Montréal, 25 février 2007 • No 214

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

ART MODERNE: L'ÉLITE VS « LA MASSE »

 

par Gilles Guénette

 

          La semaine dernière, Espace Musique (la station de radio musicale de Radio-Canada) diffusait un concert de l’Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano, enregistré le 21 novembre 2006 à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Au programme, des extraits des Quatre saisons de Vivaldi et une « création » mondiale de Michel Longtin, ...et j'ai repris la route. J’aurais voulu voir les cotes d’écoute dégringoler à mesure que la soirée progressait. J’aurais aimé voir les visages des spectateurs alors qu’ils entendaient pour la première fois l'« oeuvre ». 

 

Antimusique

          La décision de présenter des extraits des Quatre saisons dans le cadre de cette soirée de première mondiale n’était sans doute pas anodine. On s’est probablement dit que ça allait rendre le tout plus comestible pour le public de l’OSM – public qui, après tout, est composé de « connaisseurs », mais aussi de mélomanes « ordinaires ». Les auditeurs d’Espace Musique, eux, n’avaient qu’à changer de station, s’ils n’appréciaient pas. C’est ce que j’ai fait, à mi-chemin dans l’oeuvre. On ne pourra pas dire que je n’ai pas essayé d’écouter.

          À toutes les fois que j’entends de la cacophonie à Espace Musique, je me dis: tiens, voilà une création canadienne! (avant de fermer la radio ou de mettre un cd…) Les « créateurs » contemporains d’ici comme d’ailleurs ne connaissent manifestement pas le concept de mélodie. Sans doute est-ce dépassé? Aujourd’hui, en musique contemporaine, tout n’est que bruits, ambiances et textures.

          Dans l’hebdomadaire d’information Forum de l’Université de Montréal (20 novembre 2006), on apprend que l’oeuvre en question a été commandée à Michel Longtin, professeur titulaire de composition à la Faculté de musique de l’université montréalaise, par nul autre que Kent Nagano. M. Longtin raconte qu’au cours d’une rencontre, le directeur musical de l’OSM lui a beaucoup parlé de Terry Fox. Il a donc trouvé son inspiration chez le jeune coureur unijambiste. Il l’a aussi trouvée chez Jean Vanier, fondateur de L’arche, un réseau de maisons d’accueil pour handicapés.

          Comment expliquer que l’oeuvre qui en est ressortie soit à ce point indigeste? « J’ai voulu faire un effort en changeant du tout au tout mon univers harmonique, en réinventant un langage musical, simplement pour m’obliger à me retrouver dans un autre univers, explique Longtin. Habituellement, à 60 ans, un compositeur part de ses acquis et peaufine son langage. Moi, j’ai pris le risque de balayer ça et, sur le plan harmonique, d’essayer de concevoir quelque chose de nouveau pour moi. »

          Comme c’est souvent le cas lorsqu’un artiste travaille en vase clos – c’est-à-dire, sans tenter avant tout de plaire à un éventuel public –, Longtin a conçu quelque chose pour lui avant tout. Si le prof avait tenté de plaire aux autres, il aurait sans doute laissé de côté ses expérimentations harmoniques et aurait peut-être accouché de quelque chose de plus accessible. Mais bon. On se demande après pourquoi les orchestres ont de la difficulté à renouveler ou même à rejoindre un public…

          Comment expliquer cet écart qui sépare une certaine catégorie de « créateurs » contemporains du grand public? Comment expliquer qu’un artiste comme Longtin se sente aujourd’hui justifié de proposer une telle oeuvre? John Carey y va d’une explication des plus intéressantes dans son essai The Intellectuals and the Masses: Pride and Prejudice Among the Literary Intelligentsia, 1880-1939: l’arrivée de ce que les intellectuels ont appelé « la masse » serait à l’origine de cet écart.
 

