Montréal, 15 novembre 2008 • No 261

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

LA MONNAIE DE CARTE
EN NOUVELLE-FRANCE

 

par Martin Masse

 

          Depuis plusieurs siècles, l'utilisation de la monnaie de papier à la place de monnaie métallique est source d'inflation, de dépréciation, de malinvestissements et de bulles financières. Nous traversons aujourd'hui la dernière en date des crises économiques provoquées par cette fraude à grande échelle.

          Même en l'absence d'une banque centrale, les gouvernements pouvaient avoir recours à la monnaie de papier en imposant aux citoyens et aux entreprises l'utilisation de titres de dette. On a eu recours à cette pratique lors de pratiquement toutes les guerres et tous les bouleversements politiques de l'histoire récente, comme les révolutions française et américaine. Les conséquences étaient les mêmes qu'aujourd'hui. La présence d'une banque centrale (la Banque d'Angleterre a été créée en 1694, mais elles n'existent que depuis 1913 aux États-Unis et 1934 au Canada) et la disparition de l'étalon-or ne font qu'en décupler les effets pervers.

 

          Ce qu'on sait peu, c'est que le premier cas d'utilisation de papier-monnaie en Amérique du Nord, et l'un des premiers dans le monde, est survenu ici même. Tous ceux qui ont suivi un cours d'histoire du Québec et du Canada se souviennent (ou devraient se souvenir!) de la fameuse monnaie créée à partir de jeux de cartes par l'intendant de la Nouvelle-France Jacques de Meulles en 1685. Cette solution à ce qu'on percevait comme une pénurie d'argent est souvent présentée dans les livres d'histoire comme « ingénieuse » et « originale ». Et pourtant, elle a entraîné les effets pervers habituels associés à une monnaie de papier qui ne s'appuie sur aucune contrepartie métallique, en plus d'affaiblir l'économie de la colonie et de contribuer à sa chute.

          J'ai donné le 18 mars 2006 une présentation sur ce sujet à l'occasion de l'Austrian Scholars Conference organisée par l'Institut Ludwig von Mises à Auburn, en Alabama. Comme les questions monétaires sont à l'avant-plan de l'actualité ces jours-ci, j'ai pensé qu'il serait intéressant de la traduire et la publier sur le Blogue du QL (la version anglaise est déjà parue sur le site de l'Institut Mises ainsi que dans le QL).

          Par ailleurs, dans un geste dont ses dirigeants ne perçoivent sans doute pas l'ironie, la Monnaie royale canadienne a émis il y a trois mois, à l'occasion du 400e anniversaire de la fondation de Québec, une pièce de 15$ qui reproduit un valet de coeur utilisé comme monnaie en Nouvelle-France. La pièce rectangulaire en argent sterling coloré avec une bordure plaquée or (qui se vend 89,95$ avant taxe), est la première d'une série de quatre qui seront émises pour les collectionneurs. J'ai évidemment sauté sur l'occasion pour m'en procurer une. Il s'agit d'un fabuleux outil pédagogique pour attirer l'attention de ceux à qui je raconte cette histoire de monnaie de carte!

M.M.

 

La monnaie de carte en Nouvelle-France:
la première expérience de papier-monnaie en Amérique du Nord

par Martin Masse

          Tout le monde sait que la Nouvelle-Orléans a été fondée par les Français. Mais la région de l'Alabama où nous nous trouvons aujourd'hui faisait également partie de l'empire français en Amérique du Nord au 18e siècle. Non loin d'ici, au nord de Montgomery, se trouvait un fort militaire appelée Fort Toulouse. Les Français contrôlaient un tiers du continent à l'époque.

          Cependant, la raison pour laquelle je dois faire cette présentation en anglais aujourd'hui est bien entendu que les Français ont perdu la presque totalité de cet empire en 1763, à la fin de la Guerre de sept ans – ou ce que les Américains appellent « the French and Indian War ».

          Les Français étaient de grands explorateurs mais, comme le dit l'adage, leur empire était un géant avec des pieds d'argile. Bien que la France ait été de loin le pays le plus peuplé d'Europe – elle comptait 20 millions d'habitants en 1700, comparativement à six millions en Angleterre et au Pays de Galles – elle a envoyé très peu de colons par-delà l'Atlantique. La plupart des dix millions de Canadiens français qui vivent au Canada et aux États-Unis aujourd'hui sont les descendants d'une dizaine de milliers de colons seulement qui sont restés sur ce continent.

