Montréal, 18 février 2007 • No 213

 

MOT POUR MOT

 

Nous reproduisons ici un extrait du chapitre 10 («Monopole et concurrence») du livre Man, Economy, and State de Murray Rothbard republié en 1993 par le Mises Institute. Traduction de Hervé de Quengo.

 
 

LES SYNDICATS: RESTREINDRE
LE PRIX DU TRAVAIL

 

par Murray Rothbard (1926-1995)

 

          On pourrait affirmer que les syndicats, en exigeant des salaires plus élevés sur le marché libre, obtiennent des prix de monopole identifiables. Car deux situations différentes identifiables se présentent alors: (a) celle où les individus vendent leur travail eux-mêmes et (b) celle où ils sont membres de syndicats qui négocient leur travail pour eux. De plus, il est clair qu'alors que les cartels, pour réussir, doivent être économiquement plus efficaces à servir le consommateur, une telle justification ne peut pas être trouvée pour les syndicats. Comme c'est toujours le travailleur individuel qui travaille, et comme l'efficacité de l'organisation vient de la direction payée pour ça, se syndiquer n'améliore jamais la productivité d'u travail d'un individu.

 

          Il est vrai qu'un syndicat conduit à un situation identifiable. Il est cependant faux de dire que le salaire horaire syndical est un prix de monopole(58).  Car la caractéristique d'un monopoleur est précisément de monopoliser un facteur ou un bien. Pour obtenir un prix de monopole, il ne vend qu'une partie de son stock et s'abstient de vendre l'autre partie, parce que vendre une plus faible quantité fait monter les prix sur une courbe de demande inélastique. La caractéristique unique du travail dans une société libre, toutefois, est qu'elle ne peut pas être monopolisée. Chaque individu se possède lui-même et ne peut pas appartenir à un autre individu ou à un groupe. Par conséquent, en ce qui concerne le travail, aucun homme ou aucun groupe ne peut posséder le stock total de travail et en retenir une partie hors du marché. Chaque homme se possède.
 

          Appelons P le stock total du produit d'un monopoleur. Lorsqu'il garde W unités afin d'obtenir un prix de monopole pour P-W, l'augmentation de revenu obtenue pour P-W doit plus que compenser la perte de revenu subie en ne vendant pas W. L'action d'un monopoleur est toujours limitée par la perte de revenu liée à la quantité retirée de la vente. Mais cette limitation ne s'applique pas dans le cas des syndicats. Comme chaque homme se possède, les offreurs « retirés du marché » sont des personnes différentes de celles qui obtiennent des revenus accrus. Si un syndicat, d'une façon ou d'une autre, obtient un prix plus élevé que ses membres ne recevraient en vendant individuellement leur travail, son action n'est pas contrebalancée par la perte de revenue subie par les travailleurs « retirés du marché ». Si un syndicat obtient des salaires horaires plus élevés, certains travailleurs gagnent plus tandis que d'autres sont exclus du marché et perdent le revenu qu'ils auraient pu obtenir. Un tel prix plus élevé (pour le salaire horaire) est appelé un prix de restriction.

          Quel que soit le critère retenu, un prix de restriction est « pire » qu'un « prix de monopole ». Comme le syndicat restrictionniste n'a pas à se soucier des travailleurs exclus du marché et ne perd aucun revenu de cette exclusion, l'action de restriction n'est pas limitée par l'élasticité de la demande de travail. Car les syndicats n'ont besoin que de maximiser le revenu net des membres qui travaillent ou, en fait, qui font partie de la bureaucratie syndicale elle-même(59).

          Comment un syndicat obtient-il un tel prix? La figure 69 nous le montre. La courbe de demande concerne un facteur du travail dans une industrie. DD est la courbe de demande de travail dans l'industrie, SS la courbe d'offre. Les deux courbes sont données pour le nombre de travailleurs en abscisse et le salaire horaire en ordonnée. À l'équilibre du marché, l'offre de travailleurs proposant leur travail dans l'industrie coupera la demande de travail pour un nombre OA de travailleurs et un salaire horaire AB. Supposons maintenant qu'un syndicat entre en jeu sur ce marché du travail et qu'il décide que ses membres réclameront un salaire horaire plus élevé que AB, disons OW. Ce que font les syndicats, en fait, c'est insister sur un certain salaire horaire minimum en dessous duquel ils refusent de travailler dans cette industrie.

