Montréal, 21 octobre 2007 • No 238

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

STOCKS-OPTIONS, DÉLITS D’INITIÉS:
DE L’INCULTURE ÉCONOMIQUE
À L’INFORMATION-SPECTACLE

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Malgré les alternances politiques, il semble que le climat d’hystérie antiéconomique soit durablement installé dans l’Hexagone. On aurait pu espérer en ce domaine un changement climatique, mais la diabolisation des marchés financiers, de l’actionnaire et de la figure du manager, qui est un des symptômes les plus frappants de l’incurie économique, se porte bien. D’autant que ce refrain est aussi porté en choeur par quelques grandes personnalités de la droite française, ce qui est sans doute une des marques de la droite décomplexée « à la française »(1).

 

          Ainsi, certains parlementaires de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) proposent de taxer les stock-options pour redresser les comptes de la sécurité sociale. Comme personne ne semble admettre qu’il faut avant toute chose stopper le dérapage des dépenses, et donc s’attaquer aux causes structurelles des déficits, on cherche de nouvelles recettes, c’est-à-dire que l’on nourrit un dérapage des recettes elles-mêmes. Pourtant, l’expérience nous montre qu’un tel dérapage des recettes n’a jamais empêché le creusement du déficit et l’accumulation d’une dette qui est une véritable bombe à retardement.

          Et quoi de plus populaire, pour ne pas dire populiste, que de faire payer les riches patrons dont certains font ces jours-ci la une de scandale financier? C’est désormais un réflexe national, compréhensible de la part d’un leader de la Ligue communiste révolutionnaire pour qui un patron ou un entrepreneur ne saurait être qu’un parasite exploitant la sueur des ouvriers(2). Mais cela laisse tout de même songeur quand une telle proposition émane de grandes personnalités de l’UMP, sans doute en quête de légitimité auprès de ceux qui se sont attribués le monopole du coeur et de la morale.

          C’est à croire qu’ils ne savent pas que la banque en particulier, et la finance en général, ont été inventé pour transformer les petites gouttes improductives que sont nos épargnes individuelles, en fleuves, puis en océans, c’est-à-dire en capitaux productifs. Si chacun stérilise de son côté 1 ou 50 euros, il n’aura guère d’autres choix que de les consommer. Mais que survienne un intermédiaire avisé pour réunir ces 1 ou 50 euros issus de la poche de 20 ou 30 millions de petits épargnants, alors ils transforment ces gouttes éparses en un fleuve puissant: les capitaux. Qu’ils mettent à disposition ces capitaux à des entrepreneurs, à des managers, à des innovateurs, et ces fleuves donneront naissance à un océan.

          Jacques Marseille observe judicieusement que si l’on confisquait les salaires des patrons du CAC 40 pour redistribuer cette cagnotte aux Français les plus pauvres, chacun toucherait une fois pour toutes… 50 euros. Une goutte qui aura vite fait d’être évaporée puisqu’un ménage français dilapide cette somme en moyenne en un mois dans un bureau-tabac. Et une fois la goutte évaporée, il n’y aura plus d’océan. Certes les plus riches seront moins riches, mais les plus pauvres ne seront pas moins pauvres.

          Ainsi, une redistribution aveugle contribue à défaire le processus financier. Au lieu d’assembler les gouttes improductives pour en faire des fleuves créateurs de richesse, on revient à l’envers: on brise le fleuve, on le décompose en ses gouttes initiales pour les rendre aux petits épargnants… Chacun retrouve sa gouttelette désormais improductive.

          S’attaquer aux stock-options, c’est encore s’en prendre à ce qui se voit, à la pointe insignifiante de l’iceberg, et ne pas prendre la mesure du travail invisible – mais tellement indispensable – des marchés financiers et de leurs acteurs.

          Et croyez bien que je ne cherche pas à défendre les riches patrons. Ils n’ont pas besoin de moi et je ne suis pas de leur monde (je ne touche aucune stock-option!). De toute façon, ils auront leur armada de conseillers financiers et d’avocats d’affaires, et sauront délocaliser leur patrimoine sous des cieux plus accueillants. Et c’est bien là le problème. Je prends la défense du Français d’en bas car la fuite des capitaux, qui accompagnera nécessairement (et accompagne déjà) la saignée des managers, des innovateurs et des entreprenants, cette fuite-là est désastreuse pour la vitalité économique de notre pays, sans laquelle aucun système social ne peut tenir.

