Montréal, 15 décembre 2008 • No 262

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

LE FUTUR EST GRATUIT
 (SUR LE NET, EN TOUT CAS)

 

« Online, there really is such a thing as a free lunch. »

 

–Chris Anderson, « Freeconomics »,
The Economist (The World in 2008 print edition)

 
 

par Gilles Guénette

 

          Le mois dernier, la troupe d’humoristes britanniques Monty Python a lancé sa propre chaîne sur YouTube: The Monty Python Channel on YouTube. Dans une vidéo franchement hilarante, les membres du groupe expliquent que cette initiative est la réponse à plusieurs années de pillage de la part de YouTubers qui se sont approprié des dizaines de milliers de leurs vidéos en les installant sur le populaire site de partage de vidéos. Exaspérés, ils ont décidé de prendre la situation en mains.
 

          « Nous savons qui vous êtes, clame un narrateur. Nous savons où vous habitez et nous pourrions vous faire subir les pires atrocités. Mais étant les chics types que nous sommes, nous avons trouvé une meilleure façon d’obtenir notre dû: nous avons lancé notre propre chaîne sur YouTube. Fini les vidéos de qualité exécrables! Nous vous donnons maintenant accès à des vidéos de grande qualité, tirées directement de nos archives. Le tout, absolument gratuitement! »

 

          Ce à quoi les membres de la troupe réagissent plutôt mal: « Gratuit?! Are you insane?! » Eh oui. Mais rapidement le narrateur de la vidéo les rassure en soulignant qu’ils – les membres de la troupe – souhaitent quelque chose en retour. « Ah? » Ils souhaitent que les YouTubers cliquent sur les liens « Achetez nos films et émissions de télévision! », histoire d’atténuer « la douleur et le dégoût ressentis devant ce pillage systématique perpétré sur plusieurs années! »
 

Gratuité all the way

          La troupe Monty Python n’est que la dernière d’une longue liste de producteurs de contenu à opter pour la gratuité. Pensez à tout ce qu'on retrouve gratuitement sur le Web: de la vidéo, de la musique, des journaux, des émissions de télé, de la radio, des services de traduction, des livres, des concerts, des conférences, des systèmes de gestion de contenu, des services de messagerie, Le Québécois Libre, des recettes, des études, des prévisions météo, des sites de réseautage, des tutoriels, des encyclopédies, des outils de recherche, et plein de d'autres choses encore.

          Une simple recherche à l’aide du mot « Free » (l’anglais étant beaucoup plus présent que le français sur le Net) sur Google.com, nous donne l’ampleur de la popularité du concept: 4 180 000 000 résultats, le 3 décembre dernier. Le terme « Free » surpasse même les termes « State » (1 410 000 000), « Sex » (799 000 000) et « God » (517 000 000) sur le moteur de recherche. C’est pour dire. Le concept de gratuité est maintenant plus populaire que celui de dieu! Et la tendance n’est pas sur le point d’être renversée.

          Alors que le coût de la bande passante sur le Net ne cesse de dégringoler et que la capacité de stocker et de traiter rapidement de l’information ne cesse d’augmenter, le futur serait… gratuit. C’est ce que prétend Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired et auteur du livre The Long Tail – Why the Future of Business is Selling Less of More (Hyperion Books, 2006), dans un livre adéquatement intitulé Free à paraître en 2009.

          Dans un article publié plus tôt cette année dans son magazine (« Free! Why $0.00 Is the Future of Business », 25 février 2008), Anderson résume les grandes lignes de ce qu’il développera dans son bouquin – à savoir que la gratuité, autrefois vue comme une gimmick de marketing, est en voie de devenir une économie à part entière (a full-fledge economy).
 

          « La popularité grandissante de la "freeconomics" (ou l’économie de la gratuité) [un terme qui réfère au best-seller Freakonomics de 2005] est directement liée aux technologies qui permettent le fonctionnement de la Toile. Alors que le coût d’une unité de traitement de l’information baisse de moitié à chaque 18 mois (comme le veut la Loi de Moore), les coûts de la bande passante et du stockage de l’information, eux, baissent encore plus rapidement. Ce qui veut dire que les courbes représentant la tendance des coûts à faire affaires en ligne pointent toutes dans la même direction: zéro. »

Comment expliquer cela?

