Montréal, 6 janvier 2008 • No 247

 

OPINION

 

Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.

 
 

TOCQUEVILLE, LA COMMUNE ET HÉROUXVILLE

 

par Daniel Jagodzinski

 

          La lecture de De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville, apporte un nouvel éclairage sur l’emblématique « affaire d’Hérouxville ».

          Bien des choses ont été dites en 2007 sur la rébellion civique de ce petit village québécois qui a osé adopter une charte de grands principes à usage communal après un vote en réunion plénière de tous les habitants.

 

          Le bruit médiatique de l’événement a atteint au Québec l’intensité de la polémique sur les caricatures de Mahomet en Europe. Entre autres choses, les « ploucs » d’Hérouxville ont été taxés de racisme et de séparatisme. Il est vrai qu’ils énonçaient clairement leur hostilité face aux principes islamistes de vie sociale et s’autorisaient à appliquer leur droit de sélection à tout candidat demandant à s'installer chez eux.

          Les habitants d’Hérouxville ont fait plus toutefois que de piéger les politiquement corrects à leur propre piège. J’entends par « les politiquement corrects », non seulement les politiciens en quête d'appuis électoraux et prêts à tous les accommodements dits, pour l’occasion, « raisonnables »; mais aussi tous les tiers-mondistes et « droits-de-l’hommistes » qui foulent aux pieds avec un souverain mépris les résidus culturels (genre de superstitions égoïstes) de leurs concitoyens pour prôner le respect total et l’acceptation sans condition des modes de vie et de l’idéologie d’« étrangers » qui ne nous veulent pas toujours du bien.

          Nos villageois ont surtout renoué avec les racines historiquement profondes du peuple américain, fût-il québécois, ce qui est autrement inquiétant d'un point de vue politique. Ils ont remis à l'avant-scène l’importance première de la communauté humaine illustrée par l’indépendance de la commune. Nulle surprise à ce que le pouvoir central s’en soit fortement ému.

          Pour mieux comprendre l’impétuosité de cette résurgence et les risques politiques qu’elle fait courir à un Québec en quête à la fois d’indépendance et de centralisme, rappelons avec l’aide de Tocqueville ce qu’a de toujours novateur cette institution nord-américaine (Canada compris) de la commune, qui est en fait l’emblème de la liberté.

          Alexis de Tocqueville publia en 1835 à l’âge de 30 ans, dans De la démocratie en Amérique, des réflexions toujours actuelles sur l’essence de la démocratie.

          En dépit de ses origines aristocratiques, Tocqueville avait non seulement compris que la démocratie était un mouvement universel et irrésistible, mais s’y était sincèrement rallié. Son voyage en Amérique lui a fait découvrir ce qui à ses yeux était une forme véritable de démocratie moderne, garante de la légitimité de l’État et de la liberté des individus. La brique constitutive de la démocratie était, pour lui, la commune, spontanément formée par l’association d’hommes libres, libérés de la sujétion à l’ancien système de castes sociales, dans un environnement encore vierge.
 

          C’est […] dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple […] Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. (Chap. V, p. 112-113) [La commune, dans l’ouvrage de Tocqueville, est une communauté de 2 000 à 3 000 hommes.]

 

« Seul l’intérêt commun des communes aboutit à la constitution de l’État. Pour le reste, l’individu et la commune s’assument. Les fonctions sociales sont temporaires et électives. Le pouvoir est partagé entre tous et tous y sont associés. »


          Pour Tocqueville, les gouvernements d’Europe, trop centralisés, se méfient de ce qui échappe à leur contrôle.
 

          Il arrive souvent, en Europe, que les gouvernants eux-mêmes regrettent l’absence de l’esprit communal; car l’esprit communal est un grand élément d’ordre et de tranquillité publique; mais ils ne savent comment le produire. En rendant la commune forte et indépendante, ils craignent de partager la puissance sociale et d’exposer l’État à l’anarchie. Or, ôtez la force et l’indépendance de la commune, vous n’y trouverez jamais que des administrés et point de citoyens. (Chap. V, p. 121)

          Seul l’intérêt commun des communes aboutit à la constitution de l’État. Pour le reste, l’individu et la commune s’assument. Les fonctions sociales sont temporaires et électives. Le pouvoir est partagé entre tous et tous y sont associés.
 

          [Aux États-Unis,] L’État gouverne et n’administre pas […]. La première conséquence de cette doctrine a été de faire choisir, par les habitants eux-mêmes (et parmi les habitants eux-mêmes), tous les administrateurs de la commune […] les administrateurs étant partout élus, ou du moins irrévocables (pendant leur mandat), il en est résulté que nulle part on n’a pu introduire les règles de la hiérarchie. (p. 142)

          Ce n’est certes pas dans un tel système que l’on pourrait lire la notice nécrologique d’un cumulard, telle que celle-ci, parue dans Le Figaro du 21 novembre 2007, notice dans laquelle la larme coule de la plume pour regretter la disparition d’un grand citoyen, mais où aucun conflit d’intérêt entre les diverses fonctions, locales et nationales, exercées par ce personnage, n’est bien sûr évoqué:
 

          André Bettencourt, le sens du pays. Maire de Saint-Maurice d’Etélan, conseiller général, député de la Seine-Maritime, président du conseil général de Haute-Normandie, sénateur, ministre sans interruption de 1966 à 1973 […] Autant de mandats qui lui tenaient à coeur.

          La nausée nous saisit devant la servilité du propos et la figure proposée à l’admiration, alors qu’elle illustre toutes les tares du système politique français, qui n’a de cesse de concentrer entre ses mains les outils du pouvoir.

          Me reviennent les mots de Paul Valery: « La politique est l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les concerne. »

          Rendons pour finir la parole à Tocqueville: « S’il est un seul pays au monde où l’on puisse espérer apprécier à sa juste valeur le dogme de la souveraineté du peuple […] ce pays-là est assurément l’Amérique. » (Chap. IV, p. 107)

          Il ne nous aura fallu que 200 ans pour le réaliser pleinement, et finalement décider que l’Amérique, c’était mal. Pour mon compte, j’ai compris que l’Amérique ne viendrait pas à nous et que pour la vivre, il valait mieux aller à elle.
 

 

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