          Il y a quelques années, l’État de la Floride voulait faire payer les riches en instituant une taxe sur les bateaux de luxe. Les riches en ont-ils soufferts? Pas le moins du monde, ils ont acheté moins de bateaux ou réalisé d’autres placements. Par contre, tout l’artisanat qui prospérait autour de la fabrication et l’entretien des yachts est parti en lambeaux, mettant sur le carreau des ouvriers qui vivaient de cette activité.
 

Vent de panique autour d’un délit d’initié

          Puisque c’est d’actualité, initions-nous au « délit d’initié ». Plutôt que de répéter mécaniquement les mêmes incantations destinées à chauffer les foules, pour ensuite pouvoir brûler en toute conscience les sorcières ainsi livrées à la vindicte populaire, osons quelques questions aux perspectives vertigineuses.

          Imaginez un délit de grande vitesse, destiné à punir tout automobiliste dépassant 50 km/h sur l’autoroute. Évidemment, nous serions tous potentiellement des délinquants en grande puissance. Mais pour peu que l’on perde de vue les fondements éthiques du droit, les délits peuvent ainsi être multipliés à foison. Cela qui travaille dans l’économie parallèle est-il fondamentalement un délinquant? N’est-ce pas une réglementation trop lourde et trop rigide qui précipite certains acteurs économiques à la marge du droit. D’ailleurs, le droit du travail est tellement imposant qu’un patron de PME enfreint souvent à son insu une réglementation.

          Pour être respectée, la loi doit être respectable: c’est-à-dire claire, sans ambiguïté et conforme aux grands principes énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Par contre, une réglementation mal adaptée peut conduire à punir des gens qui seraient considérés comme innocents en d’autres contextes réglementaires. Tuer quelqu’un est, sans aucun doute possible, un délit. Toutes les grandes religions considèrent le crime comme un pêché suprême. « Tu ne tueras point. » C’est sans ambiguïté. Pourtant, il est des cas – heureusement exceptionnels – où tuer peut être inspiré par des intentions louables(3).

          Mais être « initié », il est intéressant de se demander en quoi et pourquoi est-ce devenu un délit? Ceux qui sont à l’origine de telles réglementations, destinées à moraliser les affaires, s’appuient sur une référence totalement abstraite dans laquelle les agents économiques disposeraient, tous et au même moment, de la même information. Mais si telle est la définition de l’innocence, alors nous sommes tous coupables. Car le coupable est celui qui dispose de l’information en plus, et qui de surcroit l’utilise (puisque l’information n’a de valeur que si elle aide à prendre une décision). Doublement coupable! Ce faisant, ces mêmes juristes prennent le risque de confondre un innovateur avec un monopole, celui qui découvre quelque chose avant les autres étant nécessairement le seul sur le marché qu’il vient de mettre à jour. Faut-il le condamner, punir son avance (qui n’est que la récompense d’un effort et d’un sacrifice initial) sous prétexte de permettre aux autres de le rattraper et de rendre ainsi la concurrence plus « loyale »?

          Il en va de même du délit d’initié. C’est une notion très délicate. Je ne dis pas qu’elle n’est pas justifiée. Mais elle n’est pas non plus absolument inattaquable et son application stricte pose de redoutables questions. En effet, si un dirigeant d’entreprise ou un manager ne possède pas les actions de sa propre entreprise, cela paraîtra suspect. C’est un peu comme le boucher qui ne mangerait pas la viande qu’il vend à ses clients. Mais si le dirigeant possède ses propres actions, il se met aussi dans une situation inextricable. De part sa position, il est évident qu’il aura des informations avant les autres. Et comment ne pourrait-il pas les exploiter? D’ailleurs, il ne serait pas rationnel de ne pas exploiter cet avantage car tout le jeu compétitif repose sur cette recherche d’un avantage concurrentiel, et l’avantage informationnel en fait partie.

          L’intelligence (économique) consiste précisément à savoir utiliser l’information (économique). Dans l’univers des hommes, il y a des asymétries d’information. Ce n’est pas une défaillance du marché, c’est dans la nature même des rapports humains. Suis-je bien sûr de connaitre la personne avec qui je partage ma vie depuis 20 ans ou de connaître mes propres parents? Suis-je bien sûr de me connaître moi-même? N’y a-t-il pas, monsieur Freud, asymétrie d’information entre ma conscience et mon subconscient?

