|           
					Enfant, mon père m’amenait souvent magasiner 
					chez Phantasmagoria. Il s’agissait d’un magasin de disques 
					situé à l’angle des rues Sherbrooke et Avenue du Parc, à 
					Montréal, où tous les hippies de la métropole convergeaient 
					– ce qui ne faisait pas de mon père un hippie pour autant, mais disons 
					qu'il partageait leurs goûts musicaux... Atmosphère feutré, 
					odeur de Gitane, un immense aquarium, des sofas de velours 
					et, bien sûr, des disques. Les murs en étaient tapissés. Et des 
					présentoirs installés ici et là sur le plancher en étaient 
					jonchés.
 La boutique n’était pas 
					très grande, il devait y avoir au plus quelques centaines de 
					titres en stock. La plupart, des disques de groupes de rock 
					progressif et/ou psychédélique – Emerson, Lake & Palmer (mon 
					groupe favori à l’époque), Pink Floyd, King Crimson, Curved 
					Air, Jethro Tull, etc. Même si la boutique était assez 
					spécialisée, on pouvait en déduire – à voir comment tout 
					était entassé – que le propriétaire manquait d’espace et 
					qu’il devait sans doute avoir à faire des choix lorsqu’il 
					passait des commandes.
 
 Aujourd’hui, la plupart 
					des magasins de disques (les HMV, Archambault, & Cie) 
					tiennent des stocks de quelques milliers de disques. Ils ne 
					sont plus spécialisés dans une catégorie de musique 
					particulière et tiennent avant tout ce qui est distribué au 
					pays et ce qui se vend bien. Du rock en passant par la pop, 
					le jazz et la musique classique, ils se concentrent sur les 
					nouveautés, les succès de l’heure et les incontournables. 
					Mais ils sont tout de même limités dans ce qu’ils peuvent 
					tenir en stock de par la taille de leurs installations.
 
 Imaginez une grande 
					surface – une très grande surface – dans laquelle on 
					pourrait retrouver des millions de disques. Des plus 
					populaires (Céline Dion) aux plus obscurs (Garfield). Un 
					consommateur qui s’y rendrait serait assuré d’en ressortir 
					avec le disque convoité. Cette très grande surface, c’est 
					Amazon, c’est le Net.
 
 Le fait qu’elle n’ait pas 
					à se préoccuper de sa taille ou de son emplacement permet à 
					Amazon de tenir des inventaires de plusieurs milliers de 
					titres – même les moins « grands publics ». Et le fait 
					qu’elles aient pignon sur le Net fait en sorte qu’une 
					multitude de petites entreprises situées aux quatre coins du 
					globe ne sont plus limitées à leur région et font affaire 
					avec des clientèles de partout à travers le monde.
 
 
  Selon ce nouveau modèle économique, les produits qui font l’objet d’une faible demande (représentés ici par la portion 
					jaune du graphique), ou qui n’ont qu’un faible volume de 
					vente, peuvent ensemble représenter une part de marché égale 
					ou supérieure à celle des best-sellers (représentés ici par 
					la portion verte), si les canaux de distribution peuvent 
					proposer assez de choix. Le nouvel album de Coldplay se 
					retrouvera au début de la Longue Traîne dans les jours qui 
					viennent. Mon CD de Garfield, à la toute fin... 
 
						
							| La rareté exige des 
							hits – s'il n’y a que quelques emplacements sur 
							les rayons ou sur les ondes radio, il n'est que 
							sensé de les combler avec les titres qui vendront le 
							plus. […] Mais qu’adviendrait-il s'il y avait une 
							infinité d’emplacements disponibles? Peut-être que 
							de regarder le marché en se basant sur les hits 
							est la mauvaise façon de procéder. Il y a, après 
							tout, beaucoup de plus non-hits qu’il y a de
							hits, et maintenant les deux sont également 
							disponibles. Et si les non-hits – du digne 
							produit de niche au total flop – une fois rassemblés 
							engendraient un marché aussi grand, si non plus 
							grand, que celui des hits? (p. 8)
 |            
					C’est de cette façon que Chris Anderson débute son livre 
					The Long Tail – Why the Future of Business is Selling Less 
					of More (Hyperion Books, 2006). Le rédacteur en chef du 
					magazine Wired y traite de l’évolution du marché 
					culturel (livres, disques, films, émissions de télé) à 
					l’heure d’Internet. Selon lui, les nouvelles technologies 
					sont en train de transformer nos marchés de masse en marchés 
					de niches. Plus besoin d'appartenir à un grand groupe ou 
					d'être multimillionnaire pour rejoindre une clientèle. Les 
					nouvelles technologies font en sorte que chaque producteur 
					peut rejoindre ses consommateurs.
 Pour Anderson, 
					« l’économie basée sur les succès est la création d’une 
					époque qui manque d’espace pour satisfaire tous les goûts. 
					Il manque tout bonnement de la place pour tous les CD, DVD 
					et jeux produits. Pas assez d’écrans pour montrer tous les 
					films disponibles. Pas assez de chaînes pour que tous les 
					programmes de télévision puissent être retransmis, pas assez 
					d’ondes radio pour émettre toute la musique créée. Et 
					surtout pas assez de temps pour que toutes ces différentes 
					formes de création puissent être diffusées. »
 
 Dans
					
					un article publié en 2004 dans Wired – et qui 
					allait être à l’origine de son livre –, l'auteur explique 
					que c’est pour des raisons économiques que nous avons 
					longtemps souffert de « la tyrannie » du plus petit commun 
					dénominateur qui génère d’insipides hits et une 
					musique pop que d’aucun qualifient de préfabriquée. « Il 
					s’agit en fait d’une réponse du marché à l’inefficacité de 
					la distribution. [...] Le problème 
					majeur, si l’on peut dire, est que nous vivons dans un monde 
					physique et que jusqu’à présent, il en allait de même de la 
					plupart de nos médias culturels. Or, ce monde physique 
					impose d’étroites limites à nos loisirs, de deux façons. »
 
 Anderson mentionne deux 
					principales limites: le besoin de trouver des clientèles 
					locales et les technologies de diffusion. Dans le premier 
					cas, il explique qu’un gestionnaire de salle de cinéma 
					moyenne « ne diffusera un film que s’il peut attirer au 
					moins 1 500 personnes en l’espace de deux semaines: c’est en 
					quelque sorte le coût de location d’un écran. Un magasin de 
					disques moyen doit vendre au moins deux fois par an le même 
					CD pour justifier sa place dans les bacs: c’est le coût de 
					location d’un centimètre de rayonnage. Et ainsi de suite 
					pour les loueurs de DVD, les magasins de jeux vidéo, les 
					librairies et les kiosques à journaux. »
 
 
						
							|           
							Dans tous les cas, les distributeurs ne proposeront 
							que les contenus dont la demande justifie le 
							stockage. Le problème est la répartition 
							géographique du public: peut-être une quinzaine de 
							kilomètres pour un cinéma, moins pour les librairies 
							ou les disquaires, et encore moins pour un loueur de 
							vidéos. Pour un grand documentaire, il ne suffit pas 
							de pouvoir compter sur 500 000 spectateurs au niveau 
							national. L’essentiel est le nombre de spectateurs 
							qu’il attirera au nord de Rockville dans le 
							Maryland, ou encore parmi les habitués du centre 
							commercial de Walnut Creek en Californie.
 |  |