          Les Huguenots n'avaient pas le droit de s'établir dans la colonie et des centaines de milliers d'entre eux ont émigré ailleurs en Europe et en Amérique du Nord. Mais la principale raison pour laquelle si peu de Français ont traversé l'Atlantique est qu'il n'y a pas grand-chose à faire au Canada – non pas à cause du climat, auquel les colons se sont rapidement adaptés, mais en raison de l'incroyable stupidité des politiques économiques françaises.

          Comme en Angleterre et ailleurs en Europe, le mercantilisme était bien évidemment la doctrine officielle en France. La colonie était considérée comme une source de matières premières au profit de la mère patrie. Le commerce des fourrures avec les Indiens constituait sa principale activité économique. Cela aurait pu permettre aux colons d'accumuler des capitaux pour développer d'autres activités. Mais durant la majeure partie de cette période, ce commerce était contrôlé par un monopole, et les profits étaient rapatriés en France au lieu d'être réinvestis au Canada.

          Il n'y avait pas beaucoup d'opportunités d'investissement de toute façon. On pouvait produire très peu de choses de façon rentable au Canada. Mis à part les petits métiers d'artisans, la plupart des activités industrielles étaient interdites parce qu'on considérait qu'elles feraient concurrence aux producteurs de la métropole. Les prix des divers produits étaient contrôlés. Et, ce qui était sans doute la politique la plus stupide de toutes, le commerce avec les voisins – les colonies anglaises au sud – était interdit, bien que la contrebande fût largement répandue.

          L'une des choses que le Français ont particulièrement mal gérées a été la monnaie. Jusqu'aux années 1660, quand il n'y avait encore que quelque 3000 colons français installés dans la vallée du Saint-Laurent, les échanges économiques dans la colonie avaient eu lieu principalement au moyen du troc. Les peaux de castor étaient la marchandise la plus fréquemment échangée, mais d'autres types de pelleteries, ainsi que de l'alcool, ont également servi de moyens alternatifs d'échange. Les communautés religieuses apportaient une certaine quantité d'argent métallique et, une fois l'an, le roi envoyait une importante somme servant à payer l'administration et les soldats stationnés dans la colonie. La majeure partie de cet argent était toutefois versé aux commerçants de la métropole pour payer les marchandises importées et ramené en France.

          Le gouvernement a commencé à manipuler la monnaie en 1661, en ordonnant que la valeur des pièces en circulation au Canada soit de 25% supérieure à leur valeur nominale en France. On souhaitait ainsi inciter l'importation de monnaie, promouvoir la monétisation des échanges économiques et intégrer l'activité économique coloniale à celle de la mère patrie. Cette surévaluation a bien sûr eu des effets pervers. Elle a provoqué un afflux de pièces françaises de mauvaise qualité contenant une forte proportion de cuivre, alors que les marchands n'acceptaient que des pièces d'or et d'argent comme moyen de paiement. Selon la plupart des observateurs, le niveau des prix au Canada a augmenté progressivement pour tenir compte de la surévaluation de sorte que le pouvoir d'achat de la monnaie métropolitaine est resté inchangé à long terme.

          Dans son livre sur l'histoire de la monnaie et les banques aux États-Unis (History of Money and Banking in the United States, p. 51), Murray Rothbard écrit que, en dehors de la Chine médiévale, le monde n'avait jamais vu de papier-monnaie jusqu'à ce que le gouvernement colonial du Massachusetts émette des titres de dette en 1690. Dans une note de bas de page, il explique cependant que la seule exception a été une curieuse forme de papier-monnaie émis cinq ans plus tôt au Québec, connue sous le nom de « monnaie de carte »(1).

          Vous ne serez pas surpris d'apprendre que la guerre et le protectionnisme ont eu quelque chose à voir avec l'apparition du papier-monnaie, autant en Nouvelle-France qu'au Massachusetts. Pour simplifier un peu, les deux empires se faisaient concurrence pour contrôler la région des Grands Lacs, qui représentait alors la nouvelle frontière du commerce de la fourrure. Les marchands hollandais et anglais d'Albany, dans la colonie new-yorkaise, étaient en mesure d'offrir un prix plus élevé que les Français pour les fourrures de castor, ce qui leur permettait d'attirer certains des alliés indiens des Français, ainsi que des aventuriers français qui faisaient la contrebande de pelleteries. Ces marchands distribuaient également des armes à leurs alliés iroquois et les encourageaient à attaquer les convois de Français et leurs alliés indiens.
 