          « Un dispendieux parc de disques durs (coûts fixes) peut servir des dizaines de milliers d'utilisateurs (coûts marginaux). Le concept de la Toile repose sur les économies d'échelle et sur la recherche constante de nouvelles façons d’attirer le plus d’utilisateurs pour une même ressource centralisée, étalant ainsi son coût sur des audiences toujours plus grandes à mesure que la technologie devient plus performante. Il ne repose pas sur le coût de tout l'équipement empilé sur des étagères de centres de traitement de données; mais sur ce que cet équipement peut accomplir. Et chaque année, par le truchement d’une sorte de mécanisme magique, ce dernier fait plus pour moins. Ramenant les coûts marginaux de la technologie que nous consommons individuellement toujours plus près de zéro. »

          L’année dernière, Yahoo a annoncé que son service gratuit de messagerie électronique fournirait dorénavant un espace de stockage illimité. « Illimité » comme dans « à l’infini »! MSN Hotmail offre un compte mail gratuit de 5 Go de stockage alors que Gmail, la messagerie de Google, met à la disposition de ses usagers plus de 7273.881915 Mo (nombre en évolution, noté le 15 décembre 2008) d'espace de stockage. Le prix du marché de stockage d’information en ligne, dans le domaine du courriel du moins, est donc tombé à zéro. Et le plus ahurissant dans tout ça est que personne ne s'en étonne!
 

          « Il est maintenant clair que pratiquement tout ce que la technologie reliée à la Toile touche emprunte la pente vers la gratuité, du moins en ce qui nous concerne, consommateurs. La capacité de stockage rejoint maintenant la bande passante (YouTube: gratuit) et la capacité de traitement (Google: gratuit) dans une course folle vers le bas. La science économique nous dit que dans un marché compétitif, les prix chutent jusqu’au coût marginal. Il n'y a jamais eu de marché plus compétitif que celui de l’Internet, et tous les jours le coût marginal de l’information numérique s’approche toujours plus de… rien. »

 

Six grandes catégories

          Dans le modèle des médias traditionnels, comme nous le rappelle Anderson, un éditeur offre aux consommateurs un produit gratuit (ou presque gratuit) et ce sont les publicitaires qui paient la note. La radio est « gratuite » comme l’est en bonne partie la télévision. De la même manière, les éditeurs de journaux et de magazines ne nous facturent pas leur véritable coût de création, d’impression et de distribution. Ils ne vendent pas du papier et des revues à des lecteurs, mais des lecteurs à des annonceurs publicitaires. La Toile représente, en quelque sorte, l’extension de ce modèle d’affaires.
 

« L’"économie de l’attention" et l’"économie de la réputation" sont peut-être des concepts trop flous pour mériter un département dans une université près de chez vous, "mais on retrouve quelque chose de bien réel au coeur des deux", nous dit Anderson. »


          Et sur la Toile, Anderson soutient que l’économie de la gratuité peut être divisée en six grandes catégories:

1) Les « Freemiums »
– Ce qui est gratuit: des logiciels et des services, un peu de contenu.
– Gratuit pour qui: les usagers de la version « de base ».


          Voilà l’un des modèles d’affaires les plus communs sur le Web. Il s’agit du site de contenu qui offre un accès gratuit, mais limité, à ses pages et un accès payant, donc complet. Ou le producteur de logiciel qui offre une version gratuite de son produit, avec un accès à seulement quelques-unes des fonctionnalités du logiciel, et une version payante, offrant toutes les possibilités du produit.
 

           « En ligne, le site typique suit la règle du 1% – 1 pourcent des utilisateurs soutiennent tous les autres. Dans le modèle du "freemium", cela signifie que pour chaque utilisateur qui achète la version complète (the premium version), 99 autres obtiennent la version gratuite de base. Et la raison pour laquelle cela fonctionne est que le coût de servir les 99% est suffisamment près du zéro pour le désigner comme… nul. »

2) La publicité
– Ce qui est gratuit: du contenu, des services, des logiciels, et plus.
– Gratuit pour qui: tout le monde.


