Montréal, 18 février 2007 • No 213

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

FERNANDO PESSOA: QUAND LA LIBERTÉ EST NULLE PART, IL FAUT L'IMAGINER EN NOUS

 

par Patrick Bonney

 

          En général, quand une femme – a fortiori si elle est jolie – me fait des propositions, j’ai du mal à les refuser. Mais s’agissant en l’occurrence de Ségolène Royal qui, le 11 janvier dernier, lançait les siennes urbi et orbi, il va sans dire que j’ai préféré décliner l’invitation. Car si les bénédictions papales et leur folklore de préjugés finissent par être drôles, il n’en va pas de même pour la vulgate socialiste qui, comme le disait Rémy Girard dans les Invasions barbares à propos des papes polonais et des saintes albanaises, ne peut être que... « sinistre ».

 

          Appliquant à la lettre les préceptes du regretté Henry Laborit qui en écrivit jadis l’éloge, j’ai donc choisi la fuite. Non à Varennes comme les rois de France mais à Lisbonne, capitale du Portugal et ville symbole (et symbiose!) de l’oeuvre du grand Fernando Pessoa (1888-1935).

          Lequel n’est pas un penseur ou un économiste libéral oublié ou méconnu, mais bel et bien l’un des écrivains les plus singuliers – et donc les plus libres – que l’histoire littéraire nous ait donné. On comprendra par conséquent qu’avant d’aborder le sujet qui nous occupe – quand la liberté est nulle part, il faut l’imaginer en nous –, il me faille dire un mot de la vie et de l’oeuvre de ce dernier.
 

L’écrivain de coeur

          Car si Camoes (1525-1580) est bien le grand écrivain épique du Portugal (l’équivalent de Cervantes pour les Espagnols et de Dante pour les Italiens) – celui qui relata dans ses « Lusiades » les extraordinaires aventures maritimes de ces navigateurs qui, tel Vasco de Gama, firent la gloire de ce petit pays et du même coup, de ses habitants un grand peuple –, l’écrivain de coeur reste Fernando Pessoa.

          Et d’ailleurs, quand le premier, Camoes, trône sur son piédestal, au sommet d’une colonne hiératique dominant la place qui porte son nom, le second, Pessoa, est tranquillement assis, quelques mètres plus loin, à la terrasse d’un café de la rue Garett. Si tranquillement et si naturellement qu’on le croirait tout près de nous adresser la parole et de prendre un apéritif en notre compagnie.

          Fernando Pessoa, dont l’oeuvre fut ignorée du grand public de son vivant, passa toute sa vie à Lisbonne. « Ô ma Lisbonne, mon foyer. » Et quand son ami, le poète Luis de Montalvor, s’indignait qu’il ne fût pas reconnu à sa juste valeur, Pessoa le tranquillisait d’un « Laissez faire, car, quand je mourrai, il y en aura des caisses pleines ». Et en effet, à sa mort en 1935 à l’âge de quarante-sept ans, Pessoa léguera à la postérité une malle contenant des dizaines de manuscrits que personne à part lui n’avait jamais lus.

          L’oeuvre de Pessoa fait corps avec Lisbonne et ce quartier de la Baixa dont les noms de rues n’ont pas changé depuis l’époque où il y vivait. Menant l’existence peu exaltante d’un modeste employé aux écritures, sa vie fut toute imaginaire et rares sont ceux qui, en le côtoyant, ont pu imaginer coudoyer non seulement l’un des plus grands écrivains de langue portugaise de tous les temps mais encore l’un des plus grands génies littéraires que ce monde ait porté.

          Son fantôme hante Lisbonne et l’on ne serait pas particulièrement étonné de le voir déboucher d’un coin de rue, descendre du tramway ou s’attabler à la terrasse d’un restaurant. Sa présence douce et bienveillante est partout à la fois, elle nous protège et nous fortifie. Médium à ses heures, Pessoa n’eût pas démenti le propos.
 

Personne ou plusieurs

          En portugais, Pessoa signifie personne ou quelqu’un. Il n’est donc guère étonnant que l’écrivain, à travers l’usage de nombreux hétéronymes (identités virtuelles), ait voulu montrer qu’il était non pas un, mais plusieurs. Plus encore que Rimbaud avec son « je est un autre », Pessoa s’est démultiplié, endossant, au point de se confondre avec eux, la personnalité de plusieurs écrivains imaginaires (Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Bernardo Soares) très différents les uns les autres par leur pedigree, leur histoire, leur style, leur mode de pensée, leur comportement, leur langage et leurs préoccupations.

          Ce jeu des hétéronymes qui n’en est d’ailleurs pas un, reflète parfaitement cette multiplicité d’individus qui se trouvent en chacun de nous et qui selon les circonstances ou les humeurs trouveront à s’exprimer ou non. Heureux les imbéciles aux personnalités monolithiques qui échappent à ce travers ou cette tentation!

          Pessoa, lui, passa sa vie à explorer ces « moi » et « soi » multiples qui s’offrent à chacun de nous, incapable de choisir et de dire qui était le vrai Pessoa, si tant est qu’il fût nécessaire qu’il y en eût un.
 