Histoire de masse

          Selon le professeur à Oxford, le mouvement moderniste anglais aura été une réponse plutôt hostile à l’arrivée massive dans la société de nouveaux lecteurs, résultat des réformes de l’éducation mises de l’avant vers la fin du 19e siècle et d’un niveau de richesse croissant. L’idée derrière le mouvement était qu’à défaut de pouvoir carrément se débarrasser de ces « nouveaux semi-éduqués », l’intelligentsia allait les exclure en créant un art beaucoup moins accessible:
 

          Bien sûr, les intellectuels ne pouvaient pas empêcher les masses d'être cultivées. Par contre, ils pouvaient les empêcher de lire la littérature en rendant celle-ci trop difficile à comprendre. Et c’est exactement ce qu'ils ont fait. Au début du vingtième siècle, on a assisté à un effort résolu, de la part de l'intelligentsia européenne, d’exclure les masses de la culture. En Angleterre, ce mouvement a été connu sous le nom de modernisme. Dans d’autres pays européens, il a reçu différents noms, mais les ingrédients de base étaient essentiellement similaires, et ils ont révolutionné les arts visuels de même que la littérature.

          M. Carey explique comment ils s’y sont pris:
 

          Le réalisme qu’on supposait que les masses appréciaient fut abandonné. Tout comme le fut la cohérence. À leur place, furent cultivées l'irrationalité et l'obscurité. […] Jusqu’à quel point ce procédé d'aliénation de l’auditoire de la masse fut délibéré demeure, bien entendu, problématique, et sans aucun doute différent d’un cas à l’autre. Mais le positionnement de l'art hors de la portée de la masse fut certainement intentionnel dans plusieurs des cas.
 

« La masse n’est en fait qu’une métaphore. Un terme qui ne sert qu’à dénigrer une partie de la société, histoire de mieux assoir sa propre supériorité. Car si on peut voir une foule, on ne peut voir la masse. »


          Ainsi, les artistes et les intellectuels se sont inventé de nouveaux langages. Des langages plus hermétiques. Plus difficiles à comprendre pour quiconque n’en possédait pas au préalable les clés. À l’aide d’un exemple, Carey explique la mécanique:
 

          Ortega y Gasset, dans La déshumanisation de l'art et Idées sur le roman, reconnait que la principale fonction de l’art moderne est effectivement de partager le public en deux classes: ceux qui le comprennent et ceux qui ne peuvent le comprendre. L’art moderne n’est pas tant impopulaire, comme il est antipopulaire. Il agit « comme un agent social, lequel sépare la masse informe des différentes castes d'hommes ». Processus qu’accueille favorablement Ortega.

          M. Carey poursuit:
 

          Par son côté aristocratique, l'art moderne oblige les masses à se reconnaître pour ce qu'elles sont: le « matériau inerte du procédé historique ». Il aide aussi l’élite, la « minorité privilégiée aux nobles sens », à se distinguer « dans l’insipide masse de la société ». Le temps viendra, Ortega prédit, quand la société se reconnaîtra elle-même dans « deux ordres ou rangs: le glorieux et le vulgaire ». L'art moderne, en démontrant que les hommes ne sont pas tous égaux, accélère ce développement historique.

          George Bernard Shaw, Ezra Pound, D.H. Lawrence, E.M. Forster, Virginia Woolf, H.G. Wells, Aldous Huxley…, John Carey donne plusieurs autres exemples de commentaires et d‘analyses d’auteurs intellectuels qui ont décrié à leur façon ce qu’ils appelaient « la masse ». Masse qui, comme le souligne Carey, n’est en fait qu’une métaphore. Un terme qui ne sert qu’à dénigrer une partie de la société, histoire de mieux assoir sa propre supériorité. Car si on peut voir une foule, on ne peut voir la masse.
 

Pourquoi?

          Mais pourquoi se donner tout se trouble? Pourquoi ne pas simplement ignorer cette masse? Pour José Ortega y Gasset, il est clair que le fort accroissement de la natalité que connaît l’Europe entre 1800 et 1914 (la population est passée de 180 à 460 millions) aura d’importantes conséquences sur l’ensemble de la société et, par le fait même, sur l’élite dont il fait partie. Le philosophe espagnol en traite dans son livre La révolte des masses. Carey résume ainsi sa position:
 