          L'effet de la décision syndicale est de déplacer la courbe d'offre de travail disponible dans l'industrie vers la droite horizontale correspondant au salaire horaire WW', qui monte de façon à couper la courbe SS en E. Le prix minimum du travail de réserve dans cette industrie a augmenté et ceci pour tous les travailleurs, de telle sorte qu'il n'existe plus de travailleurs offrant des prix de réserve plus bas qui seraient prêts à travailler pour moins. Avec une courbe d'offre se déplaçant vers WE, le nouveau point d'équilibre sera C au lieu de B. Le nombre de travailleurs employés sera WC et le salaire horaire OW.

          Le syndicat a ainsi réussi à mettre en place un salaire horaire de restriction. Celui-ci peut être obtenu quelle que soit l'allure de la courbe de demande, sous la seule hypothèse qu'elle soit décroissante. Elle l'est à cause de la VAPM [Valeur actualisée du produit marginal (Discounted Marginal Value Product). C'est-à-dire le revenu monétaire attribuable à une unité d'un facteur, actualisée en raison de la préférence pour le présent qui donne moins de valeur à une somme d'argent disponible dans le futur par rapport à cette même somme disponible immédiatement, toutes choses égales par ailleurs. Voir Man, Economy and State, Chapitre 7. NdT] décroissante d'un facteur et de l'utilité marginale décroissante du produit. Mais un sacrifice a été fait – plus précisément, il y a désormais moins de travailleurs employés, d'une quantité CF. Que leur arrive-t-il? Ces travailleurs tenus à l'écart sont les principaux perdants de la procédure. Comme le syndicat représente les travailleurs restants, il n'a pas à se soucier, comme devrait le faire un monopoleur, du sort de ces individus. Ils devront, au mieux, partir (c'est possible car le travail est un facteur non spécifique) pour une autre industrie – non syndicalisée. Toutefois, le problème est qu'ils sont moins adaptés à cette nouvelle industrie. Le fait qu'ils étaient dans l'industrie désormais syndiquée signifie que leur VAPM était plus élevée dans cette industrie que dans celle vers laquelle ils doivent se replier. Leur salaire horaire y sera par conséquent plus faible. De plus, leur entrée dans cette autre industrie fera baisser les salaires des travailleurs y étant déjà.

          En résumé, et au mieux, un syndicat ne peut obtenir un salaire horaire de restriction plus élevé pour ses membres qu'au prix d'une baisse des salaires horaires des autres travailleurs de l'économie. Les efforts de production de l'économie sont également altérés. Mais en outre, plus grands sont le champ d'action syndicale et le restrictionnisme dans l'économie, plus difficile il sera pour les travailleurs de changer d'endroit et de métier afin de trouver un havre de paix non syndiqué où travailler. Et la tendance sera de plus en plus à ce que les travailleurs écartés restent de façon permanente ou quasi permanente au chômage, désirant ardemment travailler mais incapables de trouver les occasions d'un emploi non soumis à la restriction. Plus grande est l'influence du syndicalisme, plus un chômage de masse permanent aura tendance à se développer.

          Les syndicats essaient d'éliminer autant que possible les « échappatoires » du non syndicalisme, de fermer les portes de sortie où les travailleurs déçus peuvent trouver un emploi. Ceci s'appelle « mettre fin à la concurrence injuste du travail non syndiqué à bas salaire ». Un contrôle syndical universel et un restrictionnisme signifieraient un chômage permanent, croissant toujours en proportion du degré avec lequel les syndicats exercent leurs restrictions.

          Un mythe courant veut que seuls les syndicats « corporatifs » à l'ancienne, qui limitent délibérément leur groupe professionnel à des métiers très qualifiés comprenant assez peu de membres, peuvent restreindre l'offre de travail. Ils maintiennent souvent des standards exigeants d'appartenance à la corporation et mettent en place des dispositifs nombreux pour diminuer l'offre de travail potentielle. Cette restriction directe de l'offre rend sans aucun doute plus facile l'obtention de salaires élevés pour les travailleurs restants. Mais c'est une grande erreur de croire que les nouveaux syndicats « industriels » de peuvent pas limiter l'offre. Le fait qu'ils accueillent autant de membres que possible dans une industrie cache leur politique de restriction. Le point crucial est que les syndicats insistent pour faire respecter un salaire horaire minimum plus élevé que ne pourrait obtenir le facteur de travail donné sans syndicat. En agissant ainsi, comme nous le voyons sur la figure 69, ils font obligatoirement baisser le nombre de personnes qu'un employeur peut embaucher. Et la conséquence de leur politique est donc de limiter l'offre de travail, alors qu'au même moment ils affirment pieusement être globaux et démocratiques, au contraire des « aristocrates » snobs des syndicats corporatifs.

