Montréal, 16 décembre 2007 • No 246

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

L'EURO: DE L'INFLATION MONÉTAIRE À L'INFLATION DES PRÉLÈVEMENTS

 

« Chez les Français depuis Charlemagne, et chez les Anglais, depuis Guillaume le Conquérant, la proportion entre la livre, le shilling et le denier ou le penny, paraît avoir été uniformément la même jusqu'à présent. Quoique la valeur de chacun ait beaucoup varié; car je crois que, dans tous les pays du monde, la cupidité et l'injustice des princes et des gouvernements, abusant de la confiance des sujets, ont diminué par degrés la quantité réelle du métal qui avait été d'abord contenue dans les monnaies. »

 

Extrait de La Richesse des nations – Adam Smith

 
 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Les hommes politiques ont la faculté de s’en prendre aux créations qui leur échappent. Le débat autour de l’euro est bien révélateur: l’ensemble de la classe politique nous a quasiment imposé d’adopter une monnaie unique (au lieu d’une monnaie commune) à l’occasion du traité négocié à Maastricht; et voilà maintenant que la Banque centrale européenne est l’objet de toutes les crispations et de toutes les furies. Mais le mal est fait dès le XIXe siècle avec l’invention des banques centrales qui fut une véritable nationalisation d’une découverte fantastique et fondamentale pour le développement économique: la monnaie.

 

          Dans ce domaine, les économistes soucieux de plaire au pouvoir se sont empressés de fabriquer des théories démontrant qu’il appartenait à l’État de maîtriser la masse monétaire en vue d’influencer la conjoncture sous le prétexte usé que la monnaie n’était pas un bien comme les autres. Depuis que Keynes a donné ses lettres de noblesse à la politique monétaire, tous les gouvernements du monde ont fait de l’émission monétaire un symbole du pouvoir politique et de l’identité nationale. De ce point de vue, la zone euro est dans une situation étrange: la zone de circulation de l’euro ne correspond pas à un territoire politique intégré alors même que la notion d’identité nationale à l’échelle européenne est plutôt problématique.

          Les hommes politiques qui ont fait Maastricht ont mis au monde une créature étrange. Mais ce n’est pas en reprenant le contrôle de la Banque centrale européenne que nos problèmes seront résolus (d’ailleurs, quel gouvernement va dicter ses choix à la BCE?). En ce domaine aussi, il appartient aux constructivistes (car l’euro est une construction européenne bureaucratique) et aux interventionnistes de droite comme de gauche d’apporter la charge de la preuve. La preuve qu’un gouvernement est en mesure de contrôler la masse monétaire alors que les experts ne parviennent pas à mesurer précisément cette masse monétaire; la preuve qu’un contrôle leur permet d’influencer la conjoncture alors que les théoriciens ne sont pas d’accord sur les rapports interagissant entre l’activité économique réelle et la quantité de monnaie; la preuve aussi qu’en ce domaine, le monopole d’émission imposé par une banque centrale est plus efficace que la concurrence monétaire que l’arrivée des banques centrales a supprimé.

          S’il fallait appliquer le principe de précaution, et dans la mesure où cette preuve n’est pas apportée par ceux qui ont la volonté de diriger, réguler et contrôler, alors mieux vaut ne pas s’immiscer dans les affaires monétaires. Mais le mal est fait depuis plus d’un siècle. Dans ce contexte où l’existence des banques centrales est une donnée incontournable (mais sans doute pas définitive), l’indépendance de la BCE est sans doute un moindre mal.
 

La monnaie: un bien comme un autre?

          L’histoire monétaire est passionnante pour qui sait voir au-delà des aspects purement techniques et quantitatifs. La question de la mesure plus ou moins précise des différents agrégats monétaires (M1, M2, M3 ou L) ne doit pas nous occulter l’essentiel. Car l’histoire de la monnaie raconte un combat millénaire: le combat incessant entre le pouvoir et la société civile, c’est-à-dire l’affrontement permanent entre le pouvoir politique d’un côté qui cherche à contrôler l’économie (et donc les acteurs de l’économie) et l’économie qui, de l’autre côté, finit toujours par se rebeller en mettant en oeuvre un puissant processus de libération dont la motivation est puisée au coeur même des aspirations individuelles.

