Montréal, 15 juin 2008 • No 257

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

L’ÉCONOMIE DE LA PÉNURIE
ET LA LONGUE TRAÎNE

 

« Un monde capitaliste organisé selon des principes libéraux ne connaît pas de zones "économiques" séparées. Dans un tel monde, la totalité de la surface de la terre forme un seul territoire économique. »

 

-Ludwig von Mises (1881-1973), Le Libéralisme, 1927

 
 

par Gilles Guénette

 

          Le mois dernier, j’ai commandé un CD de la formation canadienne Garfield. Jusqu’ici, rien de bien exceptionnel. Sauf que je n’ai réussi à dénicher le CD que via eBay qui, elle, m’a référé à un vendeur situé en Allemagne. Le disque – produit à la fin des années 1970 – n’était pas disponible ici ou ailleurs dans le monde. Voilà un bon exemple, s’il en est, des bienfaits de la mondialisation et de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « la Longue Traîne ». Sans Internet et cette entreprise située à l’autre bout du monde, je n’aurais jamais été en mesure de me procurer le CD en question. Les choses ont bien changé dans le domaine de la vente du disque. Et tout indique qu’elles continueront de changer.

 

Limites fantasmagoriques

          Enfant, mon père m’amenait souvent magasiner chez Phantasmagoria. Il s’agissait d’un magasin de disques situé à l’angle des rues Sherbrooke et Avenue du Parc, à Montréal, où tous les hippies de la métropole convergeaient – ce qui ne faisait pas de mon père un hippie pour autant, mais disons qu'il partageait leurs goûts musicaux... Atmosphère feutré, odeur de Gitane, un immense aquarium, des sofas de velours et, bien sûr, des disques. Les murs en étaient tapissés. Et des présentoirs installés ici et là sur le plancher en étaient jonchés.

          La boutique n’était pas très grande, il devait y avoir au plus quelques centaines de titres en stock. La plupart, des disques de groupes de rock progressif et/ou psychédélique – Emerson, Lake & Palmer (mon groupe favori à l’époque), Pink Floyd, King Crimson, Curved Air, Jethro Tull, etc. Même si la boutique était assez spécialisée, on pouvait en déduire – à voir comment tout était entassé – que le propriétaire manquait d’espace et qu’il devait sans doute avoir à faire des choix lorsqu’il passait des commandes.

          Aujourd’hui, la plupart des magasins de disques (les HMV, Archambault, & Cie) tiennent des stocks de quelques milliers de disques. Ils ne sont plus spécialisés dans une catégorie de musique particulière et tiennent avant tout ce qui est distribué au pays et ce qui se vend bien. Du rock en passant par la pop, le jazz et la musique classique, ils se concentrent sur les nouveautés, les succès de l’heure et les incontournables. Mais ils sont tout de même limités dans ce qu’ils peuvent tenir en stock de par la taille de leurs installations.

          Imaginez une grande surface – une très grande surface – dans laquelle on pourrait retrouver des millions de disques. Des plus populaires (Céline Dion) aux plus obscurs (Garfield). Un consommateur qui s’y rendrait serait assuré d’en ressortir avec le disque convoité. Cette très grande surface, c’est Amazon, c’est le Net.

          Le fait qu’elle n’ait pas à se préoccuper de sa taille ou de son emplacement permet à Amazon de tenir des inventaires de plusieurs milliers de titres – même les moins « grands publics ». Et le fait qu’elles aient pignon sur le Net fait en sorte qu’une multitude de petites entreprises situées aux quatre coins du globe ne sont plus limitées à leur région et font affaire avec des clientèles de partout à travers le monde.

          Selon ce nouveau modèle économique, les produits qui font l’objet d’une faible demande (représentés ici par la portion jaune du graphique), ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, peuvent ensemble représenter une part de marché égale ou supérieure à celle des best-sellers (représentés ici par la portion verte), si les canaux de distribution peuvent proposer assez de choix. Le nouvel album de Coldplay se retrouvera au début de la Longue Traîne dans les jours qui viennent. Mon CD de Garfield, à la toute fin...
 

La Longue Traîne


          La rareté exige des hits – s'il n’y a que quelques emplacements sur les rayons ou sur les ondes radio, il n'est que sensé de les combler avec les titres qui vendront le plus. […] Mais qu’adviendrait-il s'il y avait une infinité d’emplacements disponibles? Peut-être que de regarder le marché en se basant sur les hits est la mauvaise façon de procéder. Il y a, après tout, beaucoup de plus non-hits qu’il y a de hits, et maintenant les deux sont également disponibles. Et si les non-hits – du digne produit de niche au total flop – une fois rassemblés engendraient un marché aussi grand, si non plus grand, que celui des hits? (p. 8)

          C’est de cette façon que Chris Anderson débute son livre The Long Tail – Why the Future of Business is Selling Less of More (Hyperion Books, 2006). Le rédacteur en chef du magazine Wired y traite de l’évolution du marché culturel (livres, disques, films, émissions de télé) à l’heure d’Internet. Selon lui, les nouvelles technologies sont en train de transformer nos marchés de masse en marchés de niches. Plus besoin d'appartenir à un grand groupe ou d'être multimillionnaire pour rejoindre une clientèle. Les nouvelles technologies font en sorte que chaque producteur peut rejoindre ses consommateurs.

