Montréal, 9 décembre 2007 • No 245

 

OPINION

 

Mathieu Bréard habite à Montréal.

 
 

LA CARTE D’IDENTITÉ NATIONALE
MADE IN USA

 

« Vous ne possédez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne. »

 

-George Orwell (1903-1950)

 
 

par Mathieu Bréard

 

          Un citoyen circule paisiblement sur la rue lorsque soudainement arrivent à sa hauteur des agents du gouvernement: « Qui êtes-vous? Où allez-vous? Montrez-moi vos papiers? Êtes-vous autorisé à circuler ici? Un instant, nous allons vérifier votre numéro d’identification. Il semble y avoir une erreur dans votre dossier. Veuillez nous suivre. » Il ne s’agit pas d’un extrait du tout dernier film à la mode ou encore d’un reportage sur l’Allemagne Nazie des années 1930, mais bien ce qui pourrait être le nouveau cauchemar de l’Amérique moderne.

 

          En mai 2008, le Real ID Act adopté en 2005(1) par le gouvernement américain, obligera l’ensemble des États à uniformiser leur politique sur l’émission des permis de conduire selon de nouvelles normes de sécurité. Nul ne pourra prendre un avion, occuper un emploi, ouvrir un compte bancaire ou encore faire du commerce sans s’y conformer. Toutes les bases de données du pays seront centralisées et interconnectées entre elles. Une manne de renseignements confidentiels seront accessibles aux fonctionnaires. Cette manoeuvre législative introduit de facto la carte d’identité nationale, véritable passeport intérieur vivement décrié par les groupes de défense des droits civiques, dont le Privacy Rights Clearinghouse qui aide annuellement des milliers de victimes de vol d’identité.
 

De la méfiance à la capitulation?

          Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les Américains se sont toujours montrés méfiants et farouchement opposés à l’implantation d’une carte d’identité nationale. À peine le numéro de sécurité sociale (SSN) faisait-il son apparition au début des années 1930 que toute tentative pour des applications plus poussées était systématiquement rejetée. En 1973, un comité consultatif sur les systèmes automatisés des ministères de la Santé et de l’Éducation(2) a conclu qu’un dossier national sur chaque citoyen était une mesure abusive et inappropriée. On ajouta qu’il ne pouvait y avoir un système de données dont l’existence soit gardée secrète puisque chaque citoyen devait savoir quels renseignements le concernant étaient recueillis et comment ils étaient utilisés; il devait exister un moyen d’empêcher que les informations obtenues soient utilisées à d’autres fins sans son consentement et finalement, qu’il puisse demander de modifier ou corriger des renseignements erronés qui se trouvent dans un registre.

          En 1974, le Privacy Act (93-589) imposa des restrictions sévères aux organismes publics sur le partage de données privées et le droit pour le citoyen de poursuivre devant les tribunaux le gouvernement lorsque cette disposition est violée(3). En 1976, la Federal Advisory Commission on False Identification (FACFI) rejette l’idée de la carte d’identité nationale. Un des motifs de ce refus est qu’elle représente une invasion de la vie privée et que les données requises pour sa mise en place ouvrent la porte à des abus tant de la part du gouvernement fédéral que d’organisations criminelles.

          Si le président démocrate Bill Clinton ouvre une brèche en 1993 en proposant une carte nationale de santé, il est rapidement rabroué par un fort vent de contestation en provenance de la population. Ce paysage change brusquement avec les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Le climat de peur et l’hystérie collective qui se propagent au sein de la population est aussitôt récupéré et exploité pour mieux vendre toute une quincaillerie électronique qui sera le gage, nous dit-on, d’une plus grande sécurité. Au diable les libertés individuelles. Aujourd’hui, tout le monde est suspect et doit être placé sous surveillance préventive. La présomption d’innocence n’existe plus.

          Le ton sera donné lorsque Larry Ellison, patron de l’entreprise Oracle suggère de fournir gratuitement au gouvernement toute la technologie nécessaire pour créer une carte intelligente pour chaque résident permanent aux États-Unis(4). Il n’en fallut pas moins pour donner des idées saugrenues à certains politiciens en poste à Washington. Brian McCollum, représentant républicain de la Floride, propose le projet de loi H.R. 231 afin de modifier la carte d’assurance sociale et lui intégrer une photo. Et pourquoi s’arrêter là?, s’est empressée d’ajouter la sénatrice démocrate de Californie Dianne Feinstein, qui suggère en plus une bande magnétique pour y insérer un enregistrement de la voix, un modèle de la rétine et des empreintes digitales. Le tout accompagné d’une autorisation électronique pour avoir le droit de travailler sur le territoire des États-Unis. Bien sûr, tout ceci est encore embryonnaire, mais si le Congrès s’était montré méfiant face à ce genre de politique, l’adoption du Real ID Act ouvre la porte à la création d’un État policier.
 

Terrorisme, discrimination et immigration

          Cette loi est inconstitutionnelle, un envahissement du gouvernement fédéral dans les champs de compétences des États. On demande aux cinquante législatures de mobiliser des ressources tant humaines que matérielles afin d’être en quelque sorte des valets au service de Washington, ce qui viole le principe du fédéralisme américain qui figure dans le 10e amendement de la constitution(5).
 