« Le gouvernement a commencé à manipuler la monnaie en 1661, en ordonnant que la valeur des pièces en circulation au Canada soit de 25% supérieure à leur valeur nominale en France. On souhaitait ainsi inciter l'importation de monnaie, promouvoir la monétisation des échanges économiques et intégrer l'activité économique coloniale à celle de la mère patrie. »


          Les Français étaient constamment en guerre avec les Iroquois. En 1684, des soldats additionnels étaient arrivés de France pour une nouvelle campagne contre eux. Toutefois, à l'automne de cette année, les crédits budgétaires annuels envoyés dans la colonie par le roi de France n'arrivèrent pas. L'intendant de la colonie, Jacques de Meulles, n'avait plus de fonds pour payer les fonctionnaires coloniaux et les troupes. (L'intendant était ce qu'on pourrait appeler le plus haut fonctionnaire de la colonie, deuxième seulement dans la hiérarchie derrière le gouverneur qui représentait le roi.)

          En Juin 1685, il décida d'émettre ses propres notes de crédit. Comme le bon papier se faisait rare, il recueillit les cartes à jouer de la colonie et émit de la monnaie de papier de différentes valeurs, en y apposant son sceau et sa signature. En vertu d'une ordonnance, les cartes obtinrent cours légal et les commerçants furent obligés de les accepter.
 

          Dans un premier temps, l'émission de la monnaie de carte n'eut pas d'effet inflationniste. La valeur des cartes était garantie par des fonds qui étaient censés arriver de France et elles ont été intégralement rachetées lorsque ces fonds sont arrivés. Du point de vue des autorités, elles avaient aussi l'avantage de n'avoir aucune valeur pour les habitants de New York et de la Nouvelle-Angleterre. Elles ne pouvaient donc être utilisées pour commercer avec eux et contribuer ainsi à une sortie de capitaux – le commerce et l'exportation de devises étant bien sûr des phénomènes condamnables dans la perspective mercantiliste qui dominait à l'époque.

          Cinq ans plus tard, Français et Anglais étaient à nouveau en guerre les uns avec les autres. En 1689, au cours de la Glorieuse Révolution, Guillaume d'Orange avait accédé au trône d'Angleterre et Jacques II avaient fui en France. En Amérique du Nord, des incursions militaires avaient lieu des deux côtés de la frontière et on préparait des plans d'invasions majeures. Un projet français d'envahir la ville de New York et d'en expulser la population ne fut jamais complété. Toutefois, au cours de l'été 1690, une flottille de 32 navires avec 2000 hommes à bord quitta Boston, pendant que 2500 soldats anglais et combattants indiens marchaient vers le nord pour envahir la vallée du Saint-Laurent. Heureusement pour mes ancêtres, le mauvais temps, la chance et une épidémie de variole parmi les troupes sauvèrent la Nouvelle-France. (C'est durant cette bataille que le comte de Frontenac dira fameusement à l'envoyé du commandant anglais William Phips qu'il répondrait à ses demandes « par la bouche de mes canons ».)

          Les Anglais durent retourner à Boston sans butin. Les soldats rouspétaient pour avoir leur compensation et on craignait une mutinerie. Le gouvernement du Massachusetts tenta sans succès d'emprunter de l'argent des marchands de Boston. En décembre 1690, il décida d'imprimer pour 7000 livres de titres de papier et, comme l'explique Rothbard, promit « qu'il les rachèterait avec de l'or ou de l'argent dans quelques années grâce à ses recettes fiscales et que plus aucun titre de papier ne serait émis. De manière caractéristique, les deux parties de cette promesse furent rapidement jetées par-dessus bord: le montant limite d'émission fut dépassé en quelques mois, et toutes les notes continuèrent de circuler pendant près de 40 ans. » Le Massachusetts émettra à nouveau de grandes quantités de papier-monnaie après l'échec d'une autre expédition contre Québec en 1711.

          Comme on pouvait s'y attendre, au Canada aussi, l'intendant développa la mauvaise habitude d'émettre de la monnaie de carte. À mesure que la confiance s'installait dans la nouvelle monnaie, la population commençait en effet à la considérer comme un avoir stable et à en conserver une certaine proportion au lieu d'en demander le remboursement au complet chaque année. Mais au lieu de garder des réserves de pièces métalliques afin de couvrir la monnaie de carte encore en circulation, les autorités coloniales augmentèrent leurs dépenses. Elles commencèrent également à émettre de la monnaie de carte au-delà de ce que la quantité de fonds envoyés annuellement par le gouvernement français aurait dû permettre. Les cartes étaient certainement très utiles, mais les prix commencèrent tout de même à grimper à mesure que les gens réalisaient qu'il y en avait une quantité de plus en plus grande en circulation.

