Montréal, 15 octobre 2008 • No 260

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

CRISE FINANCIÈRE: LES PARTISANS DE FRIEDMAN SE RANGENT DU CÔTÉ DE MARX *

 

par Martin Masse

 

          Dans son Manifeste du Parti communiste publié en 1848, Karl Marx proposait dix mesures devant être mises en vigueur après la prise du pouvoir par le prolétariat dans le but de centraliser tous les instruments de production aux mains de l'État. L'une d'entre elles, la cinquième, visait la « centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État et qui jouira d'un monopole exclusif ».

 

          S'il devait revenir aujourd'hui d'entre les morts, Marx serait sans doute ravi de découvrir que la plupart des économistes et des commentateurs financiers, y compris nombre d'entre eux qui prétendent être en faveur de marchés libres, s'accordent avec lui sur ce point.

          On constate en effet que des analystes d'organismes réputés pour défendre habituellement des politiques économiques libérales, de même que des commentateurs dans les pages du Wall Street Journal et du National Post, semblent renier leurs positions traditionnelles ces derniers temps. Ils se sont prononcés en faveur d'injections massives de liquidités dans les marchés par les banques centrales, de la prise de contrôle par le gouvernement américain d'institutions financières géantes, ainsi que du plan de sauvetage de 700 milliards $ qui vient d'échouer au Congrès. Certaines des mêmes voix plaidaient pour des interventions similaires lorsque la bulle des dotcom a éclaté en 2001.

          « Qu'est-ce qui a bien pu arriver aux descendants de mes opposants libéraux? », se demanderait sans doute Marx.

          À première vue, quiconque comprend le fonctionnement d'une économie de marché peut facilement voir que quelque chose ne tourne pas rond dans ces positions. Les impôts qui devront être prélevés pour financer ce plan permettront sans doute de maintenir certaines compagnies à flot, mais ils détourneront des capitaux, tueront des emplois et rendront des entreprises moins rentables ailleurs dans l'économie. Accroître la masse monétaire a le même effet. Il s'agit d'une taxe invisible qui redistribue les ressources à ceux qui ont accumulé des dettes et qui ont fait de mauvais placements.

          Pourquoi alors jeter par-dessus bord cette analyse parfaitement correcte dès qu'on constate des soubresauts un peu trop forts sur les marchés?

          La justification pour intervenir semble toujours s'appuyer sur la peur de revivre la Grande Dépression. Si nous laissons trop d'institutions s'effondrer pour cause d'insolvabilité, nous dit-on, il y a risque d'un effondrement généralisé des marchés financiers, ce qui entraînerait un assèchement complet des flux de crédit et des effets catastrophiques sur tous les secteurs de la production. Cette opinion, que partagent Ben Bernanke, Henry Paulson, et une bonne partie de l'establishment politique et économique de droite, se fonde sur la thèse de Milton Friedman selon laquelle la Réserve fédérale aurait provoqué la Dépression en n'injectant pas suffisamment d'argent dans le système financier suite au crash de 1929.

          C'est une position qui semble, au premier abord, s'appuyer sur des arguments plutôt libéraux. Les politiques malavisées de la Fed, une créature de l'État, de même qu'une mauvaise réglementation imposée au secteur financier, seraient responsables de la crise. La nécessité de répondre à cette situation d'urgence et de maintenir le bon fonctionnement des marchés prennent la priorité sur les préoccupations concernant le fardeau fiscal et l'inflation monétaire. Cette approche est censée se distinguer de celle des keynésiens, qui proposent étrangement les mêmes solutions même si leur analyse des causes de la crise est différente.

          Il existe cependant une autre approche qui ne fait aucun compromis avec les principes du libre marché et qui explique de manière cohérente pourquoi nous nous retrouvons constamment dans ces situations de bulle financière suivie d'un effondrement. Elle se concentre sur la proposition No 5 de Marx: le contrôle étatique sur le capital.

          Depuis des décennies déjà, les économistes de l'école autrichienne nous mettent en garde contre les conséquences néfastes d'avoir un système de banque centrale fondé sur une monnaie fiduciaire, c'est-à-dire une monnaie qui ne s'appuie sur aucune contrepartie métallique comme l'or et qui peut facilement être manipulée. En plus de ses désavantages évidents (hausses constantes des prix, dépréciation de la monnaie, etc.), ce système se caractérise par un crédit facile et des taux d'intérêt maintenus artificiellement bas, ce qui envoie des signaux de marché faussés aux investisseurs et exacerbe les cycles économiques.
 