          La monnaie constitue, comme la roue et l’écriture, une des innovations les plus fondamentales de l’homme, qui lui a permis d’accéder à la civilisation et à la prospérité. Si la roue a permis de faciliter le déplacement physique des hommes et des marchandises, la monnaie a permis de faciliter la comparaison et le transfert des valeurs, autorisant le déplacement économique des marchandises. De ce point de vue, la monnaie est antérieure au pouvoir politique. Elle existe depuis que les hommes font du commerce. Elle permet de transcender les frontières. À ce titre, elle constitue un progrès radical dans le sens où elle permet d’échapper aux contraintes du troc, notamment aux contraintes liantes de l’échange bilatéral. En permettant une multilatéralisation des échanges, la monnaie augmente considérablement l’espace des échanges, et donc le gain de l’échange pour ses participants.

          Très tôt aussi, les États ont cherché à s’approprier la monnaie, comprenant son rôle structurant dans l’économie, pour en faire un instrument de la souveraineté nationale et de contrôle social. Celui qui avait prétention à réguler, sinon contrôler, l’économie se devait d’en maîtriser sa monnaie. Lénine a compris que pour faire tomber le système capitaliste, il fallait pervertir sa monnaie qui est comme le sang qui circule dans tout le corps économique et social.

          Deux tendances n’ont alors cessé de s’affronter:
 

• d’une part, la tendance à s’affranchir des contraintes et des contrôles par l’innovation monétaire;
• d’autre part, la tendance à imposer les contraintes administratives (en réponse aux innovations monétaires et bancaires) par le pouvoir en place sous la forme d’un contrôle accru du système monétaire.

          À titre d’illustration, dans le cadre d’un système bancaire soumis au contrôle d’une banque centrale, toute opération de crédit réalisée par une banque oblige cette banque à se refinancer auprès de la Banque centrale dans la mesure où une partie de la monnaie scripturale créée par la banque sera, un moment ou un autre, convertie en monnaie centrale (les billets de banque sont les billets de la Banque centrale). Les cartes de crédit sont une innovation permettant d’effectuer directement des paiements sans avoir à utiliser des billets de banque. De ce point de vue, l’innovation permet d’échapper, en le contournant, au monopole d’émission imposé par l’État puisqu’elle permet de diminuer le besoin de liquidité. En riposte, l’État peut décider d’accroître le taux des réserves obligatoires pour contraindre les banques à conserver des billets de banque même s’ils ne sont plus l’objet d’une demande (demande de monnaie centrale) par les acteurs de l’économie. Ainsi, quand l’innovation bancaire et financière permet de diminuer la demande réelle de monnaie, ce qui permet d’économiser la « matière première » de l’industrie bancaire et financière (et toutes les innovations ont vocation à diminuer la consommation des matières premières), l’État prend des mesures visant à gonfler artificiellement cette demande de monnaie.

          Car il faut bien comprendre que toutes les innovations qui permettent aux acteurs d’effectuer leurs transactions sans avoir à utiliser de la monnaie centrale rendent de plus en plus inutile la Banque centrale elle-même. À l’heure de la monnaie électronique, alors même que la notion de « masse » monétaire devient de plus en plus virtuelle, l’existence même des Banques centrales est comme le vestige d’une époque révolue.
 

L’appropriation politique

          Pendant des siècles, les agents de l’économie réalisaient leur transaction avec une monnaie métallique. Pour de nombreuses raisons, l’or fut le plus souvent la référence ultime en ce domaine. Sous la monarchie, le pouvoir royal manifestait déjà sa volonté de dominer la monnaie. Certes, le pouvoir politique n’était pas assez fort pour pouvoir créer de l’or ex nihilo, même si la quête de la pierre philosophale fut l’obsession constante des monarques durant plusieurs siècles. De nombreux rois se sont entourés d’alchimistes plus ou moins éclairés qui avaient la prétention de transformer le plomb en or. Mais la nature fut plus coriace en ce domaine que le génie humain: la contrainte métallique était incontournable. On ne manipule pas aisément la quantité d’or. C’est ce qui donna sans doute à l’or son statut d’étalon monétaire.

