ces deux dérives est de rétrécir le revenu disponible réel.

          Mais, le rétrécissement du revenu disponible ne déprime pas seulement le pouvoir d'achat, il affecte aussi les capacités d'épargne des ménages, sans lesquelles on ne peut financer les investissements productifs. Or, sans investissement, il n'y a aucune chance de redresser la productivité: le seul ajustement possible se fait donc sur le pouvoir d'achat. Et la France est coincée dans une spirale pernicieuse tandis que l'emballement des prélèvements de toute sorte accroît le coût total du travail et réduit l'attrait économique du territoire.

          Si les candidats au poste suprême sont vraiment soucieux de défendre le pouvoir d'achat comme ils l'affirment si promptement dans leurs discours de campagne, alors ils doivent briser ce cercle vicieux notamment en stoppant la dérivé des comptes publics et sociaux, et donc finalement en touchant au coeur de ce qui fait le « modèle social français »: le périmètre de l'action publique d'un côté, le monopole de la sécurité sociale de l'autre côté. Tant qu'aucun homme ou femme politique ne mettra en cause le poids de l'État croissant d'un côté, et le monopole de la sécurité sociale de l'autre côté, ils n'auront aucune chance de stopper la diminution inexorable du pouvoir d'achat des ménages et les Français (notamment les classes moyennes) continueront de s'appauvrir.

FIGURE 1 - LES DÉTERMINANTS FONDAMENTAUX DU POUVOIR D'ACHAT

          Sur le graphique ci-dessus, on voit bien qu'à revenu total inchangé, tout accroissement de la partie orange (cotisations sociales) et de la partie verte (impôts et taxes) se fera donc au détriment de la partie violette (consommation) si les ménages veulent préserver leur épargne. Tout le monde fait des promesses sur le pouvoir d'achat, personne n'a encore jamais pris les décisions qui s'imposent pour sortir de ce système dont l'emballement condamne le pouvoir d'achat.

De la vérité officielle à la réalité vécue

          L'accumulation des contresens et des faux concepts aboutit à la diffusion d'une vérité officielle qu'il devient indécent de contester. La vérité officielle se déconnecte de la réalité vécue par les agents de l'économie dans les pays où les gouvernements s'obstinent à voir l'économie comme un champ d'expérimentation de théories dépassées au service d'une pseudoscience prétendument régulatrice. L'exemple extrême fut l'Union soviétique. Mais la France souffre depuis 30 ans de ce syndrome qui la conduit lentement dans un processus d'implosion interne.

          En Union soviétique, l'inflation officielle n'existait pas pour la simple raison que la liberté des prix y était interdite: les prix étaient fixés autoritairement par le plan central dans le pays où l'on avait anéanti l'expression des marchés. Est-ce que l'inflation avait réellement disparu? Pas le moins du monde. La manifestation de l'inflation (son effet sur les prix) était empêchée, mais certainement pas la cause profonde de sorte que l'inflation réelle se manifestait par les files d'attente devant les magasins d'État. On mesurait l'inflation réelle à la longueur des files d'attente.

          Rappelons au passage que les prix étaient administrés dans la France des années 1970 gouvernée par la droite. Pourtant, l'inflation en France était à ce moment supérieure à l'inflation en Allemagne où les prix étaient libres. Ce n'est pas parce que l'on empêche les gens de dire qu'ils ont faim que les gens ne sont pas affamés. Ils sont simplement obéissants ou terrorisés.

          Pareillement, le chômage officiel était nul en URSS tout simplement parce que le chômage était interdit par le Parti communiste de l'Union soviétique. Aux yeux du parti, le chômage était un délit. En effet, la carte du parti donnait droit à un travail. Du coup, si vous n'aviez pas de travail, c'est que vous n'étiez pas membre du parti. Dans ce cas, vous étiez suspecté d'être un ennemi du parti unique, donc un ennemi de l'État. Il est cocasse de rappeler que, dans les régimes socialistes, un chômeur était assimilé à un ennemi de l'État alors que dans les pays capitalistes, il est considéré comme une victime du marché. Chaque système a ses démons. Dans la réalité, on faisait semblant de travailler à travers le partage du travail qui n'était qu'un chômage déguisé.

          Aujourd'hui, il existe de nombreux exemples dans notre pays pouvant illustrer ce décalage persistant entre la vérité officielle et la réalité vécue par les acteurs: le décalage entre la valeur officielle du diplôme et la valeur sanctionnée par le marché du travail, le décalage entre la valeur officielle de l'euro et la réalité du pouvoir d'achat de la monnaie unique telle qu'elle est vécue par les ménages, ou encore les statistiques officielles du chômage et la réalité de la population au travail, etc. Voilà pourquoi on résout rarement un problème économique en créant une loi pour en interdire l'expression de ses effets.
 

 

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