          Pour Anderson, « l’économie basée sur les succès est la création d’une époque qui manque d’espace pour satisfaire tous les goûts. Il manque tout bonnement de la place pour tous les CD, DVD et jeux produits. Pas assez d’écrans pour montrer tous les films disponibles. Pas assez de chaînes pour que tous les programmes de télévision puissent être retransmis, pas assez d’ondes radio pour émettre toute la musique créée. Et surtout pas assez de temps pour que toutes ces différentes formes de création puissent être diffusées. »

          Dans un article publié en 2004 dans Wired – et qui allait être à l’origine de son livre –, l'auteur explique que c’est pour des raisons économiques que nous avons longtemps souffert de « la tyrannie » du plus petit commun dénominateur qui génère d’insipides hits et une musique pop que d’aucun qualifient de préfabriquée. « Il s’agit en fait d’une réponse du marché à l’inefficacité de la distribution. [...] Le problème majeur, si l’on peut dire, est que nous vivons dans un monde physique et que jusqu’à présent, il en allait de même de la plupart de nos médias culturels. Or, ce monde physique impose d’étroites limites à nos loisirs, de deux façons. »

          Anderson mentionne deux principales limites: le besoin de trouver des clientèles locales et les technologies de diffusion. Dans le premier cas, il explique qu’un gestionnaire de salle de cinéma moyenne « ne diffusera un film que s’il peut attirer au moins 1 500 personnes en l’espace de deux semaines: c’est en quelque sorte le coût de location d’un écran. Un magasin de disques moyen doit vendre au moins deux fois par an le même CD pour justifier sa place dans les bacs: c’est le coût de location d’un centimètre de rayonnage. Et ainsi de suite pour les loueurs de DVD, les magasins de jeux vidéo, les librairies et les kiosques à journaux. »
 

          Dans tous les cas, les distributeurs ne proposeront que les contenus dont la demande justifie le stockage. Le problème est la répartition géographique du public: peut-être une quinzaine de kilomètres pour un cinéma, moins pour les librairies ou les disquaires, et encore moins pour un loueur de vidéos. Pour un grand documentaire, il ne suffit pas de pouvoir compter sur 500 000 spectateurs au niveau national. L’essentiel est le nombre de spectateurs qu’il attirera au nord de Rockville dans le Maryland, ou encore parmi les habitués du centre commercial de Walnut Creek en Californie.
 

« Il faut cesser de penser en termes de best-sellers. Cesser de penser que si une oeuvre n’est pas un hit, elle ne se vendra pas et, par conséquent, ne réussira pas à rembourser ses coûts de production. »


          Dans le second cas, Anderson mentionne les limites des technologies de diffusion. À titre d’exemple, il souligne que le spectre radiophonique ne peut être partagé qu’entre un certain nombre d’émetteurs, un câble coaxial entre un certain nombre de chaînes de télévision. « La malédiction des technologies de diffusion est qu’elles utilisent toutes des ressources rares. Le résultat est encore une fois la nécessité d’avoir un public concentré dans un espace géographiquement délimité – une condition que ne remplit qu’une infime partie des contenus potentiels. »
 

Un formidable nouveau marché

          Mais réjouissons-nous car le siècle de la pénurie tire à sa fin. Aujourd’hui grâce à la distribution et à la vente en ligne, nous entrons dans un siècle d’abondance culturelle. Il faut cesser de penser en termes de best-sellers. Cesser de penser que si une oeuvre n’est pas un hit, elle ne se vendra pas et, par conséquent, ne réussira pas à rembourser ses coûts de production. Des entreprises comme iTunes, Amazon et Zip.ca (le plus important service de location de DVD en ligne au Canada) ont découvert que les « non-hits » se vendent aussi. « Et parce qu’ils sont tellement plus nombreux que les succès, l’argent qu’ils rapportent peut rapidement créer un formidable nouveau marché. »

          Toujours dans son article, Anderson explique:
 

          Quand on n’a plus à payer les étagères de présentation et même, dans le cas de services de distribution numérique tels qu’iTunes, ni de coûts de reproduction, ni pour ainsi dire de coûts de distribution, un bide [ou un « non-hit »] devient une vente comme les autres et garantit la même marge qu’un succès. Les hits et les « bides » sont, d’un point de vue strictement économique, égaux. Tous les deux sont de simples enregistrements dans une base de données, que l’on appelle en cas de demande, aussi intéressants l’un que l’autre à proposer à la vente. Brusquement, la popularité n’a plus le monopole de sa profitabilité.