          Les journalistes s’en donnent à coeur joie sur ces affaires de délit d’initiés. Mais un journaliste n’est-il pas lui-même à la recherche du scoop, c’est-à-dire qu’il cherche à exploiter une information qui a une grande valeur précisément parce qu’il sera le premier à la diffuser? Un médecin qui connait de l’intérieur un hôpital détient une information que le grand public ne peut pas obtenir. C’est normal du fait même de sa position. Il n’y peut rien. Et il sera ainsi en mesure de conseiller ses proches ou ceux qui veulent bien l’entendre, leur recommandant tel service ou leur disant d’éviter tel praticien.

          Il en est de même d’un professeur d’université (ou de n’importe quelle profession). Voyant l’envers du décor, il sera en mesure de mieux veiller à l’orientation de ses propres enfants. À ce propos, un grand nombre d’universitaires, qui se font d’ardents défenseurs du secteur public, inscrivent leurs enfants dans des établissements privés. Seraient-ils initiés à une information qui échappe au grand public? Mais alors, c’est un délit d’initié massif!

          Le délit d’initié (tout comme les lois anti-trust) s’appuie sur la référence à un monde abstrait de « concurrence pure et parfaite », dans lequel tout le monde partagerait la même information (information parfaite) et d’où seraient exclus tous les innovateurs (car les innovateurs ont tendance à protéger leurs informations). En bref, cette vision statique de la concurrence, qui inspire une grande partie de la législation moderne, n’a rien à voir avec la réalité du monde économique ouvert, évolutif et compétitif dans lequel nous vivons tous.

          S’il y a des gens qui volent, à quelque niveau que ce soit, qu’ils soient châtiés dans la mesure où ils ont commis des malversations, dans la mesure où ils ont commis des fautes sans ambiguïté. Si les patrons d’EADS ont commis une faute, elle est avant tout morale: ils se sont comportés comme de mauvais patrons, sans aucun esprit de solidarité pour l’entreprise. Mais est-ce étonnant de la part de patrons français qui ressemblent bien plus à des énarques entretenant des relations dangereuses avec le pouvoir qu’à des entrepreneurs qui sont partis de rien pour construire un empire qu'ils ont la responsabilité de gérer et de transmettre aux générations futures?

          EADS est encore un montage politico-industriel qui a peu de chose à voir avec l’esprit du capitalisme. Mais ce n’est pas un crime que d’être un mauvais patron, ou un mauvais salarié. C’est regrettable certes! D’autant que les déboires de l’entreprise EADS étaient un secret de polichinelle. Les retards dans les délais de livraison étaient connus du grand public. Le plus étonnant est que cette information connue ne fut pas intégrée dans les cotations des actions, ce qui témoigne plus d’une inefficience de nos marchés financiers que d’une malhonnêteté des patrons incriminés.
 

« Un grand nombre d’universitaires, qui se font d’ardents défenseurs du secteur public, inscrivent leurs enfants dans des établissements privés. Seraient-ils initiés à une information qui échappe au grand public? Mais alors, c’est un délit d’initié massif! »


          Il y a donc des « délits » ambigus, qui ne sont des fautes que d’un certain point de vue. Quelle est la pertinence et la légitimité de certaines réglementations qui font de nous tous des délinquants potentiels? Si nous ne regardons pas ce problème en face, ces réglementations vont devenir envahissantes et terrorisantes au point que l’activité économique elle-même sera devenue suspecte.
 

La perspective de l’actionnaire

          En matière économique, tout dépend de quel point de vue l’on se place. Les exemples sont nombreux. Le président de la république s’en prend par exemple à l’euro fort. Mais si un euro fort fait le malheur des exportateurs (en tout cas, les exportateurs allemands se portent bien), il fait aussi le bonheur des importateurs. De la même manière, certains analystes financiers présentent la baisse des prix de l’immobilier (ou le ralentissement de la hausse) comme une catastrophe. Sans doute ont-ils adopté le point de vue des vendeurs, mais si vous êtes acheteurs, c’est plutôt une bonne nouvelle. D’autant que si le prix de l’actif baisse, son rendement va augmenter. D’une manière générale, sur un marché, il y a des offreurs d’un côté et des demandeurs de l’autre côté. Tout mouvement de prix, quelque soit le sens, chagrinera les uns au même moment qu’il enchantera les autres.

