Montréal, 15 décembre 2008 • No 262

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre IV du livre Le Libéralisme, publié en 1927.

 
 

LE LIBÉRALISME ET
LES PARTIS POLITIQUES (2)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

3. Les crises du parlementarisme et l'idée d'une chambre représentant les groupes particuliers

 

          Le parlementarisme, tel qu'il s'est lentement développé en Angleterre en dans certaines de ses colonies depuis le XVIIe siècle, puis en Europe continentale depuis le renversement de Napoléon et les Révolutions de Juillet et de Février, suppose l'acceptation générale de l'idéologie libérale. Tous ceux qui entrent au Parlement, investis de la responsabilité de décider comment le pays doit être gouverné, doivent être convaincus que les intérêts bien compris de tous les groupes et de tous les membres de la société coïncident, que tout type de privilège en faveur de classes ou de groupes particuliers de la population nuit au bien commun et doit être éliminé. Les différents partis d'un parlement ayant le pouvoir d'assurer les fonctions que lui assignent les constitutions des temps modernes peuvent, bien entendu, avoir des idées différentes en ce qui concerne certaines questions politiques, mais ils doivent se considérer comme les représentants de toute la nation, pas comme les représentants d'une région donnée ou d'une couche sociale particulière.

 

          Au-delà de leurs différences d'opinion doit prévaloir la conviction qu'ils sont, en dernière analyse, unis en vue d'un but commun et d'un objectif identique, et que seuls font débat les moyens d'atteindre ce but auxquels ils aspirent tous. Les partis ne sont pas séparés par un gouffre infranchissable, ni par des conflits d'intérêts qu'ils seraient prêts à défendre jusqu'au bout si cela voulait dire que toute la nation devait en souffrir et le pays être mené à la ruine. Ce qui divise les partis, c'est leur position en ce qui concerne les problèmes de politique concrète. Il n'y a par conséquent que deux partis: le parti au pouvoir et celui qui cherche à y parvenir. Même l'opposition ne cherche pas à prendre le pouvoir pour promouvoir certains intérêts ou pour placer les membres de son parti aux postes officiels, mais afin de faire passer ses idées dans la loi pour les mettre en pratique dans l'administration du pays.

          Ce n'est que sous ces conditions que les parlements ou les gouvernements parlementaires peuvent fonctionner. Elles ont un temps prévalu dans les pays anglo-saxons et certaines traces peuvent encore en être retrouvées aujourd'hui. Sur le continent européen, même à l'époque habituellement considérée comme l'âge d'or du libéralisme, on ne peut réellement parler que d'une approximation de ces conditions. Depuis des décennies, les assemblées populaires d'Europe ont plutôt connu des conditions diamétralement opposées. Elles comptent un grand nombre de partis, chacun étant lui même divisés en divers courants, qui présentent généralement un front uni au monde extérieur mais qui, au cours des réunions du parti, s'opposent les uns aux autres de manière aussi violente qu'ils le font en public vis-à-vis des autres partis. Chaque parti et chaque faction se sentent l'unique représentant de certains intérêts particuliers, qu'ils cherchent à faire triompher à tout prix. Allouer autant que faire ce peu l'argent public aux « nôtres », les favoriser par des tarifs protecteurs, des barrières à l'immigration, une « législation sociale » et des privilèges de toutes sortes, le tout aux dépens du reste de la société: voilà tout le contenu de leur politique.

 


TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 4


1. Le caractère « doctrinaire » des libéraux
2. Les partis politiques
3. Les crises du parlementarisme et l'idée d'une chambre représentant les groupes particuliers
4. Le libéralisme et les partis défendant les intérêts particuliers
5. La propagande et l'organisation des partis
6. Le libéralisme comme « parti du capital »

          Comme leurs revendications sont en principe sans limites, il est impossible à quelque parti que ce soit d'atteindre les buts qu'il envisage. Il est impensable que ce que réclament les partis agricoles et ouvriers puisse être un jour totalement réalisé. Tout parti cherche néanmoins à avoir assez d'influence pour permettre de voir ses désirs satisfaits autant qu'il est possible, tout en prenant garde de pouvoir toujours donner à ses électeurs la raison pour laquelle leurs revendications n'ont pas été toutes entendues. Ceci ne peut être fait qu'en cherchant à donner publiquement l'impression d'être dans l'opposition, même si le parti est bel et bien au pouvoir, ou en faisant porter la responsabilité de la situation à une force hors de son influence: le souverain dans un État monarchique ou, dans certaines circonstances, les puissances étrangères ou assimilables. À les entendre, les bolchevistes ne peuvent pas rendre la Russie heureuse, pas plus que les socialistes ne peuvent le faire pour l'Autriche, parce que « l'impérialisme occidental » les en empêche. Pendant au moins cinquante ans, les partis antilibéraux ont gouverné l'Allemagne et l'Autriche, et nous continuons pourtant à lire dans leurs manifestes et dans leurs discours publics, même de la part de leurs partisans « scientifiques », que tous les maux sont à mettre au compte de la prédominance des principes « libéraux ».