          En réalité, le syndicalisme industriel a des conséquences plus dévastatrices que le syndicalisme corporatif. Car ce dernier, se produisant dans un domaine réduit, ne modifie et n'abaisse les salaires que d'un petit nombre de travailleurs. Les syndicats industriels, plus grands et plus généraux, diminuent les salaires et déplacent les travailleurs sur une grande échelle et, ce qui est encore plus important, peuvent causer un chômage de masse permanent(60).

          Il existe une autre raison pour laquelle un syndicat ouvertement restrictif causera moins de chômage qu'un syndicat moins dur. C'est que celui qui retreint les adhésions sert d'avertissement clair aux travailleurs qui espèreraient entrer dans l'industrie dont le syndicat barre l'entrée. Il s'ensuit que ces travailleurs chercheront ailleurs, où ils pourront trouver un emploi. Mais supposons que le syndicat soit démocratique et ouvert à tous. Dès lors, on peut décrire ses activités à l'aide de la figure 69: il obtient un salaire horaire plus élevé OW pour ses membres. Mais un tel salaire, comme on le voit sur la courbes SS, attire plus de travailleurs dans l'industrie. En d'autres mots, alors que OA travailleurs étaient employés au salaire précédent AB (sans syndicat), le syndicat a gagné un salaire OW. À ce salaire, seuls WC travailleurs peuvent être utilisés dans cette industrie. Mais, ce salaire attire plus de travailleurs qu'auparavant, en fait WE. Le résultat, c'est qu'au lieu de n'avoir que CF travailleurs devenant chômeurs à cause de la politique restrictive du syndicat, c'est CE qui seront sans emploi dans cette industrie, c'est-à-dire plus.

          Ainsi, un syndicat ouvert n'a pas la vertu du syndicat fermé – le rejet rapide des travailleurs écartés de l'industrie syndiquée. Au contraire, il attire encore plus de travailleurs vers l'industrie, aggravant et gonflant ainsi le niveau de chômage. Avec cette déformation les signaux du marché, il faudra beaucoup plus de temps pour que les travailleurs se rendent compte qu'il n'y a pas d'emplois disponibles dans cette industrie. Plus grande est l'étendue des syndicats ouverts dans l'économie, et plus grande est la différence entre les salaires du marché et ceux obtenus suite à la restriction, plus grave sera le problème du chômage.

          Le chômage et la mauvaise utilisation du travail, causés par des salaires horaires de restriction, ne sont pas nécessairement directement visibles. Une industrie peut, par exemple, être particulièrement profitable et prospère, que ce soit à cause de la hausse de la demande des consommateurs pour le produit ou en raison d'une innovation abaissant les coûts de production. Sans syndicat, l'industrie se développerait et emploierait plus de travailleurs en réponse aux nouvelles conditions du marché. Mais si un syndicat vient imposer un salaire horaire de restriction, il se peut qu'il n'en résulte pas de licenciements des travailleurs existants déjà dans l'industrie: en revanche, ce comportement empêche le développement de l'industrie en réponse aux exigences de la demande des consommateurs et des conditions du marché. En résumé, le syndicat détruit ici des emplois potentiels et impose une mauvaise allocation de la production en empêchant l'expansion. Il est vrai que, sans syndicat, l'industrie ferait monter les salaires via le processus d'expansion; mais si les syndicats imposent des salaires plus élevés dès le départ, l'expansion ne se produira pas(61).

          Certains adversaires du syndicalisme vont jusqu'à soutenir que les syndicats ne peuvent jamais être un phénomène du marché libre et sont toujours des institutions « monopolistiques » ou coercitives. Bien que ce puisse être le cas dans la pratique, ce n'est pas forcément vrai. Il est fort possible que des syndicats surgissent sur un marché libre et même y obtiennent des salaires horaires de restriction.