          Alors les rois ont marqué leur effigie sur certaines pièces d’or, comme un propriétaire marque ses chevaux, donnant naissance à la monnaie officielle (Louis d’or). Ce fut une première étape dans le processus lent d’appropriation par le pouvoir politique de la monnaie qui était à l’origine un bien privé. La monnaie était un bien privé inventé et utilisé par les agents de l’économie en raison des services qu’il était de nature à rendre. Autrement dit, les agents avaient confiance dans la monnaie métallique en raison de sa valeur intrinsèque directement observable (poids en or), et non en raison de l’effigie royale.

          Pour bien suivre le raisonnement, il faut comprendre pourquoi les gouvernements se sont tellement intéressés à la monnaie, ne pouvant la laisser exister en tant que bien privé. Avec la monnaie métallique, on comprend facilement qu’il n’est pas aisé de décréter une modification de la masse monétaire. La contrainte métallique s’impose d’elle-même comme un carcan incontournable. Ce n’est pas un problème (et c’est même une qualité précieuse) pour les agents de l’économie; c’en est un pour le pouvoir qui a la prétention de réguler l’économie en influençant la masse monétaire. Cette prétention régulatrice s’est affirmée explicitement au XXe siècle, largement diffusée et cautionnée par les travaux de Keynes.

          Sous la monarchie, les rois n’avaient sans doute pas pareil objectif; mais ils étaient déjà confrontés sans cesse à un problème épineux d’équilibre des finances publiques. À certaines époques, en raison des guerres ou des dépenses somptuaires, les dépenses de l’État s’envolaient. Le roi se voyait alors dans l’obligation d’augmenter les impôts. Mais les impôts n’ont jamais été populaires, et ils le sont d’autant moins qu’ils sont extrêmement visibles et douloureux en raison précisément de la nature métallique de la monnaie.

          La légende de Robin des bois illustre une révolte fiscale face à un roi illégitime qui utilisa le trésor royal à des fins personnelles. La France a connu de nombreuses Jacqueries qui furent des insurrections de paysans écrasés par la pression des impôts. Louis XVI lui-même en a perdu la tête, la fronde fiscale déclenchant la révolution française.

          C’est que, sous la monarchie, l’impôt se voit. Comme il est douloureux, le contribuable peut se révolter en exprimant sa douleur contre un État trop dépensier, surtout si cette dépense royale n’est pas de nature à accroître le bien public, c’est-à-dire le service rendu au contribuable (protection, justice). Le prélèvement de l’impôt n’est légitime que si les agents ont le sentiment que le produit de l’impôt leur revient sous la forme d’une offre de biens et services publics qu’ils n’auront donc plus besoin d’acquérir sur des marchés privés.

          Progressivement, le pouvoir royal comprend qu’il peut mettre en circulation plus de pièces d’or avec la même quantité d’or, en coupant l’or pur avec un autre métal. À défaut de pierre philosophale, il invente ainsi l’ancêtre de la planche à billet. On voit bien que c’est une façon de prélever l’impôt sans le dire: c’est un impôt déguisé. Mais c’est aussi une perversion de l’instrument monétaire ainsi détourné de son usage premier: à l’origine créée pour permettre de liquider (rendre liquides) les transactions entre les agents économiques, la monnaie devient un instrument de financement du déficit public. C’est cette perversion qui est à la base de la dépréciation monétaire.
 