« Il est des voiles difficiles à déchirer et la plupart de nos concitoyens sont semblables à des oisillons qui attendent la becquée ou pour parler plus durement à des mendiants, tendant leur sébile et attendant une aumône toujours plus frugale et aléatoire. »


          On l’a dit, Pessoa est mort inconnu ou presque, laissant à ses admirateurs le soin de mettre de l’ordre dans son désordre. Qu’importe qu’ils y soient parvenus ou non car ce qui compte avant tout, c’est la leçon de vie qu’il a laissée à tout artiste en herbe et au-delà, à tout homme qui se voudrait digne de ce nom. À l’inverse d’Henry Miller qui préconisait de faire de sa vie une oeuvre, Pessoa a sacrifié sa vie à l’oeuvre. Sacrifice qui pour lui n’en était d’ailleurs pas un. « Nous avons tous deux vies, écrivait-il, la vraie, celle que nous rêvions enfant... et la fausse, celle que nous vivons chaque jour et qui nous mènera au cercueil. Nous avons tous deux vies. »

          Et si la douleur et la tristesse de cette « fausse » vie transparaissent parfois dans l’oeuvre, n’est-ce pas la faute de cette « saudade » (nostalgie) à laquelle nul Portugais qui se respecte ne saurait échapper? En témoigne cette belle histoire racontée par la seule « fiancé » qu’on lui ait jamais connue: « Fernando était très superstitieux, surtout s’agissant des chiens qui pleurent. Il disait que, lorsqu’il rentrait chez lui, les chiens pleuraient sur son passage et que cela signifiait que quelque chose en lui les faisait pleurer. »

Pour les amoureux de la liberté

          Outre la fascination qu’exerce Pessoa chez tout lecteur doté d’un tant soit peu de sensibilité, s’il est une leçon à retenir pour les amoureux de la liberté, c’est sa capacité à élever ses rêves à une hauteur telle que la sordide réalité quotidienne ne soit plus à son tour qu’un vilain songe.

          En tout libéral sommeille ou se cache un idéaliste. Car il faut être idéaliste pour défendre des idées dont on voit bien, chaque jour qui passe, qu’elles vont à rebours des valeurs qui agitent cette société ankylosée, une société qui ne voit sa survie et son salut que dans le ventre mou, liquide, amniotique – en un mot flasque, écoeurant et protecteur – de cet État salement nourricier au-delà duquel elle ne peut se projeter. Pareille en cela à un enfant qui, dénué du moindre instinct de survie, de la moindre énergie créatrice, du moindre souffle de vie, refuserait de quitter le ventre de sa mère. Il est des voiles difficiles à déchirer et la plupart de nos concitoyens sont semblables à des oisillons qui attendent la becquée ou, pour parler plus durement, à des mendiants, tendant leur sébile et attendant une aumône toujours plus frugale et aléatoire.

          Il n’y aurait donc pire dupe que le libéral qui ferait mine de croire que le grand soir serait pour demain. Il n’est ni pour demain ni pour après-demain! Alors autant imaginer qu’il est pour aujourd’hui.

          Quand Georges Bernanos, qui n’avait rien d’un libéral – mais n’est-ce pas notre élégance à nous les amoureux de la liberté que d’admirer ce qui ne nous ressemble pas? –, se prend à rêver d’une société fondée sur un idéal chrétien qui n’a jamais plus existé que dans son imaginaire farouche et à travers sa prose torrentielle, ne répond-il pas à cette exigence de donner à nos idées une forme plus réelle que la réalité?

          Fernando Pessoa ne l’écrivait pas autrement dans son Livre de l’intranquillité dont voici un extrait:
 

          Créer en moi un État possédant sa politique, ses partis et ses révolutions, et être moi-même tout cela: être Dieu moi-même dans le panthéisme royal de ce peuple – moi, l’essence et l’action de tous ces corps, de leur âme, du sol qu’ils foulent et des actes qu’ils accomplissent. Être tout, être eux et ne pas l’être.

          Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. Certaines images, au détour de certains livres, vivent avec plus de netteté que bien des hommes et bien des femmes. Certaines phrases littéraires ont une personnalité absolument humaine. Il est des traits, dans certaines pages que j’ai écrites, qui me glacent de terreur, tellement ils m’apparaissent comme des êtres humains, tellement ils se détachent sur les murs de ma chambre, la nuit, dans l’obscurité... J’ai écrit des phrases dont le son, qu’on les lise à voix haute ou à voix basse rend exactement celui d’une chose possédant désormais une extériorité absolue et une âme à part entière.

          Il ne manquera évidemment pas d’esprits chagrins, ou dotés d’un rationalisme à toute épreuve, pour me faire remarquer que tout cela est bien joli mais que la liberté ne saurait, à l’instar des fosses du même nom, manquer à ce point d’aisance. À ceux-là, je conseille la lecture de Zweig (Le joueur d’échec) et Levy (Si c’est un homme). En des circonstances beaucoup plus tragiques, ils ont montré à quel point l’imagination était le seul échappatoire.

          Et nul ne pourra jamais empêcher celui qui se pense ou s’imagine libre de ne pas l’être. Écoutons Pessoa: « Je ne me soumets ni à l’État ni aux hommes, je résiste inertement. L’État ne peut me réclamer que pour une action quelconque. Du moment que je n’agis pas, il ne peut rien obtenir de moi. Aujourd’hui, on ne tue plus les gens et il peut tout au plus me causer des ennuis; si cela se produit, je devrai blinder mon esprit davantage encore, et vivre plus loin, plus avant dans mes rêves. »

          Voilà posées les bases d’un manifeste pour un libéralisme imaginaire qui, admettons-le, en vaut bien d’autres...
 

 

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