          Comment peuvent-ils y arriver? La réponse se trouve en considérant les travailleurs écartés. Le problème clé est le suivant: pourquoi ces travailleurs se laissent-ils mettre à l'écart par le salaire minimum syndical WW'? Comme ils souhaitaient travailler pour moins auparavant, pourquoi acceptent-ils désormais humblement d'être virés et d'avoir à chercher un emploi moins rémunérateur? Pourquoi certains restent-ils satisfaits de continuer dans une poche quasi permanente de chômage, en attendant d'être mis à la porte quand les salaires sont trop élevés? La seule réponse, en l'absence de coercition, est qu'ils placent haut sur leur échelle de valeur le but de ne pas faire concurrence aux salaires du syndicat. Les syndicats, naturellement, font tout pour persuader les travailleurs, syndiqués ou non, tout comme le public général, de croire dur comme fer dans le péché que représenterait le fait d'accepter un salaire inférieur au tarif syndical. On peut le voir très clairement dans les situations où les membres du syndicat refusent de continuer à travailler dans une entreprise pour un salaire inférieur à un certain minimum (ou dans des conditions de travail différentes). Cette situation est connue sous le nom de grève. La chose la plus curieuse à propos de la grève est le fait que les syndicats ont réussi à répandre dans la société la croyance selon laquelle les grévistes travaillent « en réalité » pour l'entreprise, même s'il refusent délibérément et fièrement de le faire. La réponse naturelle de l'employeur, bien sûr, est de se tourner ailleurs et d'embaucher des travailleurs qui désirent travailler dans les conditions offertes. Pourtant, les syndicats ont eu un succès remarquable dans la diffusion de l'idée que quiconque accepte une telle offre – le « briseur de grève » – représente la pire forme de vie humaine.

          Dès lors, dans la mesure où les travailleurs non syndiqués se sentent honteux ou coupables de « briser une grève » ou d'entreprendre d'autres façons de concurrencer les salaires syndicaux, les employés écartés et les chômeurs décident de leur propre destin. En effet, ils se dirigent volontairement vers des emplois moins rémunérateurs et moins satisfaisants, et restent volontairement au chômage pendant de longues périodes. Ce chômage est volontaire parce qu'il résulte de leur acceptation volontaire de cette mystique qui leur demande de « ne pas passer outre le piquet de grève » et de ne pas être un jaune.
 

« Un syndicat ne peut obtenir un salaire horaire de restriction plus élevé pour ses membres qu'au prix d'une baisse des salaires horaires des autres travailleurs de l'économie. Les efforts de production de l'économie sont également altérés. »


          L'économiste en tant qu'économiste n'a rien à opposer à un homme qui en vient volontairement à la conclusion qu'il est plus important de préserver la solidarité syndicale que d'avoir un emploi satisfaisant. Il y a à l'évidence d'innombrables travailleurs qui ne se rendent pas compte que leur refus de briser la grève, leur « fidélité au syndicat », les conduit à la perte de leur emploi et à leur maintien au chômage. Ils ne le comprennent pas parce que ceci réclame de connaître une chaîne de raisonnement praxéologique (telle que nous l'avons menée ici). Le consommateur qui achète des services pour en jouir directement n'a pas besoin d'être éclairé par les économistes: un long raisonnement ne lui sert à rien pour savoir si ses habits, sa voiture ou sa nourriture lui plaisent ou lui rendent service. Il peut voir de ses yeux si le bien lui convient. De même, le capitaliste-entrepreneur n'a pas besoin d'un économiste pour lui dire quelles actions seront rentables ou non. Il peut le voir et le vérifier grâce au système des pertes et des profits. Mais pour saisir les conséquences des actes sur le marché de l'intervention gouvernementale ou de l'activité syndicale, la connaissance de la praxéologie est nécessaire(62).

          L'économie ne peut pas trancher par elle-même sur des jugements éthiques. Mais pour que quelqu'un puisse faire des jugements éthiques de manière rationnelle, il faut qu'il connaisse les conséquences des différents choix alternatifs de l'action. En ce qui concerne l'intervention du gouvernement ou l'action syndicale, l'économie permet de connaître ces conséquences. La connaissance de l'économie est donc nécessaire, quoique non suffisante, pour effectuer un jugement éthique rationnel dans ces domaines. En ce qui concerne les syndicats, les conséquences de leurs activités (par exemple le fait d'être destitués ou mis au chômage, pour soi-même ou pour d'autres) seraient jugées malheureuses par la plupart des gens, s'ils les découvraient. Ainsi, il est certain que lorsque la connaissance de ces conséquences se répandra, il se trouvera bien moins de personnes favorables aux syndicats ou hostiles aux concurrents non syndiqués(63).

