Montréal, 15 mars 2009 • No 265

 

John Paul Koning est le rédacteur d'un bulletin bimensuel pour la firme de courtage Pollitt & Co à Toronto.

 

 

OPINION

EN QUELQUES MOIS, UNE DÉCENNIE
DE RESPONSABILITÉ FISCALE À LA POUBELLE *

 

par John Paul Koning

 

          Août 1996 a marqué un tournant pour le gouvernement canadien. À l’époque, la dette fédérale transigée sur les marchés financiers avait été en croissance depuis plusieurs dizaines d’années(1). De 1970 à 1980, la dette a triplé, passant de 24 milliards à 70 milliards de dollars. Seize ans plus tard, en août 1996, elle atteignait les 474 milliards – environ 16 000$ par Canadien et Canadienne. C’est à cette époque que Paul Martin, alors ministre des Finances, rompit avec le passé en stabilisant la dette, qui commença alors à décroître. Lorsque Martin quitta le ministère des Finances en 2002, les emprunts du Canada se chiffraient alors sous les 450 milliards (voir le tableau ci-dessous).

 

          S’enchaînèrent les ministres John Manley, Ralph Goodale, et Jim Flaherty, qui à leur tour supprimèrent un autre 65 milliards de la dette nationale. Au début de l’année 2008, la dette était de 383 milliards de dollars – 11 600$ par habitant, atteignant ainsi son plus bas niveau depuis des années. La diminution de la dette s’accompagna d’une baisse des paiements d’intérêt, libérant ainsi des dizaines de milliards de dollars pour les dépenses et les baisses d’impôts.

          L’expérience canadienne était unique: pendant la même période, la dette nationale de l’État américain, sous l’influence de George Bush et de ses politiques guerrières, connaissait l’une des plus rapides croissances jamais observées aux États Unis. De même, les gouvernements japonais et européens se livraient à d’importantes dépenses, accroissant leur niveau d’endettement. Les fonctionnaires canadiens, eux, évitèrent la tentation d’imiter les mauvaises habitudes de ces nations plus puissantes.

          Malheureusement, les tendances récentes indiquent que l’époque de la réduction de la dette canadienne a touché à sa fin. Ce qui surprend est la vitesse à laquelle ce changement s’est opéré: en l’espace de quelques mois, le gouvernement fédéral s’est endetté d’environ 90 milliards de dollars, en bons et en billets du Trésor pour la plus grande partie. La majorité de cette somme, soit 75 milliards, a été dépensée entre octobre 2008 et janvier 2009. À l’heure actuelle, l’endettement du Canada se chiffre aux environs de 478 milliards, brisant le record enregistré en 1996. Tout cela est d’autant plus choquant qu’en janvier de l’année dernière, la dette était à son plus bas niveau depuis 1993.

          Mais où sont donc passés ces 75 milliards de dollars? Une somme de 50 milliards a servi à l’achat de titres hypothécaires garantis par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), des achats promis aux grandes banques canadiennes par Jim Flaherty(2). Une autre somme de 41 milliards repose présentement dans les comptes du gouvernement à la Banque du Canada et à d’autres banque commerciales; une grande partie de cet argent servira à l’achat d’une série de titres hypothécaires supplémentaires. Le ministre Flaherty, qui avait tout d’abord promis d’acheter pour 25 milliards de titres, a gonflé ce chiffre à 75 milliards en décembre, et à 125 milliards dans le budget de 2009.

          Comme si ce n’était pas assez, le gouvernement vient tout juste d’annoncer un budget fédéral gargantuesque. Le ministère des Finances prédit que le déficit de l’année fiscale qui débutera en mars 2009 s’élèvera à 33,7 milliards, et que le déficit de l’année suivante s’élèvera à 29,8 milliards. Avec l’achat des titres hypothécaires, ces déficits devraient faire grimper la dette fédérale à 512 milliards en mars qui vient, et à 593 milliards en mars de l’année suivante(3). En 2011, l’endettement dépassera les 600 milliards, une croissance de 60-70% en l’espace de quelques années seulement. Sur le graphique, on peut voir que la réduction de la dette fédérale pour la période de 1996 à 2007 n’est plus qu’une triste aberration.
 