          Ce qui est vraiment étonnant avec la Longue Traîne est sa taille. En combinant tous les « non-hits » sur la Longue Traîne, on obtient un marché qui dépasse largement celui des hits. Prenons par exemple le marché du livre. Barnes & Noble dispose en moyenne de 130 000 titres, or la moitié des ventes effectuées sur Amazon se situe au-delà de ces 130 000 titres. À en juger par les statistiques d’Amazon, on peut affirmer que le marché des ouvrages absents des librairies moyennes est plus important que celui des livres qu’elles proposent. En d’autres termes, si nous parvenions à sortir de l’économie de la pénurie, le marché du livre pourrait devenir deux fois plus important de ce qu’il apparaît actuellement. […]

          La même chose est valable à un certain degré pour tous les marchés culturels. Il suffit de comparer les deux différents modèles de business on-line et off-line. Un distributeur Blockbuster moyen dispose de moins de 3 000 DVD, alors qu’un cinquième des locations de Netflix se situent en dehors de ces 3 000 titres. La majorité des chansons distribuées par Rhapsody [un site de streaming musical sur abonnement] se situe en dehors des 10 000 premiers titres de son catalogue. Dans tous les cas, le marché qui se trouve hors de portée du marchand physique est déjà important et ne cessera pas de s’accroître.
 

Tirer la demande vers le bas

          Le succès d’entreprises comme Amazon montre qu’il est maintenant important de tenir en stock les deux bouts de la courbe. Ces entreprises connaissent le succès grâce à leur énorme choix de titres constitué autant de hits que de non-hits. « Les meilleures entreprises de la Longue Traîne savent ensuite emmener les consommateurs plus loin, en les aidant à explorer des rivages inconnus à partir de leurs affinités. »

          Et c’est là que les entreprises de la nouvelle économie se différencient de celles de mon enfance. Comme elles n’ont plus à se préoccuper autant de limites physiques – rayons disponibles, proximité de clientèles, etc. –, elles n’ont plus à se contenter de tenir que les bons vendeurs et quelques incontournables. Elles peuvent presque tout tenir et « proposer à leurs clients des choix dérivés des comportements d’autres clients aux comportements similaires ("les clients qui ont acheté ce titre ont aussi acheté…"). Dans tous les cas, le but reste le même: utiliser les recommandations afin de tirer la demande vers le bas de la Longue Traîne. »

          Le modèle économique de la Longue Traîne traite les consommateurs comme des individus, et non plus comme de simples composantes d’une « masse » informe et impersonnelle. Il offre « une personnalisation de masse à la place d’un marché de masse ». Si vous aimez les documentaires, le centre de location vidéo du coin (les Blockbuster, Vidéotron & Cie) ou le magasin de disques (Archambault, HMV, etc.) ne sont pas pour vous. « Il y a trop de documentaires et ils se vendent trop peu pour qu’ils se justifient d’en stocker plus de quelques-uns dans les bacs ».

          Vous vous tournerez plutôt vers des entreprises comme Netflix ou Zip.ca qui proposent plus de 1 000 titres parce qu'elles le peuvent. Ces entreprises sont capables de tirer profit de ce qui est habituellement une mauvaise affaire pour les cinémas et les centres de location vidéo parce qu’elles peuvent rejoindre des publics dispersés. « Il est indifférent que les milliers de gens qui louent chaque mois des épisodes de Doctor Who se trouvent dans la même ville ou soient éparpillés dans tout le pays – pour Netflix, l’équation économique reste la même. En somme, Netflix a aboli la tyrannie de l’espace physique. Ce qui compte n’est plus l’endroit ou les clients se trouvent, ni combien d’entre eux cherchent un titre en particulier. L’essentiel est qu’ils existent quelque part. »
 

Conclusion

          La mondialisation et l’Internet sont des bénédictions pour les consommateurs et pour les artistes. Ils permettent des possibilités d’affaire inégalées et un accès à la culture quasi illimité. Ils permettent à de petits films et à la musique hors des grands circuits de trouver un public. Pour les consommateurs, ils permettent de découvrir des musiques, des livres ou des films qu’ils n’auraient jamais pu entendre, lire ou voir auparavant. Enfin, comme le souligne Anderson, « ce processus bénéficie à la diversité, inversant ainsi la tendance à la banalité issue d’un siècle de pénurie dans la distribution et de tyrannie des hits ».

          Vive la Longue Traîne!
 

 

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