Montréal, 15 février 2009 • No 264

 

Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.

 

 

SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ

CONTAMINATION DES EAUX:
LA MAUVAISE CAUSE DE SHANNON

 

par Carl-Stéphane Huot

 

          La municipalité de Shannon est située au nord de la ville de Québec et compte entre 3900 et 4150 habitants selon les sources. Elle est, depuis plusieurs années, le théâtre d’une contamination des eaux souterraines par un dégraisseur industriel, le trichloréthylène (TCE). Ce produit s’est retrouvé là parce qu’une usine d’armement et une base militaire (Valcartier) l’ont rejeté dans un étang en contact avec la nappe phréatique.

 

          Aujourd’hui, 200 personnes estiment que cette contamination leur a donné le cancer, alors que 1200 autres lui attribuent différents maux. Pourtant, il y a trop de problèmes au niveau du traitement statistique des données pour pouvoir l’affirmer. Ce cas, à mon sens, constitue un très bel exemple de détournement de données scientifiques.

Histoire de trichloréthylène

          Fin janvier, la Société Radio-Canada consacrait une heure de son émission Enquête sur le sujet, alors que les journaux de la région y allaient d’un dossier spécial (voir, par exemple, « Le cancer qui ronge Shannon », « TCE: de la colère à l'espoir pour les résidants de Shannon », « Contamination au TCE à Shannon: Ottawa maintient la ligne dure » et « TCE à Shannon: les occupants successifs d'une maison... cancéreux depuis 33 ans ») Malgré toutes ces données, il est difficile de penser que ce soit le TCE qui ait rendu ces personnes malades.

          Premièrement, la contamination des eaux a commencé depuis au moins trente ans. Selon ce qui a été établi, le gouvernement savait qu’il y avait du TCE dans l’eau en 1978. Compte tenu du nombre de gens qui ont vécu dans la ville, du temps qui s’est écoulé, de la structure démographique et de l’histoire génétique des personnes atteintes, est-ce que six ou sept cancers par an en moyenne est anormal pour une municipalité de cette taille?

          Pour le savoir, je suis allé chercher les données sur la démographie de Shannon et sur les statistiques de cancer à la Société canadienne du cancer. La population était sensiblement plus jeune que la moyenne au Québec, on peut s’attendre à environ neuf cas de cancer par an, et probablement beaucoup plus si l’on doit tenir compte de ceux qui ont vécu là un moment et ont déménagé par la suite.

          Dans l’article « Cancers et TCE à Shannon: un dossier de 1,3 milliard $ », le docteur Raymond Van Coillie mentionne que « 30 personnes d'une zone comprenant 55 résidences, considérée comme la plus contaminée de Shannon, souffraient de cancers comparativement à seulement huit personnes d'une zone témoin située à l'extérieur du lieu de contamination. »

          Cependant, ce que l’on ne mentionne pas, c’est l’âge de ces personnes, de même que le nombre de celles-ci dans les résidences et encore moins le temps passé là. En effet, le taux de cancer « normal » passe de 15 par 100 000 avant 20 ans, à 700 par 100 000 dans la cinquantaine et à 2 500 par 100 000 passé 80 ans. Le nombre de cas augmente aussi en fonction du nombre de personnes et du temps passé dans les résidences.

          Dans le même article, un certain docteur Michel Charbonneau mentionne que « les chances que trois personnes résidant au même endroit et qui n'ont pas de lien génétique souffrent d'un même cancer sont d'une sur 3,6 milliards ». Or, cela est une moyenne sur un an seulement, et ne tient compte ni du temps qui passe, ni de l’âge des habitants.
 

« Compte tenu du nombre de gens qui ont vécu dans la ville, du temps qui s’est écoulé, de la structure démographique et de l’histoire génétique des personnes atteintes, est-ce que six ou sept cancers par an en moyenne est anormal pour une municipalité de cette taille? »


          En effet, les données qui sont fournies de tant sur 100 000 sont pour un an seulement. Ainsi, sur 10 ou 25 ans, il faut multiplier la probabilité par 10 ou 25. De plus, les trois personnes citées dans l’article sont plus âgées que la moyenne (Michel Lemoine et sa femme ont respectivement 70 et 69 ans. Quant à Monique Dupont, je ne suis pas parvenu à trouver son âge exact, mais je suppose qu’elle doit avoir plus ou moins 60 ans aujourd’hui.)

          Tout cela mis ensemble fait que la probabilité est plutôt de l’ordre de 0,5 à 0,7% que trois personnes sans lien génétique ayant habité successivement la même maison pendant 33 ans souffrent d'un cancer. Assez peu, mais si vous prenez 10 000 maisons avec des habitants du même âge, vous en trouverez autour de 50 qui auront le même « problème », avec ou sans TCE.
 

Désinformation professionnelle

          Pour des gens qui sont respectivement écotoxicologue (Raymond Van Coillie) et professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) (Michel Charbonneau), et qui, de profession, sont censés utiliser quotidiennement les statistiques, ce genre d’erreur est assez troublant, sauf s’il ne s’agit pas d’erreur, justement…

          Même la présentation du cancer du cerveau du fils de Chantal Malette, Alexandre, manque de précision. On ne sait pas s’il s’agit d’un cancer primaire ou secondaire. (C'est assez rare s’il s’agit d’un cancer qui s’est développé là en premier, mais beaucoup moins s’il s’agit d’un métastase d’un autre cancer comme la leucémie.) À ce propos, vers la fin 2004, nous avions eu un cas dans un édifice gouvernemental à Québec, où six fonctionnaires avaient développé un cancer du cerveau. Après étude, la Direction de la santé publique de Québec avait observé que cinq des six cas étaient des métastases, et n’avait pas conclu que l’édifice avait un problème.

