Montréal, 15 mai 2008 • No 256

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre III du livre Le Libéralisme, publié en 1927.

 
 

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE LIBÉRALE (1)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Les frontières de l'État

 

          Pour le libéral, il n'y a pas d'opposition entre politique intérieure et politique étrangère, et la question souvent posée et longuement débattue de savoir si les considérations de politique étrangère devraient avoir la priorité sur celles de politique domestique, ou vice versa, est à ses yeux sans intérêt. Le libéralisme est en effet, dès le début, un concept s'appliquant au monde entier. Il considère que les idées qu'il cherche à mettre en oeuvre dans une région limitée sont tout aussi valables pour la politique mondiale. Si le libéral établit une distinction entre politique intérieure et politique étrangère, il ne le fait que pour des raisons de classification et par commodité, afin de diviser le vaste champ des problèmes politiques en types principaux, et non parce qu'il pense que des principes différents vaudraient dans chaque domaine.

 

          L'objectif de la politique intérieure du libéralisme est le même que celui de sa politique étrangère: la paix. Il vise à établir une coopération pacifique aussi bien entre les nations qu'au sein d'une même nation. Le point de départ de la pensée libérale consiste à reconnaître la valeur et l'importance de la coopération humaine. La politique et le programme du libéralisme sont entièrement établis pour aider à maintenir l'état existant de coopération mutuelle entre les membres de l'espèce humaine et pour la pousser encore plus loin. L'idéal ultime qu'envisage le libéralisme est une coopération parfaite de toute l'humanité, se déroulant dans la paix et sans friction. La pensée libérale a toujours en vue l'humanité dans son ensemble et non uniquement dans ses parties. Elle ne se limite pas à certains groupes et ne s'arrête pas aux frontières du village, de la province, de la nation ou du continent. Sa pensée est cosmopolite et oecuménique: elle embrasse tous les hommes et la terre entière. Le libéralisme est, en ce sens, un humanisme et le libéral est un citoyen du monde, un cosmopolite.
 

          Aujourd'hui, alors que le monde est dominé par les idées antilibérales, le cosmopolitisme est suspect aux yeux des masses. Il y a en Allemagne des patriotes qui font de l'excès de zèle et ne peuvent pardonner aux grand poètes allemands, en particulier Goethe, d'avoir une pensée et des sentiments d'orientation cosmopolite et non strictement nationale. Ils pensent qu'il existe un conflit irréconciliable entre les intérêts de la nation et ceux de l'humanité et que, par conséquent, ceux qui guident leurs aspirations et leur comportement en vue du bien-être de toute l'humanité négligent les intérêts de leur propre nation. Aucune croyance ne peut être plus fausse. L'Allemand qui travaille pour le bien de l'ensemble de l'humanité ne nuit pas plus aux intérêts particuliers de ses compatriotes – c'est-à-dire de ceux de ses semblables avec lesquels il partage une terre et une langue communes et avec lesquels il forme également souvent une communauté ethnique et spirituelle – que celui qui travaille pour le bien de toute la nation allemande ne nuit aux intérêts de sa propre ville. L'individu a en effet autant intérêt à la prospérité du monde entier qu'il en a à l'épanouissement et à la bonne santé de la communauté locale dans laquelle il vit.

 

TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 3


1. Les frontières de l'État
2. Le droit à l'autodétermination
3. Les fondements politiques de la paix
4. Le nationalisme
5. L'impérialisme
6. La politique coloniale
7. La libre concurrence
8. La liberté de circulation
9. Les États-Unis d'Europe
10. La Société des Nations
11. La Russie