          Pensez à toutes ces bannières et publicités que l’on voit sur les sites. Aux recommandations sur Amazon (« Les clients qui ont acheté cet article ont aussi acheté: »). Pensez à l'inclusion de termes prépayés dans les pages de résultats de recherche, aux sites de redirections qui offrent des listes d’articles reliés à un sujet en particulier (et qui se paient à l’aide de bannière de pubs). Aux entreprises qui font du placement de produit (PayPerPost) sur les sites de réseautage comme Facebook. « Toutes ces approches sont fondées sur le principe qui veut que les biens et services offerts gratuitement construisent des audiences aux intérêts et besoins bien distincts que les annonceurs publicitaires paieront pour atteindre. »

3) Les « subventions croisées » (Cross-subsidies)
– Ce qui est gratuit: tout produit qui vous incite à payer pour obtenir quelque chose de plus.
– Gratuit pour qui: quiconque éventuellement prêt à payer, d’une façon ou d’une autre.


          Lorsque votre épicier offre les bananes à 15 cents la livre, il espère que vous viendrez en acheter et que, chemin faisant, vous en profiterez pour prendre au passage (et à plein prix cette fois-ci) du lait, du pain et de la viande. Idem lorsque votre fournisseur de téléphonie cellulaire vous offre un téléphone cellulaire gratuit lorsque vous vous abonnez à son tout nouveau forfait qui vous offre un nombre X de minutes par mois et un accès illimité les fins de semaine. « Votre fournisseur de téléphonie cellulaire ne fait peut-être pas d’argent avec les minutes que vous utilisez chaque mois – il garde bas le niveau des frais parce qu'il sait que c’est la première chose que vous regardez lorsque vous choisissez un fournisseur –, mais vos frais mensuels de messagerie texte sont de purs profits. »

4) Zéro coût marginal
– Ce qui est gratuit: tout ce qui peut être distribué sans que quiconque n’aie à défrayer un important montant.
– Gratuit pour qui: tout le monde.

 

          « Rien ne décrit aussi bien cette catégorie comme la musique en ligne. Entre la reproduction numérique et la distribution "peer-to-peer", le vrai coût de distribution de la musique a littéralement fondu. Voilà un cas où le produit est devenu gratuit grâce à une sorte de force de gravité économique – avec ou sans modèle d'affaires. Cette force est si puissante que toutes les lois, tous les recours à la bonne vieille culpabilité, le DRM (Digital Rights Management, ou Gestion des droits numériques), et toutes les entraves à la piraterie que les maisons de disques ont pu inventées, ont échoué. »

          Des artistes distribuent gratuitement leur musique en ligne afin de promouvoir leurs concerts ou vendre des produits dérivés. Pendant ce temps, d’autres artistes se disent que, pour eux, la musique n'est pas une affaire d’argent. C'est plutôt une façon de s’exprimer, d’atteindre un certain degré de notoriété, de s’amuser et d’attirer les filles.

5) L’échange de services
– Ce qui est gratuit: des sites Web et des services.
– Gratuit pour qui: comme l’utilisation de ces sites et services crée de la valeur, tous les usagers.


          « Vous pouvez avoir accès à la porno gratuite si vous résolvez quelques captchas, ces boîtes de texte brouillé utilisées pour bloquer les bots. Dès lors, ce que vous faites, c’est donner des réponses à un bot utilisé par des spammeurs pour gagner l’accès à d’autres sites – ce qui vaut beaucoup plus à leurs yeux que la bande passante que vous consommez pour regarder des images. » De la même façon que lorsque vous évaluez des histoires sur Digg, que vous votez sur les « Yahoo Answers », ou que vous utilisez le service Google 411. Dans chaque cas, le seul fait que vous utilisiez le service crée de la valeur, en améliorant le service comme tel ou en créant de l’information qui peut être utile ailleurs.