          De telles conclusions seront renforcées quand les gens apprendront une autre conséquence de l'activité des syndicats: l'augmentation des coûts de production pour les firmes d'une industrie qui suit l'instauration d'un salaire de restriction. Ceci veut dire que les firmes marginales de cette industrie – celles qui ne rapportent qu'une faible rente aux entrepreneurs – seront éliminées des affaires car leurs coûts auront dépassé leur prix le plus profitable sur le marché – le prix qui avait déjà été atteint. Leur éviction du marché et l'augmentation générale des coûts moyens dans l'industrie signifient une baisse générale de la productivité et de la production, et donc une perte pour les consommateurs(64). Licenciements et chômage, bien entendu, ont aussi un impact sur le niveau de vie général des consommateurs.

          Les syndicats ont d'autres conséquences économiques importantes. Ils ne sont pas des organisations productives : ils ne travaillent pas pour les capitalistes afin d'améliorer la production(65). Au contraire, ils essaient de persuader les travailleurs qu'ils pourraient améliorer leur sort aux dépens de leur employeur. Il en résulte qu'ils essaient autant que possible d'établir des règlements du travail qui s'opposent aux instructions de la direction. Ces règlements reviennent à empêcher la direction d'utiliser les travailleurs et les équipements comme il lui semble profitable. En d'autres termes, au lieu d'accepter de se soumettre aux ordres de la direction en échange de sa paie, le travailleur veut désormais établir non seulement un salaire minimum mais aussi un règlement du travail sans lequel il refuse de travailler. L'effet de ce règlement est de réduire la productivité marginale de tous les autres travailleurs syndiqués. Le résultat de la baisse de valeur du produit marginal a un double résultat: (1) une échelle de salaires de restriction en résulte avec ses diverses conséquences, car la valeur du produit marginal a baissé alors que le syndicat insiste pour que le salaire horaire reste le même; (2) les consommateurs perdent en raison d'une baisse générale de la productivité et des niveaux de vie. Des lois de restriction du travail diminuent ainsi également la production. Tout ceci est cependant parfaitement compatible avec une société de souveraineté individuelle, pourvu évidemment qu'aucune force ne soit employée par le syndicat.

          Défendre l'abolition coercitive des règlements du travail impliquerait un véritable esclavage des travailleurs vis-à-vis des diktats du consommateur catallactique. Mais, répétons-le, il est certain que la connaissance des diverses conséquences de l'activité syndicale affaiblirait grandement l'adhésion volontaire de nombreux travailleurs (ou autres) à la mystique du syndicalisme(66).

          Les syndicats sont donc théoriquement compatibles avec un marché libre pur. Mais dans la réalité il est évident pour tout observateur compétent qu'ils acquièrent presque tous leurs pouvoirs par l'exercice de la force, plus précisément de la force contre les briseurs de grève et contre la propriété des employeurs. Ils bénéficient presque toujours d'une impunité implicite pour utiliser la violence contre les « jaunes ». La police reste habituellement soit « neutre » quand les briseurs de grèves sont molestés ou accuse ces derniers d'avoir « provoqué » ces attaques. Il est clair que peu de gens prétendront qu'instituer un piquet de grève est une simple méthode de publicité destinée aux passants. Ces sujets, toutefois, restent des questions empiriques plus que théoriques. Au plan théorique, nous pouvons dire qu'il est possible d'avoir des syndicats sur un marché libre, bien que nous pouvons empiriquement douter de l'étendue qu'ils y auraient.

          Sur le plan analytique, nous pouvons dire que lorsque les syndicats sont autorisés à utiliser la violence, l'État ou toute autre agence chargée de faire appliquer la loi a implicitement délégué ce pouvoir aux syndicats. Ils sont alors devenus des « États privés »(67).