« Le rôle de l’État n’est pas d’agir comme fonds de placement, et ce n’est pas non plus la responsabilité du ministre Flaherty de commencer sa journée en observant un écran de Bloomberg, à la recherche de placements à acheter à bon prix avec l’argent des contribuables pour les revendre à profit. »


          Certains aiment à qualifier cette nouvelle dette de « bonne » dette. Le ministre Flaherty, par exemple, présente sa décision de dépenser 125 milliards de dollars dans des titres hypothécaires comme une opportunité pour tous les Canadiens d’en tirer profit. Après tout, les intérêts payés sur les bons et billets émis par le gouvernement sont inférieurs aux revenus d’intérêt qui devraient être collectés sur les titres hypothécaires, et un profit net devrait être enregistré.

          Ne nous leurrons pas. Si les grandes banques canadiennes ont tant besoin de 125 milliards, pourquoi ne vendent-elles pas leurs titres hypothécaires sur le marché financier? Après tout, il existe un marché secondaire actif pour les titres hypothécaires garantis par le SCHL, auquel participent les sociétés d’assurance, les fonds de placement, les fonds souverains et les régimes d’assurance publique.

          La réponse est simple: les banques préfèrent vendre leurs titres hypothécaires au gouvernement parce que celui-ci leur en offre un prix supérieur à celui du marché. Sur tout marché, vendre pour 125 milliards alarmerait les acheteurs, qui se retireraient, forçant le vendeur à baisser ses prix. L’achat des titres par le gouvernement évite aux banques de subir cette perte. Par exemple, payer les banques 10 milliards au-dessus du prix du marché équivaut à une subvention de 300$ par canadien. La plupart d’entre nous ne sauront jamais où est passé cet argent.

          Le rôle de l’État n’est pas d’agir comme fonds de placement, et ce n’est pas non plus la responsabilité du ministre Flaherty de commencer sa journée en observant un écran de Bloomberg, à la recherche de placements à acheter à bon prix avec l’argent des contribuables pour les revendre à profit. C’est le rôle des Canadiens et Canadiennes de choisir leurs investissements et leurs placements spéculatifs, avec l’aide de leurs conseillers financiers. Il est peu probable que ces individus soient aussi enthousiastes que M. Flaherty à l’idée d’acheter les actifs des banques à un prix bien au-dessus de celui du marché.

          Un autre argument en faveur de la nouvelle dette est que l’achat des titres hypothécaires remplace les titres non liquides dans les bilans des grandes banques par de l’argent qu’elles pourront prêter aux individus et aux entreprises présentement à court de fonds. « C’est dans l’intérêt collectif! », va le dicton.

          Mais ça serait ignorer les coûts cachés d’une telle opération. À l’avenir, les banques canadiennes seront incitées à investir dans toutes sortes de titres non liquides et risqués. Après tout, rien n’empêche un gouvernement qui a déjà acheté pour 125 milliards de titres à un prix artificiellement élevé de piger à nouveau dans le portefeuille des contribuables pour répéter l’affaire. Ce genre de transaction récompense l’irresponsabilité, affaiblit notre système bancaire, et comporte des frais cachés pour tous les Canadiens.

          Quelle honte de voir notre endettement exploser après plus d’une décennie de responsabilité fiscale, sans bénéfice net pour les Canadiens ni pour leur système bancaire, qui feront les frais de ces investissements douteux. L’échec du Canada à diminuer sa dette nationale démontre qu’on ne peut compter sur un gouvernement quand vient le temps de réduire sa propre taille. Tout temps de crise lui servira d’occasion pour prendre encore plus d’ampleur.

 

* Ce texte est d'abord paru en version anglaise le 15 février 2009 dans les pages du QL. Il a été traduit par Marie St-Laurent.

1. Cette dette inclut les bons et billets du Trésor, et les obligations d’épargne du Canada.
2. Voir « Le gouvernement du Canada réagit aux turbulences financières mondiales en soutenant les marchés canadiens du crédit », Ministère des Finances Canada, 2008-10-10.
3. Voir Tableau A4.4 du budget fédéral de 2009 dans « Annexe 4 - Stratégie de gestion de la dette 2009-2010 », Ministère des Finances Canada, 2009-01-27.