« Avant l’avènement des banques centrales, la concurrence monétaire offrait un espace de liberté précieux pour les agents de l’économie. Ils avaient en effet la possibilité de réagir face à la dépréciation monétaire. »


          Contrairement à aujourd’hui, les ménages ont alors le choix de leur étalon monétaire car la monnaie doit sa valeur à sa nature métallique propre et non à sa dimension politique (son effigie). Même si cela prend du temps, les acteurs de l’économie finissent par comprendre que la monnaie officielle est dépréciée: elle contient moins d’or pur. Comme ils peuvent la peser et observer directement cette valeur monétaire, ils peuvent réagir, ce que vont faire précisément les banquiers et les marchands. En conséquence, deux choix sont possibles: soit ils se détournent de la monnaie dépréciée parce qu’ils ont la possibilité d’utiliser d’autres monnaies non dépréciées (concurrence monétaire), soit ils demandent deux Louis quand hier ils n’en demandaient qu’un, d’où l’inflation. Autrement dit, soit ils demandent une autre monnaie non dépréciée (non manipulée), soit ils demandent plus de quantité de la monnaie dépréciée (inflation). Dans les deux cas, la demande de monnaie (en quantité et en qualité) peut s’adapter à l’offre (en quantité et en qualité) car les quantités et les qualités monétaires sont directement observables lorsque la monnaie est métallique.

          Dans ce contexte de concurrence monétaire à base métallique, « la bonne monnaie chasse la mauvaise » car les agents économiques peuvent se rebeller contre les abus du Prince.
 

La régulation administrative de la monnaie: l’âge de l’inflation

          Aujourd’hui les deux conditions du bon fonctionnement du marché monétaire ont disparu: la monnaie n’a pas de définition métallique; il n’y a plus de concurrence monétaire.

          Avant l’avènement des banques centrales, la concurrence monétaire offrait un espace de liberté précieux pour les agents de l’économie. Ils avaient en effet la possibilité de réagir face à la dépréciation monétaire. À la fin du XIXe siècle s’ouvre une nouvelle étape avec l’institution des banques centrales, le contrôle du système bancaire et la démonétisation de l’or. Ainsi commence ce que Jacques Rueff appela « l’âge de l’inflation » alors que le marché monétaire est démantelé sous prétexte d’être régulé.

          À partir de ce moment, les agents économiques n’ont plus le choix: ils sont obligés d’utiliser les billets de la Banque centrale qui ont cours forcé sur le territoire national. Cette monnaie-papier n’a plus de valeur intrinsèque; elle doit sa valeur à son caractère légal et donc autoritaire.

          La conséquence majeure pour le fonctionnement de l’économie est que les agents utilisateurs de la monnaie ne peuvent plus vérifier la valeur du billet (notamment en le pesant). Si la monnaie a une masse, elle n’a plus de poids. Sa valeur est officielle, décrétée, imposée et indirecte. La définition de ces notions de « valeur officielle » est déjà un sujet de débat et de discorde parmi les spécialistes de la monnaie. On comprend que ces notions soient difficilement observables pour les acteurs (ménages, entreprises, marchands, banques) de l’économie eux-mêmes. Pourtant, ce sont eux les utilisateurs de la monnaie qui sont à l’origine de l’expression d’une demande de monnaie dont ils sont bien incapables d’appréhender la valeur objective.

          En effet, la valeur de la monnaie sera dans la proportion inverse du niveau général des prix. Mais le niveau général des prix est un agrégat construit selon des conventions statistiques par des organismes officiels directement ou indirectement liés au pouvoir politique. Ainsi, le niveau général des prix n’est pas une grandeur directement observable par les utilisateurs de la monnaie au contraire du poids en or. Comme ces notions sont plus abstraites et sujettes à controverses, cela laisse aussi plus de latitude au pouvoir pour manipuler la masse monétaire (et manipuler la mesure de l’inflation elle-même).

          C’est le mécanisme de l’illusion monétaire, remarquablement analysé par Milton Friedman, qui permet aux autorités politiques de « tromper les agents » en injectant un supplément de masse monétaire que ces derniers vont assimiler (du moins provisoirement) à un supplément de richesse réelle. Les gouvernements français en ont abusé tout au long du XXe siècle, du franc germinal jusqu’à l’avènement de l’euro. La comparaison avec le franc suisse est à cet égard édifiante. Le franc suisse a été originellement établi en 1850 à la parité avec le franc français. Au 1er janvier 1999, lorsque le franc français s’efface pour laisser la place à l’euro, le franc suisse valait 425 franc français, ce que l’on traduisait pudiquement par 4,25 nouveaux franc français.