          Le fait que le gouvernement ait su que la contamination avait eu lieu sans en avertir la population n’est pas nécessairement une faute, puisque la norme de quantité de TCE admissible dan l’eau a baissé ces dernières années sous la pression des activistes environnementaux – ces baisses, et pas seulement en ce qui a trait au TCE, sont plus dues à l’amélioration de la précision des appareils de mesures qu’à un réel risque pour la santé, mais passons… Donc, même si l’on a détecté une certaine dose de TCE dans l’eau, et que celle-ci était sous la norme, il n’y avait pas obligation de rendre l’information publique.

          Le chlore et les produits qui sont faits avec, comme le PVC et le TCE, sont depuis plusieurs années la cible des activistes environnementaux. Ces derniers visent l’abolition pure et simple de son utilisation. (Ils ne mentionnent pas le sel de table – chlorure de sodium – spécifiquement, dont nous devons consommer l’équivalent d’une cuillère à thé chaque jour pour maintenir notre métabolisme, mais je suppose qu’il est aussi inclus dans les produits à bannir.) Quel rôle a joué ce fait dans l’éclosion du scandale? Je ne le sais pas. Ce que je sais par contre, c’est que ces « preuves » scientifiques n’en sont pas, et j’espère que les tribunaux qui vont siéger sur cette affaire vont s’en rendre compte.

 

Annexe sur le calcul utilisé

Messieurs Van Coillie et Charbonneau ont fait cinq affirmations scientifiques, dont trois sont vérifiables à l’aide des statistiques de base.

1- Le nombre attendu de cas de cancers dans la municipalité par an, compte tenu de la structure démographique de celle-ci. À l’aide des données du recensement de 2006 et des données statistiques de la Société canadienne du cancer (p. 47), nous pouvons aisément calculer le nombre de cas attendus annuels par sexe et âge. Ainsi, pour les hommes âgés de 30 à 39 ans, la population totale au Canada est de 2,318 millions, le nombre estimé de nouveaux cas annuel de 1550 et le nombre d’hommes à Shannon dans cette catégorie d’âge est de 435. En faisant une règle de 3, nous pouvons attendre 0,29 cas par an. En faisant ainsi la somme pour toute la population, nous obtenons 9.

2- L’affirmation selon laquelle 30 personnes aient eu le cancer dans 55 maisons dans la zone contaminée contre 8 hors de celle-ci ne semble a priori pas tenir compte du fait que les maisons du centre du village (zone contaminée) sont plus anciennes que celles en périphérie (zone témoin). Je donnerai un exemple un peu théorique ici. Supposons une maison « contaminée » ayant 40 ans d’âge et une autre « témoin » en périphérie ayant 20 ans. Je suppose que les ménages successifs les ayant habitées l’ont fait pendant 10 ans. Au total donc, pour la maison contaminée, on doit tenir compte de 40 ans écoulés pour le premier ménage, 30 ans pour le second et ainsi de suite, soit un total de 40+30+20+10 = 100 ans. La seconde maison n’ayant connu que 2 ménages, on devra calculer sur 20+10 = 30 ans. Toutes autres choses étant égales par ailleurs, la maison dans la zone contaminée aura 100/30 = 3,33 fois plus de cas de cancer attendus.

3- L’affirmation du docteur Charbonneau selon laquelle « les chances que trois personnes résidant au même endroit et qui n'ont pas de lien génétique souffrent d'un même cancer sont d'une sur 3,6 milliards » doit être expliquée. Cela revient à faire une expérience aléatoire. Prenons au hasard 3 personnes dans la deuxième moitié de la vingtaine (le taux attendu de cancers toute catégories confondues est alors d’environ 65 sur 100000) et revoyons-les un an plus tard. La probabilité selon laquelle les trois auront eu un diagnostic de cancer dans l’année est de 1 sur 3,6 milliards, soit le produit combiné des 3 chances individuelles. Dans le cas de monsieur et de madame Lemoine, de même que de madame Dupont, respectivement âgés de 70, 69 et d’environ 60 ans, il faut tenir compte du temps qui a passé depuis qu’ils ont commencé à habiter la maison problématique, soit 25, 25 et 33 ans. Il faut aussi tenir compte de leur âge. En utilisant le tableau 10 de la Société canadienne du cancer, on peut déduire selon les tranches d’âges que le taux global par 100 000 de cancers est chez les hommes de 40-49 ans, 185 ; 50-59 ans, 658 et 60-69 ans 1711. Chez les femmes de 20-29 ans, 47 ; 30-39 ans, 127 ; 40-49 ans 319 ; 50-59 ans 669 ; et 60-69 ans 1131.

Le calcul du risque d’avoir un cancer chez monsieur Lemoine entre 45 et 70 ans est le suivant : 5 fois le risque annuel dans la quarantaine +10 fois le risque annuel dans la cinquantaine et 10 fois le risque dans la soixantaine = 5*185 + 10*658+ 10*1711 par 100000, soit 24,6%. En procédant de la même façon pour madame Lemoine entre 44 et 69 ans et pour madame Dupont entre 27 et 60 ans, nous obtenons des risques de respectivement 18,8 et 11,3%. Donc le risque combiné que 3 personnes ayant vécu à la même adresse le nombre d’années de nos trois personnes est égal au produit des trois pourcentages calculés, soit environ 0,5%. Quant au risque que les deux membres d’un couple hétérosexuel entre 45 et 70 ans contractent tous deux un cancer, il est de 24,6%* 18,8% soit de 4,6%. Pas très fréquent non plus mais pas impossible non plus.

 

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