          Les nationalistes chauvins, qui prétendent qu'il existe des conflits irréconciliables entre les diverses nations et qui cherchent à faire adopter une politique visant à garantir, au besoin par la force, la suprématie de leur propre nation sur toutes les autres, insistent généralement sur la nécessité et l'utilité d'une unité nationale interne. Plus ils soulignent la nécessité d'une guerre contre les nations étrangères, plus ils en appellent à la paix et à la concorde au sein de leur propre nation. Sur ce point, le libéral ne s'oppose nullement à cette demande d'unité nationale. Au contraire! La demande de paix au sein de chaque nation est un postulat né de la pensée libérale et qui ne prit de l'importance que lorsque les idées libérales du XVIIIe siècle en vinrent à être plus largement acceptées. Avant que la philosophie libérale, avec ses louanges inconditionnelles de la paix, n'eût pris l'ascendance dans les esprits, les menées guerrières ne se cantonnaient pas aux conflits entre pays. Les nations elles-mêmes étaient continuellement détruites par des guerres civiles et par de sanglantes luttes internes. Au XVIIIe siècle, des Britanniques se battaient encore contre d'autres Britanniques à Culloden, et au XIXe siècle, en Allemagne, alors que la Prusse était en guerre contre l'Autriche, d'autres États allemands prirent part au conflit, et ce des deux côtés. À cette époque, la Prusse ne voyait rien de mal à se battre aux côtés de l'Italie contre l'Autriche allemande et, en 1870, seule la progression rapide des événements empêcha l'Autriche de s'allier à la France dans sa guerre contre la Prusse et ses alliés. La plupart des victoires dont l'armée prussienne est si fière furent remportées par des troupes prussiennes sur celles d'États allemands. Ce fut le libéralisme qui enseigna le premier aux nations à préserver la paix dans leurs affaires intérieures, paix qu'il souhaitait aussi les voir entretenir avec les autres pays.

          C'est à partir du fait de la division internationale du travail que le libéralisme déduit son argument décisif, irréfutable, contre la guerre. La division du travail a depuis longtemps dépassé les frontières de chaque nation. Aucune nation civilisée ne satisfait aujourd'hui ses besoins à partir de sa propre production, aucune ne constitue une communauté autosuffisante. Toutes les nations sont obligées d'obtenir des biens de l'étranger et de les payer en exportant des produits nationaux. Tout ce qui aurait pour effet d'empêcher ou d'arrêter les échanges internationaux de biens créerait d'immenses dommages à la civilisation humaine et saperait le bien-être, à vrai dire la base même de l'existence, de millions et de millions de gens. À une époque où les nations entretiennent des relations de dépendance mutuelle vis-à-vis des produits en provenance de l'étranger, les guerres ne peuvent plus être entreprises. Comme tout arrêt des importations pourrait avoir un effet décisif sur le résultat d'une guerre menée par une nation impliquée dans la division internationale du travail, une politique cherchant à prendre en considération la possibilité d'une guerre doit entreprendre de rendre son économie autosuffisante, c'est-à-dire doit, même en temps de paix, chercher à faire que la division internationale du travail s'arrête à ses propres frontières. Si l'Allemagne voulait se retirer de la division internationale du travail et essayait de satisfaire directement tous ses besoins par la production nationale, la production annuelle totale du travail allemand diminuerait et avec lui le bien-être, le niveau de vie et le niveau culturel du peuple allemand, et ce d'une manière considérable.
 

« Aucune nation civilisée ne satisfait aujourd'hui ses besoins à partir de sa propre production, aucune ne constitue une communauté autosuffisante. Toutes les nations sont obligées d'obtenir des biens de l'étranger et de les payer en exportant des produits nationaux. »

 

2. Le droit à l'autodétermination

          Nous avons déjà signalé qu'un pays ne peut bénéficier de la paix intérieure que si une constitution démocratique lui donne la garantie que le gouvernement peut s'ajuster sans heurts à la volonté des citoyens. Il n'est besoin de rien d'autre que l'application logique de ce même principe pour assurer également la paix internationale.

          Les libéraux des anciens temps pensaient que les peuples du monde étaient pacifiques par nature et que seuls les monarques souhaitaient la guerre afin d'accroître leur pouvoir et leur richesse par la conquête de nouvelles provinces. Ils pensaient, par conséquent, qu'il était suffisant de remplacer la succession dynastique des princes par des gouvernements dépendant du peuple pour assurer une paix durable. Si, ensuite, les frontières existantes d'une république démocratique, telles qu'elles ont pu être tracées par le cours de l'histoire avant la transition vers le libéralisme, ne correspondent plus aux souhaits politiques du peuple, il convient de les modifier pacifiquement pour les mettre en adéquation avec les résultats d'un plébiscite populaire. Il doit toujours être possible de déplacer les frontières de l'État si les habitants d'une région expriment clairement leur volonté de se rattacher à un autre État. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Tsars russes incorporèrent à leur empire de vastes régions dont la population n'avait jamais ressenti le désir d'appartenir à l'État russe. Même si l'Empire russe avait adopté une constitution entièrement démocratique, les souhaits des habitants de ces territoires n'auraient pas été satisfaits, pour la simple raison qu'ils ne désiraient pas participer de quelque façon que ce soit à une union politique avec les Russes. Leur demande démocratique était: se libérer de l'Empire russe, former une Pologne, une Finlande, une Lettonie, une Lituanie, etc., indépendantes. Le fait que ces demandes et des demandes similaires de la part d'autres peuples (par exemple les Italiens, les Allemands du Schleswig-Holstein, les Slaves de l'Empire des Habsbourg) ne pouvaient être satisfaites que par le recours aux armes fut la cause principale de toutes les guerres qui eurent lieu en Europe depuis le Congrès de Vienne.