          Désormais, le pouvoir politique contrôle totalement la création monétaire alors qu’il peine à maîtriser l’équilibre de ses finances publiques. Dans ce contexte où les gouvernements ne parviennent pas à – ou ne veulent pas – réduire les dépenses publiques ou à accroître la pression fiscale déjà douloureusement ressentie, l’instrument monétaire est utilisé comme un outil de financement du déficit. C’est encore une déviation (une perversion) du rôle de la monnaie qui n’a jamais été créée par les agents économiques dans ce but. Cette opération de monétisation de la dette constitue à nouveau un véritable impôt déguisé.

          Cependant, l’inflation finit encore par se voir car l’illusion monétaire n’a qu’un temps. Les agents comprennent que la masse monétaire supplémentaire n’est pas un revenu supplémentaire de sorte que l’inflation s’exprime sous l’effet de la prise de conscience des acteurs: la demande de monnaie augmente. Si la demande de monnaie augmente, c’est parce que les agents n’ont plus le choix de la qualité de la monnaie. Nous ne sommes plus dans un contexte de concurrence monétaire mais dans un contexte de monopole administré par une banque centrale. Les agents sont alors contraints de demander une plus grande quantité de la monnaie dépréciée. Ils n’ont pas le choix, ne pouvant se tourner vers une autre qualité de monnaie.

          Lorsque le Louis d’or était déprécié, cela signifiait qu’il contenait moins d’or. Aussi les agents demandaient plus de pièces pour avoir le même poids en or qui permettait d’acquérir une quantité donnée de biens et services (la vraie richesse). Parce que le billet de la Banque centrale est déprécié, le même billet permet d’acquérir un volume réduit de biens et richesses du fait de la montée du niveau des prix déclenché par l’augmentation de la masse monétaire. Les agents sont alors obligés de demander plus de billets pour acquérir un volume de biens et services donnés, absorbant cette offre de monnaie additionnelle. Mais dans le cadre d’un monopole, ils sont contraints d’utiliser une unité monétaire qui perd pourtant de sa valeur. Dans ce contexte de monopole monétaire imposé par la Banque centrale, les agents n’ont plus le choix de la qualité des monnaies mais seulement de la quantité: il leur faut plus de monnaie pour assurer le même volume de transactions(1).
 

De l’impôt déguisé à l’inflation déguisée

          Avec l’illusion monétaire, les agents ne voient pas tout de suite l’inflation, mais ils finissent par la voir (surtout si l’on admet qu’ils forment des anticipations rationnelles). Mais même lorsqu’ils voient enfin l’inflation, ils ne voient toujours pas que c’est un impôt. Telle est l’illusion ultime. On définit généralement l’inflation par son effet le plus visible (l’augmentation du niveau général des prix) en oubliant la cause première (la dérive des finances publiques). On n’éradique pas un phénomène en s’en prenant uniquement à l’effet. Tout le monde s’en prend à l’inflation sans comprendre d’où elle vient, ce qui est une forme plus subtile de l’illusion monétaire. De ce point de vue, si l’avènement de la monnaie unique a fait disparaître la hausse des prix (ou du moins l’a ralenti), a-t-elle pour autant anéanti la cause première de l’inflation?

          Avec l’euro, c’est l’inflation elle-même qui est déguisée. Elle est déguisée car son effet a disparu mais non la cause: les finances publiques ne sont pas maîtrisées, notamment en France où le pouvoir politique peine à stopper la dérive de la dette publique constatée depuis bientôt trois décennie. Or, en l’absence d’effets visibles, les agents ne peuvent même plus réagir, ils ne peuvent plus se rebiffer contre les dérèglements qui s’accumulent mais que l’on ne voit plus. En effet, l’inflation officielle est faible; la plupart des prélèvements obligatoires basculent soit sur des prélèvements indirects (TVA), soit sur des prélèvements à la source (CSG, RDS, charges). Ce sont des prélèvements dits « indolores » car le contribuable ne s’aperçoit même plus qu’il les acquitte. C’est l’aboutissement du processus séculier de contrôle politique: les agents économiques ont perdu la faculté de se révolter contre les manipulations du pouvoir. Tout le monde est alors victime d’illusion monétaire (on croit que l’euro est fort) et les gouvernants sont pris à leur propre piège: en l’absence de réactions des acteurs de l’économie, rien ne peut enrayer les dérapages endogènes. Les mécanismes d’autorégulation sont asphyxiés.