« Aujourd’hui, tout le monde est suspect et doit être placé sous surveillance préventive. La présomption d’innocence n’existe plus. »


          Si la pièce maîtresse du Real ID Act est la lutte contre le terrorisme, ses défenseurs ont bien du mal à justifier les raisons d'apposer un code-barres virtuel sur l’ensemble des habitants des États-Unis. Une organisation structurée comme Al Qaeda capable de planifier la logistique nécessaire à une opération suicide incluant le détournement d’avions commerciaux n’aura aucun mal à produire de fausses pièces d’identité. Et puis, il n’y a aucune raison de penser que les terroristes ne puissent pas obtenir des documents d’identification par des voies légales. Après tout, les individus impliqués dans les attentats du 11 septembre 2001 étaient entrés légalement aux États-Unis. Deux d’entre eux avaient même soudoyé un fonctionnaire de la Virginie pour obtenir un permis de conduire valide. Aucune carte d’identification nationale ne pourra jamais présumer des intentions criminelles d’un citoyen et encore moins de visiteurs étrangers.

          Si le Real ID Act permet au ministère de la Sécurité intérieure (Homeland Security) de contourner les procédures légales pour accélérer la construction du mur le long de la frontière mexicaine, elle confère surtout aux agents en charge de l’émission des permis de conduire des pouvoirs discrétionnaires étendus, dont celui de déterminer qui parmi les immigrants et les résidents permanents sera autorisé à renouveler ou recevoir un permis. Ces employés devront passer des jugements difficiles et subtils à propos de questions complexes qu’ils ne maîtrisent pas. L’expérience démontre que les cas de discrimination sur la base de la couleur de la peau, l’accent, la tenue vestimentaire et l’incapacité à s’exprimer en anglais augmentent dans ce genre de contexte. Et ce n’est certainement pas le rôle d’un organisme d’État chargé d'émettre des permis pour véhicules automobiles de devenir une branche du ministère de l’Immigration fédéral.

Un cauchemar bureaucratique

          Personne ne s’entend sur ce qu’il en coûtera aux contribuables américains pour mettre sur pied ce gigantesque monstre. Nous pouvons nous attendre à ce que les chiffres avancés par le gouvernement ne soient que pure spéculation et qu’il y ait des dépassements de coûts majeurs – coûts qui devront être épongés, entre autres, par de nouveaux impôts et des taxes supplémentaires sur les permis de conduire. Selon la National Conference of State Legislatures, le coût pour les États sera de plus de 11 milliards de dollars sur cinq ans(6). Dans le seul État du Texas, 142,6 millions $ ont été déboursés uniquement en frais de démarrage avec des dépenses annuelles de 67 millions $. Et tout ceci ne pourrait être que la pointe de l’iceberg, si l'on considère les risques potentiels de cafouillages administratifs:
 

1) La mise en place d’une immense base de données interétatiques nécessitera l’embauche de milliers de nouveaux fonctionnaires simplement pour en assurer la maintenance et le fonctionnement au quotidien. Prenons simplement la vérification des certificats de naissance. Il y a plus de 6000 juridictions différentes et certains documents ne sont même pas inscrits sur un support informatique.

2) La centralisation et la numérisation d’autant de renseignements privés dans une seule et même base de données ouvre la porte au vol d’identité tant de l’extérieur qu’au sein même de l’appareil gouvernemental. En 1995, plus de 500 employés de l’Internal Revenu Service ont illégalement pigé dans les dossiers fiscaux de milliers d’Américains (voir le Identity Theft Survey Report préparé par la Federal Trade Commission, septembre 2003).

3) La fréquence des erreurs dans la base de données obligera de simples citoyens à se perdre dans les méandres de la bureaucratie simplement pour tenter de régulariser leur dossier. L’État de l’Alabama dans le cadre de son projet-pilote nous offre un avant-goût de ce genre de dérive(7).

4) Cette base de données ouvre la voie à la vente par l’État de renseignements confidentiels à des intérêts privés. Déjà l’industrie fabrique des dossiers sur des citoyens en utilisant un large éventail de ressources. Certaines entreprises seraient bien intéressées à coopérer plus étroitement avec le gouvernement afin d’obtenir par exemple de l’information plus personnalisée sur les travailleurs.

          Alors que réserve l’avenir? Rien de bien rassurant, car lorsque le système du Real ID Act sera bien implanté, il risque de croître rapidement et sera utilisé pour une multitude d’applications. La base de données contiendra des renseignements détaillés sur les préférences religieuses, politiques et financières, sur la possession d’armes à feu, le statut social, les dossiers médicaux, les antécédents en matière de conduite, l’évaluation de crédit, la situation matrimoniale et bien d’autres choses. Le gouvernement fédéral a déjà beaucoup trop de contrôle sur la vie privée et les libertés individuelles des citoyens américains. Ces derniers n’ont pas besoin d’être traités comme de vulgaires numéros au sein d’un système dont les dérapages et les abus les toucheront directement.

 

1. Elle a été glissée discrètement à l’intérieur de la loi (PL 109-13) qui accorde 82 milliards $ supplémentaires pour la défense, la guerre contre le terrorisme et les victimes de l’ouragan Katrina. Il s’agit de ce genre de législation que l’écrivaine Claire Wolfe appelle « Land-Mine Legislation ».
2. Secretary’s Advisory Committee on Automated Personal Data Systems, « Records, Computer and the Rights of Citizens », juillet 1973.
3. The Privacy Act of 1974.
4. Sumner Lemon, « U.S. Recovery: Ellison Offers Free Software for National ID Card », InfoWorld, 24 septembre 2001.
5. Voir United States Supreme Court in New York v. United States, 488 U.S. 1041 (1992), United States v. Lopez, 514 U.S. 549 (1995) et Printz v. United States, 521 U.S. 898 (1997).
6. National Governors Association, National Conference of State legislatures & American Association of Motor Vehicle Administrators, « The Real ID Act: National Impact Analysis », septembre 2006.
7. Voir Mark Harisson, « License Confusion Possible », The Times-Journal, 1er octobre 2005.

Suggestions de Vidéos

1. New Hampshire Real ID Protest / 2. CNN Report on Real ID / 3. Real ID – A real Nightmare
 

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