          Dans l'analyse d’Ortega, l'accroissement de la population a eu diverses conséquences. Premièrement, la surpopulation. Où que l’on regarde, il y a des gens – dans les trains, les hôtels, les cafés, les parcs, les théâtres, les cabinets de médecins, sur les plages. Deuxièmement, il ne s’agit pas d’une simple surpopulation; il s’agit d'une véritable intrusion. La foule a pris possession des lieux créés par la civilisation pour l’élite. Troisième conséquence: la dictature de la masse. Le facteur le plus déterminant dans la vie politique actuelle en Europe est l'accession complète des masses au pouvoir. Ce triomphe de « l’hyperdémocratie » a créé l'État moderne, ce qu’Ortega voit comme le danger le plus menaçant pour la civilisation. Les masses voient l'État comme une machine à produire les plaisirs matériels qu'elles désirent; cet État écrasera l'individu.

          En plus d’une perte de privilèges, l’élite voit son paysage culturel modifié par l'arrivée de cette masse:
 

          « La Loi sur l'éducation de 1871, explique [George Bernard Shaw], produisait des lecteurs qui n'avaient jamais achetés de livres auparavant, ou qui n’auraient pas pu les lire s’ils l’avaient fait. » De plus en plus, les éditeurs se rendaient compte que les gens ne voulaient pas du George Eliot, ni de l’« excessivement littéraire » Bernard Shaw, ils voulaient plutôt des récits d'aventure tels L'île au Trésor, de Stevenson, ou L'étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde. Dans cette nouvelle réalité, Shaw conclua, « qu’à titre d’intellectuel dans la fleur de l’âge, il était complètement dépassé ».

          En plus des romans, les journaux deviennent de plus en plus « populaires »:
 

          C'était pour approvisionner le public de nouveaux lecteurs de la Loi sur l'éducation que le journal populaire est né. […] Le principe de son [Lord Northclift] nouveau journalisme était « donner au public ce qu'il veut ». Pour les intellectuels, naturellement, cela semblait inquiétant. Ces derniers croient plutôt qu’il faille donner au public ce que les intellectuels veulent; voilà, de façon générale, ce qu'ils entendent par éducation. De plus, le journal populaire représentait une menace, parce qu'il créait une culture alternative qui faisait fi de l'intellectuel et qui le rendait redondant. (Mes italiques.)

          L’avènement des médias de masse – le radio, le film, les journaux de Northclift – a provoqué « un renversement des normes ». La petite minorité capable de discerner et d’apprécier l'art et la littérature se sent « accablée » et « coupée comme jamais auparavant des pouvoirs qui gouvernent le monde ». Reste à savoir comment elle s’y est prise pour s’imposer auprès de ces « pouvoirs qui règnent sur le monde » et ainsi faire en sorte qu'une culture moins accessible (plus déconnectée) devienne une importante norme en matière d’art moderne et de bon goût.
 

Valeur commerciale, nulle

          La création ...et j'ai repris la route de Michel Longtin s’inscrit dans cette mouvance historique. Le compositeur ne demande pas à la masse de comprendre son oeuvre, il ne pense même pas à elle. À part le fait que c’est elle qui paie ses salaires (de prof et de créateur), et la présentation de l’oeuvre comme telle, elle ne fait même pas partie de ses préoccupations. Il compose avant tout pour une élite. Une élite éclairée qui, elle, comprend – ou en tout cas, le prétend.

          Tout cela n’aurait sans doute aucune importance si tout ce beau monde évoluait dans un milieu entretenu par des fonds privés. Mais ce n’est pas le cas. Comme il n’y a pas un assez grand marché pour ces oeuvres songées, ces profs, artistes, intellectuels se sont tournés en masse vers l’État pour qu’il devienne leur principal marché. Et pour qu’il achète leurs oeuvres qui n’ont en fait aucune valeur commerciale.

          La masse ne comprend peut-être pas l’art moderne, mais c’est malgré tout elle qui, sans le vouloir (ou dans bien des cas, sans le savoir) lui permet d’exister. Sans la masse des contribuables, qui ne saisissent pas la profondeur abyssale de toutes ces oeuvres qu’ils paient, il n’y aurait pas de grands orchestres qui présenteraient de telles oeuvres dans de grandes salles. Et une petite élite culturelle ne pourrait se payer ses petits plaisirs, qu’elle-même ne saisit pas (ou n’apprécie pas) tout à fait.
 

 

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