          Si l’inflation apparente est effectivement faible dans la zone euro, c’est parce que la Banque centrale européenne, indépendante du pouvoir politique, fait son travail en surveillant scrupuleusement la masse monétaire en circulation. La masse monétaire étant stable, le niveau général des prix ne dérape plus. Pourtant, le pouvoir d’achat continue d’être rongé par la montée de prélèvements qui ne se voient plus mais dont la dérive exerce le même effet d’usure monétaire que l’inflation. L’inflation des prélèvements n’entraîne plus la montée des prix (effet) parce que la gestion de la Banque centrale a été séparée de la gestion des budgets publics en fonction du principe vertueux de séparation des pouvoirs. Mais son effet ultime sur le pouvoir d’achat reste là tant que l’on n’aura pas supprimé la cause réelle de l’inflation et non simplement sa seule expression monétaire.
 

Conclusion

          L’euro a été calqué sur le pays le plus vertueux en matière monétaire à l’époque de sa conception, l’Allemagne du Deutschmark. Mais que se passera-t-il si le pays vertueux dérape? Or ce dérapage s’est produit au moment de l’unification de l’Allemagne, lorsque le chancelier Kohl accorda la parité entre le mark de l’est et le mark de l’ouest. Par ailleurs, le projet de monnaie unique est né du rapport Delors qui exprime explicitement la volonté de contrôler le système monétaire européen dans le cadre d’une régulation administrative qui s’est essoufflée au niveau international depuis la fin des accords de Bretton Woods. C’est la poursuite logique du SME alors que le SMI établi en 1944 à Bretton Woods explosait sous l’effet de l’impossibilité de maintenir artificiellement des changes fixes et des taux d’intérêts régulés de manière autoritaire.

          Avec l’euro, on s’est attaqué à l’effet le plus visible de l’inflation (le dérapage de la masse monétaire qui entraîne un accroissement des prix), mais non à sa cause cachée (le dérapage des finances publiques). Pire: puisque les signaux sont neutralisés, les acteurs de l’économie ne peuvent même plus réagir. Ni les acteurs politiques d’ailleurs.

          En 1981, Mitterrand nomma le gouvernement Mauroy pour mettre en oeuvre la politique de relance pour laquelle il fut élu. Cette politique entraînant des dévaluations en chaîne tellement marquées et visibles, le premier ministre fut démissionné au profit d’un autre gouvernement chargé de lutter contre l’inflation (Fabius, Bérégovoy). Ainsi, les signaux du marché obligèrent les gouvernants à réagir de la même manière qu’ils contraignent les acteurs de l’économie à s’adapter. Aujourd’hui, ces signaux sont neutralisés et les gouvernants comme les acteurs croient que l’euro est fort et que l’inflation a disparu.

          Tout va bien en somme. Pourtant le pouvoir d’achat fond inexorablement! Et l’on ne comprend plus pourquoi.

 

1. Au passage, remplacez « marché de la monnaie » par « marché du travail », et « monnaie » par « diplôme », vous comprendrez comment nous sommes entrés dans « l’âge du chômage » de la même manière que nous sommes entrés dans « l’âge de l’inflation ».

Pour aller plus loin:
• Friedman, M. Inflation et systèmes monétaires internationaux, Calmann-Lévy, Paris, 1965.
• Rueff, J. L’âge de l’inflation, Payot, Paris, 1967.
• Salin, P. La vérité sur la monnaie, Éditions Odile Jacob, Paris, 1990.

 

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