          Un parlement composé des membres de partis antilibéraux au service d'intérêts particuliers n'est pas capable de continuer son travail et doit, à long terme, décevoir tout le monde. C'est ce que les gens veulent dire aujourd'hui et qu'ils ont voulu dire depuis des années quand ils parlent de crise du parlementarisme.

          Comme solution à cette crise, certains proposent la suppression de la démocratie et du système parlementaire ainsi que l'instauration d'une dictature. Nous ne souhaitons pas recommencer à expliquer notre opposition à la dictature car nous l'avons déjà fait avec suffisamment de détail.

          Une deuxième suggestion veut remédier aux prétendues déficiences d'une assemblée générale composée de membres élus directement par tous les citoyens en lui substituant ou en lui ajoutant une autre chambre, composée de délégués choisis par des guildes ou des corps de métiers autonomes, regroupés suivant les différentes branches commerciales, industrielles et professionnelles. Ce qui manquerait aux membres d'une assemblée générale populaire, explique-t-on, c'est l'objectivité nécessaire ainsi que la connaissance des affaires économiques. Ce dont nous aurions besoin n'est pas tant d'une politique générale que d'une politique économique. Les représentants des guildes industrielles et professionnelles seraient ainsi capables de parvenir à un accord sur des questions dont la solution soit échappe totalement aux délégués des chambres constituantes élus simplement sur une base géographique, soit ne leur apparaît qu'après un grand retard.

          En ce qui concerne une assemblée composée de délégués représentant diverses associations professionnelles, le point crucial qu'il convient de clarifier est de savoir comment prendre en compte un suffrage ou, si chaque membre n'a droit qu'à une voix, combien de représentants seront affectés à chaque guilde. C'est un problème qu'il convient de résoudre avant que la chambre ne se réunisse. Mais une fois cette question réglée, on peut s'épargner la peine de convoquer l'assemblée en session, car le résultat du vote sera déjà déterminé. C'est une tout autre question que de savoir si la distribution du pouvoir entre les guildes, une fois mise en place, pourra être maintenue. Elle sera toujours – ne nous faisons pas d'illusions sur ce point – inacceptable pour la majorité des gens. Afin de créer un parlement pouvant être reconnu par la majorité, il n'est pas nécessaire de disposer d'une assemblée divisée selon les professions. Tout dépendra du mécontentement engendré par les politiques adoptées par les députés des guildes, et de ce qu'il sera ou non assez fort pour conduire à un renversement de tout le système. Au contraire du système démocratique, le nouveau principe proposé n'offre nulle garantie qu'un changement de politique souhaité par l'écrasante majorité de la population se produise. En disant cela, nous avons dit tout ce qu'il faut dire contre l'idée d'une assemblée constituée sur la base d'une division professionnelle. Pour le libéral, il est en effet dès le départ hors de question de retenir un système qui n'exclut pas toute interruption violente du développement pacifique.

          De nombreux partisans de l'idée d'une chambre composée de représentants des guildes pensent que les conflits devraient être réglés non par la soumission d'une faction à une autre mais par l'ajustement mutuel de leurs différences. Mais que se passerait-il si les parties n'arrivaient pas à parvenir à un accord? Les compromis ne s'établissent que lorsque le spectre d'une issue défavorable incite chaque intervenant à accepter des concessions. Personne n'empêche les différentes parties de parvenir à un accord dans le cas d'un parlement constitué de représentants élus directement par toute la nation. Personne ne pourra forcer une chambre composée de députés choisis par les membres des associations professionnelles à trouver un accord.