          Michelin aimait à dire que l’entreprise doit satisfaire ses trois partenaires que sont les clients, les salariés et les actionnaires car si un des partenaires se retirent, c’est l’entreprise qui se casse la figure.

          L’essentiel des commentaires de l’affaire EADS révèle un parti pris consistant à fustiger presque par principe le point de vue de l’actionnaire pour prendre celui du salarié, comme si le point de vue de l’actionnaire était forcément mauvais et que celui du salarié était par nature bon. Pourtant, cette perspective n’est pas plus légitime qu’une autre d’autant que le bon manager doit prendre en compte les trois perspectives: celle du client, celle de l’actionnaire et celle du salarié. Par exemple, l’actionnaire n’est pas responsable des retards de délais de livraison de l’entreprise dans laquelle il a engagé des fonds. Au contraire, en engageant des fonds, il témoigne d’une confiance que l’entreprise ne mérite pas toujours. En ce cas, il prend le risque de subir une perte. Il est normal que l’actionnaire puisse alors de désengager, justement pour protéger le capital qu’on lui a confié. Le fait que l’on n’écoute que le point de vue du salarié n’est pas une présentation objective des choses, mais s’inscrit dans le cadre d’une présentation émotionnelle de l’information économique qui a peu de chose à voir avec l’analyse rigoureuse des faits.

          Imaginons une entreprise constamment paralysée par des mouvements sociaux à l’instar de la SNCM. Si le manager ne parvient pas à mettre de l’ordre dans l’entreprise au risque de perdre des clients, les actionnaires finissent par se retirer, ce qui est sain et normal. Il faut pouvoir sauver le capital qui pourra ainsi être investi dans des entreprises plus dynamiques. Alors les salariés vont s’en prendre à la tyrannie du capital, fustigeant l’infidélité des actionnaires. Mais finalement, à qui la faute?

          Reconsidérons donc l’affaire EADS du point de vue de l’actionnaire. Bercy affirme s’être bien comporté: en gardant les actions EADS, il aurait affiché ainsi sa « fidélité » à l’entreprise. Pourtant, je ne suis pas sûr que l'État se soit si bien comporté dans cette affaire. Car l’État est ici un actionnaire. Or, l’actionnaire doit-il être fidèle à l’entreprise même si celle-ci se comporte mal, même si elle est mal gérée? L’actionnaire ne doit-il pas être fidèle aux engagements qu’il a pris vis-à-vis de ceux qui lui ont confié son épargne (qui sont les ménages en tant qu’épargnants ou futurs retraités)? Quand on endosse le rôle d’un actionnaire, on doit adopter le point de vue de l’actionnaire. Et on ne peut pas demander à l’actionnaire d’adopter le point de vue du salarié. Ce n’est pas la confusion des perspectives qui permet le management de l’entreprise, mais leur articulation, à condition que chacun joue pleinement son rôle.

          D’ailleurs, poussons plus loin encore l’interrogation. L’État a-t-il à disposer du produit de nos impôts pour rentrer dans le conseil d’administration d’une entreprise qui évolue dans le secteur concurrentiel? Est-ce là son rôle fondamental et légitime? D’une certaine manière, il joue en bourse avec l’argent du contribuable… et non seulement il joue en bourse, mais en plus il joue mal!

          L'État détient, avec l'argent des contribuables français, un stock d'actions dont il sait par ailleurs que la valeur va baisser. En tant qu'actionnaire, soucieux de conserver la valeur du capital que les épargnant (ici plutôt les contribuables) lui ont confié, il aurait dû liquider ses actions et, avec les sommes ainsi encaissées, acheter des actions d'une entreprise dont il pense que la valeur va augmenter. C’est la seule manière de préserver le capital (qui est dans ce cas de l’argent public).

          Si l’on considère le point de vue de l'épargnant (que sous sommes tous à divers degrés), son souci est de préserver (au moins) et de faire fructifier (au mieux) son épargne. Il le confie pour cela à des professionnels. Ces professionnels à leur tour prennent des positions, notamment en achetant des actions. Ils deviennent ainsi des actionnaires. De ce point de vue, les actionnaires sont des intermédiaires et des représentants.