          Nous avons étudié, dans cette partie, les conséquences de l'obtention par les syndicats d'un prix de restriction. Ceci ne veut néanmoins pas dire que les syndicats obtiennent toujours de tels prix lors des marchandages collectifs. En fait, parce qu'ils ne possèdent pas les travailleurs et ne vendent donc pas leur travail, les marchandages syndicaux sont une substitution artificielle aux résultats paisibles du « marchandage individuel » sur le marché du travail. Alors que les salaires horaires d'un marché du travail non syndiqué tend toujours vers l'équilibre d'une manière calme et harmonieuse, le marchandage collectif laisse les négociateurs avec peu ou pas de méthodes pour les guider vers ce que serait un niveau de salaire adéquat. Même si les deux parties essaient de trouver le salaire du marché, aucune d'elles ne peut dire qu'un accord salarial donné est trop haut, trop bas ou à peu près correct. De plus, presque sans exceptions, le syndicat n'essaie pas de découvrir le prix du marché mais cherche à imposer divers « principes » arbitraires de détermination des salaires, comme celui de « suivre le coût de la vie », de « salaire décent », une « progression équivalente » à celle d'un travail comparable dans d'autres entreprises ou industries, une augmentation de « productivité » moyenne annuelle, « des écarts salariaux justes », etc.(68).
 

B. Une critique de certains arguments en faveur des syndicats

1) L'indétermination(69)

          L'une des réponses préférées des défenseurs des syndicats à l'analyse ci-dessus est la suivante: « Oh, tout ceci est très beau, mais vous oubliez l'indétermination des salaires. Les salaires horaires sont déterminés par la productivité marginale à l'intérieur d'une zone plutôt qu'en un point. Et les syndicats ont une occasion de marchander collectivement à l'intérieur de cette zone sans ces effets effectivement déplaisants que sont le chômage et le rejet de travailleurs vers des emplois moins payés. » Il est curieux que de nombreux auteurs utilisent sans problème une analyse rigoureuse des prix jusqu'à ce qu'ils s'occupent des salaires, et qu'ils soulignent alors soudainement et fortement leur indétermination et les énormes zones au sein desquelles les prix ne font pas de différences, etc.

          En premier lieu, l'étendue de l'indétermination est très faible dans le monde moderne. Nous avons vu précédemment que dans une situation de troc entre deux personnes, il est probable qu'existe une grande zone d'indétermination entre le prix maximum accepté par l'acheteur pour se procurer une quantité de bien et le prix minimum auquel le vendeur est prêt à la céder. Dans cet intervalle, nous ne pouvons déterminer le prix qu'au cours du marchandage. Toutefois, c'est justement une caractéristique de l'économie monétaire moderne que d'avoir réduit toujours et encore ces intervalles, jusqu'à ce qu'ils perdent leur importance. L'intervalle n'existe qu'entre les « paires marginales » de vendeurs et d'acheteurs. Et la zone d'indétermination se rétrécit constamment lorsque le nombre de gens et d'alternatives augmentent sur la marché. La croissance de la civilisation entraîne donc toujours la réduction de l'importance des indéterminations.

          En deuxième lieu, il n'y a aucune raison pour laquelle la zone d'indétermination serait plus grande pour le marché du travail que pour le marché de tout autre bien.

          En troisième lieu, supposons qu'il existe effectivement une telle zone pour le marché du travail. Et supposons qu'il n'y ait pas de syndicat. Ceci veut dire qu'il existe un certain intervalle, dont on peut dire que sa largeur est égale à un intervalle de valeur actualisée du produit marginal du facteur. Ceci, entre parenthèses, est bien moins probable que l'existence d'un intervalle pour un bien de consommation, car dans le premier cas il y a un montant spécifique, une VAPM, à estimer. Or, le maximum de la zone hypothétique est le point le plus élevé auquel le salaire égale la VAPM. Or, la concurrence entre les employeurs tendra à faire monter le prix du facteur précisément à ce niveau, pour lequel les profits sont éliminés. En d'autres termes, les salaires tendront à être portés au maximum de toute zone de VAPM.

          Au lieu que les salaires soient habituellement au bas de l'intervalle, offrant aux syndicats une occasion en or pour tirer les salaires vers le haut, la vérité est à peu près le contraire. En supposant le cas très improbable pour lequel il existe une zone d'indétermination, les salaires tendront toujours à être au sommet, de telle sore que la seule indétermination est vers le bas. Les syndicats n'auraient aucune latitude pour augmenter les salaires dans cette zone.

2) Monopsone et oligopsone

          On prétend souvent que les acheteurs de travail – les employeurs – exercent une sorte de monopole et récoltent un gain de monopole, et qu'il n'y a donc pas de latitude offerte aux syndicats pour faire monter les salaires horaires sans pénaliser d'autres travailleurs. Toutefois, un tel « monopsone » concernant l'achat de travail devrait comprendre tous les entrepreneurs de la société. Si tel n'est pas le cas, le travail, facteur non spécifique, pourrait alors se déplacer vers d'autres entreprises ou vers d'autres industries. Nous avons vu qu'un grand cartel ne peut pas exister sur le marché: un « monopsone » ne peut par conséquent pas exister.