          Ainsi, une assemblée constituée de cette façon ne peut pas fonctionner comme un parlement faisant office d'organe du système démocratique. Elle ne peut être le lieu où l'on résout pacifiquement les différences d'opinion politique. Elle n'est pas en état d'empêcher un arrêt violent du progrès pacifique de la société consécutif à une insurrection, une révolution ou la guerre civile. Dans ce cas, les décisions déterminantes quant à la façon dont le pouvoir politique se distribue au sein de l'État ne sont pas prises à l'intérieur des Chambres ou lors des élections décidant de leur composition. Le facteur clé de la distribution du pouvoir réside dans le poids relatif que la constitution attribue aux différentes associations professionnelles pour ce qui est de déterminer la politique publique. Or ce point est décidé à l'extérieur des Chambres représentatives et sans aucune relation organique avec les élections au cours desquelles ses membres sont choisis.

          Il est par conséquent plutôt correct de ne pas accorder le nom de « parlement » à une assemblée constituée de représentants d'associations professionnelles organisées selon les métiers. La terminologie politique a pris l'habitude, au cours des deux derniers siècles, d'effectuer une distinction nette entre un parlement et une telle assemblée. S'il l'on ne souhaite pas confondre tous les concepts de la science politique, on ferait bien de respecter cette distinction.
 

« Un parlement composé des membres de partis antilibéraux au service d'intérêts particuliers n'est pas capable de continuer son travail et doit, à long terme, décevoir tout le monde. C'est ce que les gens veulent dire aujourd'hui et qu'ils ont voulu dire depuis des années quand ils parlent de crise du parlementarisme. »


          Sydney et Beatrice Webb, comme bon nombre de syndicalistes et de tenants du socialisme des guildes, et suivant en cela les recommandations déjà proposées par beaucoup de partisans continentaux d'une réforme de la chambre haute, ont suggéré de laisser deux chambres cohabiter côte à côte, l'une élue directement par toute la nation, l'autre composée de députés élus par des « circonscriptions » regroupant les électeurs selon leur profession. Il est cependant évident que cette proposition n'est en aucun cas un remède aux défauts du système de représentation par des guildes. En pratique, le système bicamériste ne peut fonctionner que si l'une des deux chambres a la priorité et le pouvoir inconditionnel d'imposer sa volonté à l'autre, ou si, lorsque les deux chambres sont en désaccord sur un point, une tentative de compromis doit être faite. En l'absence de telle tentative, le conflit doit alors être résolu hors des chambres du parlement, et en dernier recours uniquement par la force. On peut tourner et retourner le problème dans tous les sens, on en revient toujours à la fin aux mêmes difficultés insurmontables. Telles sont les pierres d'achoppement sur lesquelles viennent buter toutes les propositions de ce type, qu'on les appelle corporatisme, socialisme des guildes ou autrement. Les gens reconnaissent le caractère impraticable de ces projets quand ils finissent par se contenter de recommander une nouveauté totalement sans importance: la création d'un conseil économique n'ayant qu'un rôle consultatif.

          Les défenseurs de l'idée d'une assemblée composée de députés des guildes sont victimes d'une sérieuse illusion s'ils s'imaginent que les antagonismes déchirant aujourd'hui l'unité nationale pourraient être surmontés en divisant la population et l'assemblée populaire en fonction des activités professionnelles. On ne peut pas éliminer les antagonismes en bricolant la constitution. Ils ne peuvent être surmontés que par l'idéologie libérale.
 

4. Le libéralisme et les partis défendant les intérêts particuliers

          Les partis défendant des intérêts particuliers, qui ne voient dans la politique rien de plus que la possibilité d'obtenir des privilèges et des prérogatives pour leurs propres groupes, ne rendent pas seulement le système parlementaire impossible: ils détruisent l'unité de l'État et de la société. Ils ne conduisent pas seulement à la crise du parlementarisme, mais à une crise politique et sociale générale. La société ne peut pas exister sur le long terme si elle est divisée en groupes bien séparés, chacun essayant d'arracher des privilèges particuliers pour ses propres membres, vérifiant continuellement qu'ils ne souffrent aucun contretemps, et prêts, à tout moment, à sacrifier les institutions politiques les plus importantes afin de gagner quelque maigre avantage.

          Les partis défendant des intérêts particuliers ne voient dans les questions politiques que des problèmes de tactique politique. Leur but ultime est fixé dès le départ. Leur objectif est d'obtenir, aux dépens du reste de la population, les plus grands avantages et privilèges possibles pour les groupes qu'ils représentent. La plate-forme du parti n'est destinée qu'à camoufler cet objectif et à donner une certaine apparence de justification, elle n'est surtout pas d'expliquer publiquement quel est le but de la politique du parti. Les membres du parti, en tout cas, connaissent ce but: on n'a pas besoin de le leur expliquer. Dans quelle mesure il devrait être communiqué au monde n'est toutefois qu'une question purement tactique.