          Le droit à l'autodétermination en ce qui concerne la question de l'appartenance à un État veut donc dire: si les habitants d'un territoire donné, qu'il s'agisse d'un simple village, d'une région entière ou d'une série de régions adjacentes, font savoir, par un plébiscite librement organisé, qu'ils ne veulent plus rester unis à l'État dont ils sont membres au moment de ce choix, mais préfèrent former un État indépendant ou se rattacher à un autre État, alors il faut respecter leurs désirs et leur donner satisfaction. C'est la seule manière efficace d'empêcher les révolutions ainsi que les guerres civiles et internationales.

          Appeler ce droit à l'autodétermination « droit à l'autodétermination des nations » constitue une erreur. Il ne s'agit pas du droit à l'autodétermination d'une unité nationale définie, mais du droit des habitants d'un territoire quelconque à décider de l'État dont ils veulent être membres. L'erreur d'interprétation est encore plus grave quand on veut dire par « droit à l'autodétermination des nations » qu'un État national a le droit de détacher, pour se les incorporer et contre l'avis des habitants, des parties de la nation se situant sur le territoire d'un autre État. C'est dans cette acception du droit à l'autodétermination des nations que les fascistes italiens cherchent à justifier leur demande de séparer de la Suisse le canton du Tessin ainsi que certaines parties d'autres cantons afin de les unir à l'Italie, alors que les habitants de ces cantons n'en n'ont nul désir. Certains avocats du pangermanisme prennent une position analogue en ce qui concerne la Suisse alémanique et les Pays-Bas.

          Cependant, le droit à l'autodétermination dont nous parlons n'est pas le droit à l'autodétermination des nations, mais plutôt le droit à l'autodétermination des habitants de tout territoire assez grand pour pouvoir former une unité administrative indépendante. S'il était possible de donner ce droit à l'autodétermination à chaque individu, il faudrait le faire. Si cela n'est pas praticable, c'est uniquement en raison de contraintes techniques, qui rendent nécessaire le fait de diriger une région en tant qu'unité administrative unique et qui obligent à restreindre le droit à l'autodétermination à la volonté de la majorité des habitants de régions assez grandes pour pouvoir être considérées comme des unités territoriales dans l'administration du pays.

          Tant que le droit à l'autodétermination fut appliqué et à chaque fois qu'il aurait pu être appliqué, au XIXe et XXe siècles, il a conduit ou aurait conduit à la formation d'États constitués d'une seule nationalité (c'est-à-dire d'individus parlant la même langue) et à la disparition des États composés de plusieurs nationalités, mais ceci uniquement comme conséquence du libre choix de ceux qui avaient le droit de participer au plébiscite. La formation d'États comprenant tous les membres d'un groupe national fut le résultat de l'exercice de ce droit à l'autodétermination, non son objectif. Si certains membres d'une nation se sentent plus heureux d'être politiquement indépendants que d'appartenir à un État constitué de tous les membres du même groupe linguistique, on peut, bien entendu, essayer de modifier leurs idées politiques par la persuasion, afin de les gagner à la cause du principe des nationalités, qui veut que tous les membres d'un même groupe linguistique devraient former un État indépendant unique. Si, toutefois, on cherche à leur imposer contre leur volonté un destin politique en en appelant à un prétendu droit plus élevé de la nation, alors on viole tout autant le droit à l'autodétermination qu'en pratiquant une autre forme d'oppression. Une partition de la Suisse, la rattachant à l'Allemagne, à la France et à l'Italie, même si elle était faite conformément aux frontières linguistiques, serait une aussi grande violation du droit à l'autodétermination qu'une partition de la Pologne.
 

 

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