          Le « problème » de « l'oligopsone » – « quelques » acheteurs de travail – est un faux problème. Tant qu'il n'y a pas de monopsone, les employeurs en concurrence tendront à faire monter les salaires jusqu'à ce que ces derniers atteignent leurs VAPM. Le nombre de concurrents n'a aucune importance: il dépend des données concrètes du marché. Plus loin, nous montrerons l'erreur de l'idée d'une concurrence « imparfaite » ou « de monopole », dont ceci n'est qu'un exemple. En résumé, le cas de « l'oligopsone » repose sur une distinction entre, d'un côté le cas d'une concurrence « pure » et « parfaite », dans laquelle l'offre de travail serait une courbe parfaitement horizontale – infiniment élastique –, et d'un autre côté le cas d'un oligopsone « imparfait » avec une offre prétendument moins élastique. En fait, comme les gens ne se déplacent pas en masse [en français dans le texte, NdT] et tous en même temps, la courbe d'offre n'est jamais infiniment élastique et la distinction n'est pas pertinente. Seule la concurrence libre veut dire quelque chose et aucune autre dichotomie, telle que celle entre concurrence et oligopsone, ne peut être établie. De plus, la forme de la courbe d'offre ne change rien à la vérité qui veut que le travail tend à obtenir, comme tout autre facteur, sa VAPM sur le marché.

3) Meilleure efficacité et « effet Ricardo »

          Un argument courant en faveur des syndicats est celui qui prétend qu'ils rendent service à l'économie en forçant les employeurs à payer de plus hauts salaires. À ces salaires plus élevés, les travailleurs deviendraient plus efficaces et leur productivité marginale en serait augmenter. Si c'était vrai, toutefois, les syndicats ne seraient pas nécessaires. Les employeurs le verraient et, toujours disposés à réaliser de plus grands profits, paieraient de meilleurs salaires pour récolter plus tard les bénéfices de la prétendue productivité supérieure. La réalité, c'est que les employeurs forment souvent les travailleurs et paient des salaires plus élevés que ne le justifierait leur productivité marginale actuelle. Ceci afin de tirer bénéfice dans les années futures de leur productivité améliorée.

          Une variante plus sophistiquée de cette thèse a été proposée par Ricardo et remise en vogue par Hayek. Cette doctrine soutient que les salaires horaires plus élevés du fait des syndicats encouragent les employeurs à remplacer le travail par des machines. Les machines ajoutées augmenteraient la quantité de capital par travailleur et la productivité marginale du travail, compensant ainsi les salaires horaires plus élevés. L'erreur réside ici dans le fait que seule une augmentation de l'épargne peut rendre une plus grande quantité de capital disponible. L'investissement en capital est limité par le niveau de l'épargne. Les augmentations de salaires des syndicats n'augmentent pas la quantité totale de capital disponible. Il ne peut par conséquent pas y avoir d'amélioration de la productivité du travail. Au lieu de cela, la quantité potentielle de capital est déplacée (sans être augmentée) vers des industries autres que celles payant les hauts salaires. Et ce déplacement s'effectue vers des industries qui auraient été moins profitables sans l'action syndicale. Le fait qu'un salaire plus important déplace le capital n'indique pas un progrès économique, mais plutôt une tentative, qui reste toujours sans succès, de compenser une régression économique – un coût plus élevé dans la fabrication du produit. Par conséquent, le déplacement est « anti-économique ».

          Une thèse apparentée consiste à dire que des salaires plus élevés pousseront les employeurs à inventer de nouvelles méthodes techniques pour rendre le travail plus efficace. À nouveau, la quantité de biens du capital est limitée par l'épargne disponible et il y a presque toujours de nombreuses occasions techniques déjà existantes qui n'attendent qu'une plus grande quantité de capital. Enfin, l'aiguillon de la concurrence et le désir du producteur de garder et d'accroître sa clientèle sont des stimulants suffisants pour augmenter la productivité de son entreprise, sans le fardeau additionnel du syndicalisme(70).