          Tous les partis antilibéraux ne veulent rien d'autre que garantir des faveurs spéciales à leurs membres, sans aucun égard pour la désintégration de toute la société qui en résulte. Ils ne peuvent pas résister un instant à la critique que le libéralisme fait de leurs objectifs. Ils ne peuvent nier, quand on soumet leurs revendications à un examen logique minutieux, que leur activité a, en dernière analyse, des effets antisociaux et destructeurs. Même l'étude la plus superficielle montrera qu'il est impossible de faire naître un ordre social de l'action de partis défendant des intérêts particuliers et s'opposant sans cesse les uns aux autres. Certes, l'évidence de ces faits n'a pas pu porter atteinte à ces partis aux yeux de ceux qui n'ont pas la capacité de voir plus loin que l'instant présent. La grande masse des gens ne cherche pas à savoir ce qui se passera après-demain ou encore plus tard. Il pense à aujourd'hui et, au plus, à demain. Ils ne se demandent pas ce qui devrait arriver si tous les autres groupes, poursuivant eux aussi des intérêts particuliers, montraient la même indifférence vis-à-vis du bien-être général. Ils espèrent non seulement réussir à faire accepter leurs propres revendications, mais aussi voir repoussées celles des autres. Car l'idéologie des partis défendant les intérêts particuliers n'a rien à offrir aux rares personnes qui ont des objectifs plus élevés en ce qui concerne l'activité des partis politiques, qui demandent de suivre des impératifs catégoriques même dans la vie politique (« N'agissez que suivant le principe dont vous voudriez qu'il soit une loi universelle, c'est-à-dire de telle sorte qu'aucune contradiction ne résulte de la tentative de considérer votre action comme une loi à respecter par tous »).

          Le socialisme a tiré un grand avantage du manque de logique de la position adoptée par ces partis. En effet, pour de nombreuses personnes incapables de saisir le grand idéal du libéralisme, mais qui voyaient assez clair pour ne pas se satisfaire des demandes de traitements privilégiés de la part de groupes spécifiques, le principe du socialisme prit une importance particulière. L'idée d'une société socialiste – à laquelle on ne peut, malgré ses défauts intrinsèques inévitables et que nous avons déjà discutés en détail, nier une certaine grandeur – a servi à cacher et, en même temps, à justifier la faiblesse de la position de ces partis. Elle eut pour effet de détourner l'attention de la critique des activités du parti vers un grand problème qui, quoi qu'on en pense, méritait d'être pris en considération de manière sérieuse et détaillée.

          Au cours des cent dernières années, l'idéal socialiste, sous une forme ou sous une autre, a trouvé des partisans chez des gens sincères et honnêtes. Certains hommes et certaines femmes, parmi les meilleurs et les plus nobles, l'ont embrassé avec enthousiasme. Il fut le guide d'hommes d'État distingués. Il prit une position prépondérante dans les universités et fut la source d'inspiration de la jeunesse. Il a tellement alimenté les réflexions et les émotions des générations passées et présentes que l'histoire caractérisera un jour notre époque comme l'âge du socialisme. Au cours des dernières décennies, des individus de tous les pays ont donné autant qu'ils le pouvaient pour réaliser l'idéal socialiste, par la nationalisation et la municipalisation des entreprises ainsi qu'en adoptant des mesures destinées à mettre en place une économie planifiée. Les défauts découlant nécessairement de la gestion socialiste – ses effets défavorables sur la productivité du travail humain et l'impossibilité du calcul économique en régime socialiste – ont partout conduit ces tentatives à une situation où presque tout pas supplémentaire dans la direction du socialisme menaçait de détériorer de manière trop flagrante la quantité de biens mis à la disposition du public. Il était absolument nécessaire de s'arrêter sur la voie vers le socialisme et l'idéal socialiste – même s'il conserva son ascendance idéologique – devint, en matière de politique de tous les jours, un simple masque pour les partis ouvriers, dans leur lutte pour les privilèges.

          On pourrait montrer que tel est le cas pour chacun des nombreux partis socialistes tels que, par exemple, les différentes tendances de socialistes chrétiens. Nous nous proposons, toutefois, de limiter notre discussion au cas des socialistes marxistes, qui ont sans aucun doute représenté et représentent encore le parti socialiste le plus important.