6) L’économie du cadeau
– Ce qui est gratuit: tout le pactole! Que ce soit des logiciels libres ou du contenu généré par les usagers.
– Gratuit pour qui: tout le monde.


          Inutile d’élaborer ici. Il s’agit de tout ce qui est gratuit (comme dans « cadeau ») et qui ne comporte pas de conditions. Aucun petits caractères presqu’illisibles au bas de la page.
 

Le nouveau nerf de la guerre

          Comme le souligne Anderson, l'argent n'est pas la seule ressource rare dans le monde. Le temps et le respect en sont deux autres que nous connaissons depuis toujours, mais qui jusqu’à très récemment ne pouvaient être mesurés convenablement.

          L’« économie de l’attention » et l’« économie de la réputation » sont peut-être des concepts trop flous pour mériter un département dans une université près de chez vous, « mais on retrouve quelque chose de bien réel au coeur des deux », nous dit Anderson. « Grâce à Google, nous avons maintenant une façon pratique de convertir de la réputation (le PageRank) et de l'attention (le trafic) en de l'argent (les annonces). Et tout ce que vous pouvez convertir pour ensuite encaisser est une forme de monnaie. Dans ces échanges, Google joue en quelque sorte le rôle de banque centrale [!] pour ces nouvelles économies. »

          Le Québécois Libre et le Blogue du QL sont deux bons exemples de ces nouvelles économies « de l’attention » et de « la réputation ». Ces deux sites gratuits (pour leurs utilisateurs) sont parmi ceux qui possèdent un des classements (Page Rankings) les plus élevés au Québec sur les moteurs de recherche. Il est maintenant impossible de faire une recherche sur n’importe quel sujet de l’actualité sans tomber sur une page très bien classée du QL ou du Blogue dans les résultats – même, quelquefois, devant des sites comme radio-canada.ca, cyberpresse.ca ou ledevoir.com.

          À titre d’exemple, une recherche (effectuée le 5 décembre) sur Google.ca avec le terme « malbouffe » donne la 2e place sur 313 000 hits à un article du QL. L’expression « culture subventionnée », donne la première place à un article du QL sur 197 000 hits. Le terme « syndicalisme » donne la 6e place à un texte du QL sur un total de 1 100 000. L’expression « aider les pauvres » donne la 2e place à un billet du Blogue sur 2 170 000 résultats. Les mots « Bien être social » donnent la 5e place sur 7 620 000 hits à un billet du Blogue.

          Bien sûr, cette notoriété a une valeur pour nous. Ne serait-ce que celle de nous encourager à poursuivre à diffuser les idées que nous mettons de l’avant. Car cette notoriété est représentative de la popularité de ces idées. Plus il y a de liens vers un site, plus ce site est bien classé par un moteur de recherche comme Google, plus il fait l’objet de nombreux liens et, en bout de ligne, plus il est lu.
 

          « Il y a vraisemblablement une réserve limitée de réputation et d'attention dans le monde à n'importe quel moment dans le temps, poursuit Anderson. Ces dernières sont les nouvelles raretés – et le monde de la gratuité existe surtout pour acquérir ces biens valables pour le bien d'un modèle d'affaires en voie d'être défini. La gratuité change le focus de l'économie de ce qui peut être quantifié dans des dollars et des cents en une comptabilité plus réaliste de toutes les choses auxquelles nous accordons une valeur aujourd'hui. »

          Interrogé à savoir s’il allait donner accès à son livre Free gratuitement sur le Net, Chris Anderson a répondu dans l’affirmative: « Absolument! Je ne compte pas faire d’argent avec la vente du livre. Mon but est de rendre mes idées disponibles. De toute façon, on ne fait pas d’argent avec la vente de la plupart des livres. Si j’en fais, ce sera dans le cadre de séminaires et de conférences (speaking engagements). »

          Un peu comme les chanteurs et musiciens qui donnent de plus en plus leur musique pour faire la promotion de leurs spectacles, les auteurs vont-ils donner de plus en plus leurs livres pour faire accroître la participation à leurs conférences? Seul l’avenir le dira.
 

 

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