 

58. Le premier à avoir souligné l'erreur du discours habituel du « monopole sur les salaires » des syndicats fut le professeur Mises. Voir sa discussion brillante dans Human Action, pp. 373-374. Voir aussi P. Ford, The Economic of Collective Bargaining (Oxford: Basil Blackwell, 1958), pp. 35-40. Ford réfute aussi la thèse soutenue par la récente « École de Chicago » selon laquelle les syndicats rendraient un service en tant que vendeurs de travail: « Un syndicat ne produit pas lui-même, ni ne vend d'article ou de travail, ni ne reçoit de paiement pour cela [...] Il peut plus précisément être décrit comme [...] fixant les salaires et les autres conditions dans lesquelles ses membres ont le droit de vendre leur services à des employeurs individuels. » Ibid, p. 36.
59. On peut obtenir un prix de restriction, plutôt qu'un prix de monopole, parce que le nombre de travailleurs est tellement important relativement au nombre d'heures possibles de travail d'un travailleur individuel, que ce dernier paramètre peut être ignoré. Si, cependant, l'offre total de travail était initialement limitée à quelques personnes, alors un salaire horaire obligatoire plus élevé diminuerait le nombre d'heures achetées aux travailleurs ayant un emploi, à un point tel peut-être que le prix de restriction se révèlerait non profitable pour eux. Il serait alors approprié de parler de prix de monopole.
60. Cf. Mises, Human Action, p. 764.
61. Voir Charles E. Lindblom, Unions and Capitalism (New Haven: Yale University Press, 1949), pp. 78 et suivantes, 92-97, 108, 121, 131-132, 150-152, 155. Voir aussi Henry C. Simons, « Some Reflections on Syndicalism » in Economic Policy dor a Free Society (Chicago: University of Chicago Press, 1948), pp. 131, p. 139; Martin Bronfenbrenner, « The Incidence of Collective Bargaining », American Economic Review, Papers ans Proceedings, Mai, 1954, pp. 301-3002; Fritz Machlup, « Monopolistic Wage Determination as a Part of the General Problem of Monopoly » in Wage Determination and the Economics of Liberalism (Washington D. C.: Chamber of Commerce of the United States, 1947), pp. 64-65.
62. Voir Murray N. Rothbard, « Mises' ‘Human Action': Comment », American Economic Review, Mars 1951, pp. 183-184.
63. Ceci est également vrai, et de façon encore plus flagrante, pour comprendre l'effet des mesures de l'intervention du gouvernement sur le marché. Voir le chapitre 12 de cet ouvrage [Man, Economy, and State].
64. Voir James Birks, Trade Unionism in Relation to Wages (Londres, 1897), p. 30.
65. Voir James Birks, Trade's Unionism: A Criticism and a Warning (Londres, 1894), p. 22.
66. Nous pouvons ne nous occuper ici que des conséquences catallactiques directes du syndicalisme. Ce dernier a également d'autres conséquences que beaucoup considèrent comme encore plus déplorables. La principale est de réunir dans un groupe unique le compétent et l'incapable. Les règles de l'ancienneté sont, par exemple, une disposition favorite des syndicats. Elles mettent en pratique des salaires de restriction élevés pour les travailleurs les moins aptes et abaisse la productivité de tous. Mais elles réduisent aussi les salaires des plus capables – ceux qui doivent rester prisonniers de la progression abrutissante à l'ancienneté pour leurs promotions. Cette règle de l'ancienneté diminue aussi la mobilité des travailleurs et crée un type de servage industriel en établissant des droits acquis dans des emplois, selon le temps qu'y ont passé les employés. Cf. David McCord Wright, « Regulating Unions » in Bradley, op. cit., pp. 113-121.
67. Ceux qui étudient les syndicats ont presque toujours ignoré l'usage systématique de la violence par les syndicats. Pour une exception bienvenue, voir Sylvester Petro, Power Unlimited (New York: Ronald Press, 1959). Voir aussi F.A. Hayek, « Unions, Inflation, and Profits », op. cit., p. 47.
68. Sur la nature et les conséquences de ces divers critères de détermination des salaires, voir Ford, op. cit., pp. 85-110.
69. Voir l'excellente critique de Hutt, The Theory of Collective Bargaining, passim.
70. Sur l'effet Ricardo, voir Mises, Human Action, pp. 767-770. Voir aussi la critique détaillée de Ford, op. cit., pp. 56-66, qui montre comment les pratiques syndicales ont empêché la mécanisation, en imposant des règles du travail restrictives et en agissant rapidement pour recueillir tous les gains possibles résultant d'un nouvel équipement.

 

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