          Au début des années 1700, la Guerre de succession d'Espagne s'étend aux colonies française et anglaise d'Amérique du Nord. Les dépenses militaires augmentaient continuellement et la croissance de la quantité de monnaie de carte dépassait largement celle du budget colonial. En 1705, la couronne française refusa de racheter la totalité des cartes qu'on lui avait présentées, ce qui signifiait concrètement une dévaluation de la monnaie de carte. Les autorités coloniales répondirent par la création de plus de papier-monnaie. L'inflation était galopante et l'économie coloniale en débandade. En 1714, la Couronne décida de se débarrasser de ce système et de racheter les cartes à la moitié de leur valeur nominale.

          Pendant quelques années, la situation monétaire est revenue à ce qu'elle était avant 1685. Diverses tentatives furent faites pour procurer à la colonie une monnaie stable, ce qui n'entraîna que plus de confusion. En 1729, une nouvelle émission de monnaie de carte fut effectuée. Cependant, celle-ci n'était plus à ce moment-là la seule forme de papier-monnaie, ni la plus importante. Le gouvernement commença à émettre des billets d'ordonnance, qui étaient échangeables contre des lettres de change auprès du Trésor, dans les régions où les pièces métalliques et même la monnaie de carte se faisaient rares. Contrairement à la monnaie de carte, ces billets pouvaient être émis par à peu près n'importe quel officier de l'armée et le contrôle de leur émission échappait autant à l'intendant qu'au gouvernement de la métropole. L'inflation monétaire ainsi créée correspondait en fait à un impôt pour financer des dépenses militaires(2).

          La situation continua de se détériorer jusqu'à la chute de Québec et de Montréal en 1759 et 1760, qui mit fin au régime français. Ces années de guerre furent marquées par un effondrement économique et une hausse des prix qui ressemblait à de l'hyperinflation. Au cours des négociations de paix, la France accepta de convertir la monnaie de carte ainsi que les titres de dette du Trésor en débentures portant intérêt, avec des escomptes allant de 50 à 80%. Toutefois, le gouvernement français étant essentiellement en faillite, ces obligations perdirent graduellement de la valeur et, en 1771, elles n'en avaient plus aucune.

          Un historien québécois, Gérard Filteau, a écrit:
 

          Ce qu'il y a de remarquable au système financier canadien, c'est qu'il inaugure un nouveau genre de circulation, appelé à un grand avenir: les cartes sont les premiers billets de banque mis en circulation. Un autre fait remarquable, c'est que le pays ne détient aucune valeur, aucune réserve monétaire pour garantir son papier monnaie. Celui-ci n'est qu'un signe représentatif, empruntant sa valeur à l'honnêteté du gouvernement et à la bonne volonté du trésor royal. Une telle garantie uniquement morale est insuffisante puisqu'elle lie la valeur de la monnaie à la bonne conduite de quelques fonctionnaires, en lui faisant subir des fluctuations suivant la probité des hommes ou les hasards de la politique(3).

          Au moment de la conquête, il n'y avait que 70 000 colons en Nouvelle-France, par comparaison avec plus d'un million dans les colonies anglaises du sud. Le papier-monnaie a aidé à déstabiliser et à freiner le développement économique et démographique de la Nouvelle-France. Il a contribué à la chute de l'empire français en Amérique du Nord. Plus tard, il jouera un rôle important dans les révolutions française et américaine. Aujourd'hui, malheureusement, il est utilisé dans le monde entier et il continue de fausser les calculs économiques.

 

1. On parle bien ici des premiers exemples de « government paper money », de papier-monnaie émis par un gouvernement. Pour ce qui est du papier-monnaie émis par des banques, il semble que ce précédent historique occidental soit survenu quelques années plus tôt en Suède, dans les 1660. Comme ce fut le cas en Nouvelle-France et dans tous les autres cas jusqu'à nos jours, la « banque de Palmstruch », du nom de son fondateur Johan Palmstruch, a émis une trop grande quantité de billets comparativement à ses réserves, ce qui a provoqué sa faillite quelques années plus tard. Voir Stockholms Banco.
2. Robert Armstrong, Structure and Change: An Economic History of Quebec, p. 33-36. Voir également sur le rôle de la monnaie de carte pendant tout le régime français le chapitre sur la Nouvelle-France dans Le dollar canadien: une perspective historique, par James Powell.
3. La Naissance d'une Nation: Tableau de la Nouvelle-France en 1755, p. 195.

 

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