« Depuis des décennies déjà, les économistes de l'école autrichienne nous mettent en garde contre les conséquences néfastes d'avoir un système de banque centrale fondé sur une monnaie fiduciaire, c'est-à-dire une monnaie qui ne s'appuie sur aucune contrepartie métallique comme l'or et qui peut facilement être manipulée. »


          Non seulement la banque centrale crée-t-elle constamment de l'argent à partir de rien, mais le système de réserves fractionnaires permet aux institutions financières d'augmenter encore plus la quantité de crédit qui circule dans l'économie. Lorsque la création monétaire est soutenue, une bulle financière émerge qui se nourrit d'elle-même, des prix plus élevés permettant aux propriétaires de titres gonflés de dépenser et d'emprunter davantage, ce qui amène une création additionnelle de crédit, ce qui fait grimper encore plus les prix, et ainsi de suite.

          À mesure que les prix deviennent de plus en plus faussés, des malinvestissements, soit des investissements qui n'auraient pas été faits dans les conditions normales du marché, finissent par s'accumuler. Malgré cela, les institutions financières ont une incitation à embarquer dans cette frénésie d'endettement irresponsable, sinon elles pourraient perdre des parts de marché. La surabondance de « liquidités » fait en sorte que des décisions de plus en plus risquées sont prises dans le but d'accroître les rendements, et l'effet de levier atteint des niveaux dangereusement élevés.

          Durant cette phase de spéculation exacerbée, tout le monde semble croire que le boom se poursuivra indéfiniment. Les seuls qui prédisent que cela finira mal sont les Autrichiens, comme Friedrich Hayek et Ludwig von Mises l'ont fait avant le crash de 1929, et leurs disciples au cours des dernières années.

          Que doit-on faire lorsque ce château de cartes commence à s'effondrer, soit à cause d'une série de faillites ou parce que la banque centrale craint de perdre le contrôle de l'inflation? Il est évident que le crédit va s'amenuiser, puisque tout le monde voudra se retirer des projets trop risqués, demandera le remboursement des prêts ou placera ses fonds dans des endroits plus sécuritaires. On n'en sort pas: les malinvestissements doivent être liquidés; les prix doivent retomber à des niveaux plus réalistes; et les ressources engagées dans des projets improductifs doivent être libérées et transférées à des secteurs où il existe une demande réelle. Ce n'est qu'à ce moment que les capitaux redeviendront de nouveau disponibles pour des investissements profitables.

          Les partisans de Milton Friedman, qui n'ont jamais développé de notion de malinvestissement et qui ne soulèvent jamais de préoccupations pendant le boom, ne comprennent pas non plus pourquoi il mène inévitablement à un crash. Ils ne voient que l'assèchement du crédit et blâme la Fed de ne pas avoir suffisamment injecté de liquidités pour le prévenir.

          Il faut toutefois comprendre que les banques centrales et les gouvernements n'ont pas le pouvoir de transformer des investissements non rentables en investissements rentables. Ils ne peuvent forcer les institutions à prêter davantage alors qu'elles sont dans une situation aussi précaire. C'est pourquoi lancer de l'argent sur le problème ne règle absolument rien. Les injections de liquidités par la Fed ont débuté il y a plus d'une année et n'ont aucunement réussi à empêcher une détérioration de la situation. De telles mesures n'ont pour effet que de retarder les réajustements du marché et de transformer ce qui devrait être une courte récession en marasme prolongée.

          Friedman – qui, contrairement à sa réputation, n'était pas un ennemi acharné de l'inflation monétaire, mais proposait simplement une façon de mieux la contrôler en temps normal – avait non seulement une compréhension déficiente des cycles économiques, mais il avait tort en affirmant que la Fed n'était pas suffisamment intervenu durant la Dépression. Elle a tenté à plusieurs reprises de gonfler la quantité de crédit, mais celle-ci a tout de même diminué pour différentes raisons. Il s'agit là d'une différence d'interprétation cruciale entre les écoles autrichienne et de Chicago.

          Comme Friedrich Hayek l'a écrit en 1932, « Au lieu d'encourager la liquidation inévitable des malinvestissements provoqués par le boom au cours des trois dernières années, tous les moyens concevables ont été utilisés pour empêcher que ce réajustement se fasse; et l'un de ces moyens, qui a été essayé à plusieurs reprises bien que sans succès, des premières jusqu'aux plus récentes phases de la dépression, est celui d'une politique délibérée d'expansion du crédit. (…) Tenter de combattre la dépression par une expansion forcée du crédit équivaut à tenter de résoudre le problème en ayant recours aux méthodes qui l'ont créé… »

          La confusion entourant les questions monétaires dans les théories de l'école de Chicago est telle qu'elle pousse aujourd'hui ses partisans à appuyer la plus gigantesque appropriation de capitaux privés par un gouvernement dans l'histoire du monde. En ajoutant leurs voix à ceux qui, à gauche, appuient de telles mesures, ces prétendus défenseurs du libre marché ne contribuent pas à « sauver le capitalisme », mais plutôt à le conduire à sa perte.

 

* Cet article est une traduction légèrement modifiée d'un article paru dans le Financial Post, le 29 septembre. D'autres versions ont aussi paru dans Le Temps (France), le 8 octobre, et l'AGEFI (France), le 9 octobre.

 

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