          Considérons maintenant le point de vue de l’entreprise. Une entreprise entre en bourse pour aller chercher des capitaux. Elle va faire son marché sur les marchés financiers en quelque sorte comme elle ira sur le marché du travail pour trouver des salariés. La mise en vente d’actions permet d’attirer l’épargne tandis que les achats d'actions (lors de la première introduction) permettent de financer l'investissement. Lors de l’introduction en bourse, si toutes les actions sont vendues, les capitaux sont donc entrés une fois pour toutes dans l’entreprise. Cet apport de capitaux lui permettra de financer l’investissement pour lequel l’entreprise était précisément à la recherche des capitaux.

          Intéressons-nous maintenant à ces actions. Celles-ci peuvent à tout moment être revendues et changer ainsi de propriétaires. Elles vont changer de mains. Le fait que les actions changent de mains importe peu du point de vue de l’entreprise qui a financé son investissement. Elle devra toujours distribuer des dividendes aux détenteurs des actions, même si les détenteurs ont changé de visage.

          Par contre, ce qui importe pour l’actionnaire, c'est la possibilité de revendre et d'acheter les actions, ce qui exerce une sorte de pression sur les managers des entreprises. Il serait même dangereux que l’actionnaire soit lié – attaché – à l’entreprise. En effet, si un manager gère une entreprise dont l'actionnaire principal dit par avance « quoi que vous fassiez, je ne revendrais jamais les actions, je vous suis fidèle », on ouvre ainsi la porte à la mauvaise gestion, en accroissant le risque d’avoir un mauvais management. C'est comme si je pouvais me permettre de ne pas payer mon salarié tout en l’obligeant à venir travailler pour moi. Or, il en est du capital comme du travail: il faut le rémunérer. Et s’il peut trouver mieux ailleurs, il ira ailleurs, et il doit pouvoir aller ailleurs.
 

L’art subtil du management ou la difficile articulation des perspectives

          Si une entreprise ne distribue pas de dividendes à ses actionnaires, et si les actionnaires sont déçus par cette non-distribution, ils peuvent revendre les actions pour acquérir des actions d'une autre entreprise qui distribue du dividende. C’est pourquoi la politique de communication vis-à-vis des actionnaires est importante. Un manager doit expliquer pourquoi il ne distribue pas les dividendes: est-ce parce que l’entreprise ne réalise plus de bénéfices parce que son marché est en récession, ou est-ce parce qu’elle a réinvesti ses bénéfices dans la recherche ou dans l’investissement parce que son marché est en croissance? Ce n’est pas la même chose. Il faut donc sans cesse l’expliquer aux actionnaires. Ils ne sont pas forcément infidèles et volages; mais en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, ils ne sont pas a priori fidèles.

          Tout comme les clients! La fidélité (des actionnaires, des clients ou des salariés) se conquiert comme la confiance, mais elle ne peut s’imposer a priori. Comme dans un pacs, personne ne veut se lier les mains à vie.

          Bien sûr, sur le long terme, les actionnaires, les clients et les salariés restent fidèles aux entreprises les plus performantes, car celles-ci distribueront des dividendes (aux actionnaires), offriront les meilleurs produits (aux clients) et proposeront de meilleurs salaires (aux salariés). Telle est la récompense d’une fidélité éprouvée. Mais la fidélité ne peut être décrétée par la loi.

          C'est ainsi que les marchés financiers contribuent à une allocation la plus efficiente possible du capital. Sachant que les actionnaires ne sont pas obligés de garder les actions de l’entreprise, que le souci des grands investisseurs (comme les fonds de pension) est d’abord de préserver les intérêts de ceux qui leur confient leur épargne, et que cette épargne peut à tout moment être convertie en n’importe quelle action (ou tout autres actifs), il revient alors au (bon) manager de tout faire pour inspirer la confiance de ses actionnaires.

          On ne demande pas aux actionnaires d’être fidèles aux entreprises dans lesquelles ils prennent des participations, mais d’être fidèles aux épargnants dont ils gèrent le capital. Bien sûr, de la même manière qu’un propriétaire préfère conserver un locataire sérieux qui paie son loyer et prend soin de l’appartement qu’il loue, un actionnaire préfère rester dans une entreprise bien gérée, qui paie régulièrement des dividendes. Mais on ne connait jamais la perle rare par avance. C’est pourquoi tous les agents économiques – clients, salariés et actionnaires – doivent pouvoir rester libres d’entrer et de sortir de leur marché.
 