          Marx et ses successeurs étaient véritablement sérieux quand ils parlaient du socialisme. Marx rejetait tous les types de mesures en faveur de groupes particuliers ou de couches spécifiques de la société, mesures que réclamaient les partis défenseurs des intérêts particuliers. Il ne contestait pas le bien-fondé de l'argument libéral selon lequel le résultat de tels agissements ne pourrait que conduire à une diminution générale de la productivité du travail. Quand il pensait, parlait et écrivait de manière cohérente, il expliquait toujours que toute tentative de toucher au mécanisme du système capitaliste, par des interventions de la part du gouvernement et des autres organes sociaux pouvant faire usage de la force, n'avait aucun sens parce que cela n'apportait pas les résultats attendus par les avocats de cette méthode, mais diminuait au contraire la productivité de l'économie. Marx voulait organiser les travailleurs en vue de la lutte qui conduirait à la mise en place du socialisme, pas en vue de leur obtenir des privilèges particuliers au sein d'une société toujours basée sur la propriété privée des moyens de production. Il voulait un parti ouvrier socialiste mais pas, comme il disait, un parti « petit-bourgeois » visant à des réformes individuelles et partielles. Aveuglé par son attachement aux conceptions de son système scolastique, il ne pouvait voir les choses telles qu'elles étaient et pensait que les ouvriers, que les auteurs subissant son influence avaient organisés en partis « socialistes », se contenteraient de rester tranquillement à regarder l'évolution du système capitaliste selon ce qu'en disait sa doctrine, afin de ne pas repousser le jour où il serait enfin temps d'exproprier les expropriateurs et d'instaurer le socialisme. Il ne voyait pas que les partis ouvriers, tout comme les autres partis défendant des intérêts particuliers qui surgissaient simultanément partout, reconnaissaient certes que le programme socialiste était correct en théorie mais ne se préoccupaient en pratique que de l'objectif immédiat d'obtenir des privilèges pour les ouvriers. La théorie marxiste de la solidarité des intérêts de tous les travailleurs, que Marx a développée avec d'autres idées politiques en tête, rendit un excellent service en ce qu'elle cachait habilement que le prix de la victoire pour certains travailleurs devait être payé par d'autres travailleurs. Ce qui veut dire que dans le domaine de la législation prétendument « en faveur du travail », tout comme dans les batailles syndicales, les intérêts des travailleurs ne coïncident nullement. À cet égard, la doctrine marxiste rendit le même service au parti défendant les intérêts particuliers des ouvriers que l'appel à la religion pour le Parti du centre (catholique) en Allemagne et pour d'autres partis cléricaux; que les appels à la solidarité nationale pour les nationalistes; que l'affirmation de l'identité des intérêts de tous les producteurs agricoles pour les partis agricoles et que la doctrine de la nécessité de tarifs généralisés en vue de protéger le travail national pour les partis protectionnistes.

          Plus les partis sociaux-démocrates prirent de l'importance, plus les syndicats y exercèrent de l'influence en leur sein et plus ces partis devinrent une association de syndicats analysant tout sous l'angle de la syndicalisation obligatoire et de l'augmentation des salaires. Le libéralisme n'a absolument rien en commun avec ces partis. Il leur est diamétralement opposé. Il ne promet de faveurs spéciales à personne. Il demande à tout le monde des sacrifices en vue de la préservation de la société. Ces sacrifices – ou, pour être plus précis, la renonciation à des avantages pouvant être obtenus directement – ne sont certes que provisoires: ils se remboursent d'eux-mêmes par des gains plus importants et plus durables. Néanmoins, ils constituent bel et bien des sacrifices à l'heure actuelle. En raison de cela, le libéralisme se trouve, dès le départ, en position singulière dans la concurrence entre les différents partis. Le candidat antilibéral promet des privilèges particuliers à chaque groupe d'électeurs: des prix plus élevés aux producteurs et des prix plus bas aux consommateurs; une hausse des salaires aux fonctionnaires et une baisse des impôts aux contribuables. Il est prêt à céder à toute demande de dépense, à charge de la faire financer par le Trésor public ou par « les riches ». Aucun groupe n'est trop petit à ses yeux pour qu'il renonce à chercher ses suffrages à l'aide d'un cadeau payé par les poches de « la société ». Le candidat libéral ne peut qu'expliquer à tous les électeurs que la poursuite de telles faveurs est une activité antisociale.
 

 

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