Retour sur l’affaire EADS

          Nous pouvons maintenant jeter un regard différent sur le comportement dit « exemplaire » de l’État dans l’affaire EADS. L’État a placé 100 x dans EADS. Il a une information qui lui permet de penser que ces 100 x vont devenir 80 x ou 50 x, et il ne fait rien. Sans doute, en tant que ministre de l’Économie et représentant de l’État, M. Thierry Breton n’a pas vendu les actions EADS, croyant ainsi bien faire et revendiquant par là un comportement exemplaire. Son comportement est exemplaire dans le sens où il dit certainement la vérité. Mais cette vérité n’est pas exemplaire. Car s’il avait possédé des actions EADS à titre privé, les aurait-il conservés au risque de mettre en danger son épargne privée?

          L’État ne peut être ni un bon actionnaire, ni un bon gestionnaire d’entreprise. Tel n’est pas son rôle. Il n’a donc aucune légitimité à piloter des entreprises évoluant dans le secteur concurrentiel. L’État joue ainsi avec l'argent du contribuable, sans aucune obligation de résultat. C’est presque un détournement de fonds publics: l’argent prélevé chez le contribuable (gagné durement à la sueur de son front) a vocation à financer les biens et services publics (dont certains manquent cruellement de moyens comme la justice ou la police), et non pas à prendre des participations dans des entreprises au nom d’une conception dépassée de la politique industrielle. C’est aux clients (satisfaits) et aux actionnaires (satisfaits) de le faire.

          Un fonds de pension doit rendre des comptes à ses clients qui sont des épargnants (et de futurs retraités), lesquels ont signés un contrat sur la base d'un rendement attendu. Par ce contrat, l’épargnant s’engage à apporter une certaine somme chaque mois tandis que le fonds s’engage à produire un rendement à partir de ce capital accumulé. Ainsi, si je confie 100 x à un fonds de pension, il lui revient de placer ses 100 x de telle sorte qu'ils capitalisent, qu'ils produisent des petits afin de pouvoir financer mes futures pensions de retraités. La structure et la composition en actions, c'est le problème (technique) du professionnel à qui j’ai confié mon épargne et dont il est responsable. Si le portefeuille inclut une ligne d’actions EADS, pourquoi pas? En signant le contrat, je suis censé faire confiance au professionnel qui place mon argent et dont c’est le métier. Mais s'il dispose d'une information qui lui laisse penser que la valeur des actions EADS va baisser, j'attends du professionnel qu'il exploite au mieux cette information. Ce qui m’importe en tant qu’épargnant, c’est la préservation (au minimum) de mon capital. Je compte sur mes retraites demain, et je n’ai guère envie que mon épargne soit bloquée dans une entreprise qui prendrait le chemin de la faillite.

          Tel est le rôle normal des actionnaires: ils doivent la fidélité à ceux dont ils sont les représentants, c’est-à-dire finalement nous-mêmes en tant qu’épargnants.

          Mais il faut toujours avoir en tête que c’est bien le ménage qui est à la source de ces perspectives différentes et contrastées dans le sens où nous sommes tous, tour à tour, salariés (pour percevoir notre revenu), clients (lorsque nous dépensons notre revenu) et épargnants (lorsque nous en épargnons une partie).

          Il revient donc au conseil d'administration (et non au législateur) de mettre en place les règles de gouvernance de l’entreprise permettant de fidéliser les actionnaires, et aussi d'attirer les meilleurs managers, les salariés les plus motivés... etc., et aussi les meilleurs clients, toutes choses qui peuvent difficilement faire l’objet d’une réglementation a priori. C’est bien l’art délicat du management de l’entreprise. Si les managers d’entreprise n’ont pas de compétence à gouverner un pays, les ministres et les responsables politiques n’ont pas plus de compétences, ni de légitimité, à s’ingérer dans le gouvernement des entreprises.

 

1. La droite peut enfin tenir un discours de gauche sans aucun complexe en ces temps d'ouverture.
2. À ce propos, je ne saurais trop vous recommander la lecture du nouveau livre d'Eric Brunet, Être riche, un tabou français, Albin Michel, Paris 2007.
3. Que penser du rebelle qui cherche à tuer un dictateur ou un tortionnaire, ou du résistant qui tente de tuer Hitler, ou de ce vieillard désespéré qui aide son épouse, condamnée par la maladie d'Alzheimer, à mourir?