LA CONFUSION ENTRE L'ÉTHIQUE ET LA MORALE * (Version imprimée)
par Jérémie T. A. Rostan**
Le Québécois Libre, 15 mai 2009, No 267.

Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/09/090515-2.htm


Aucune confusion n'est plus courante, ni plus grave, que celle entre l'éthique et la morale. Dans le langage courant, on utilise indistinctement l'un et l'autre terme pour désigner ce qu'il serait « bien » de faire. Or il est deux sens très différents dans lesquels il peut être « bien » d'agir d'une certaine manière. Ce peut être: Ou bien la manière dont un individu préfère agir, à un moment donné, parce qu'il juge ses conséquences meilleures que celles de toute autre action possible; ou bien la manière dont tout individu devrait toujours agir, parce que ne pas agir ainsi serait « mal » agir.

Le premier cas correspond à l'éthique, c'est-à-dire aux préférences de chaque individu quant à sa propre vie. Il y est question d'un ordre de préférence entre des lignes de conduite alternatives (et les vécus futurs qui en sont les conséquences prévues).

L'éthique est donc relative et contingente. Elle est relative à chaque individu, et même au vécu actuel de chaque individu, puisqu'elle concerne la préférence d'un individu à un moment donné entre un nombre limité de possibilités. Elle est donc contingente, parce que d'autres individus, ou bien le même individu à d'autres moments, ou dans d'autres circonstances, pourraient avoir des préférences différentes.

Le second cas correspond à la morale, c'est-à-dire au devoir constant de tout individu. Il y est question, non pas de valeur relative et contingente, mais de Bien et de Mal, c'est-à-dire d'un critère de valeur absolu et obligatoire, lequel devrait être suivi par tout individu, constamment, quelles que soient les circonstances.

La morale signifie qu'il peut y avoir, parmi les lignes de conduite ouvertes à un individu à un moment donné, certaines qui lui soient obligées, et d'autres qui lui soient interdites, non pas en raison de la valeur relative qu'il leur donne, mais du fait qu'elles soient en elles-mêmes Bien et Mal. Il est courant de moquer ceux qui croient « encore » au Bien et au Mal. Ce qui est en jeu, pourtant, dans cette distinction, ce n'est pas seulement la morale, mais aussi bien le droit. Car ils sont la même chose. Comme on l'a vu, le concept de droit implique que certains types d'action soient illégitimes (et les autres seulement légitimes). Mais c'est la même chose que de parler de légitimité et d'illégitimité ou de Bien et de Mal.

Si l'on ne croit pas que le recours initial à la coercition, c'est-à-dire la violence, soit en elle-même un Mal, alors il n'y a rien à objecter à ceux qui prônent le pseudo-droit du plus fort. Il n'y a qu'à leur opposer sa propre force.

Ainsi donc, la morale étant la même chose que le droit, le devoir constant de tout individu consiste simplement à ne pas violer le droit fondamental d'autrui, dans aucune de ses manifestations. Et ce droit fondamental de tout individu est, dans chacune de ses manifestations, celui de vivre sa propre vie en fonction de ses propres valeurs, c'est-à-dire comme il le préfère.

La morale est donc le devoir qu'a tout individu de respecter toujours la liberté éthique de tout autre. Ou, ce qui est la même chose, elle est le respect de la propriété privée. Comme on le sait, en effet, les éthiques individuelles ne sont compatibles que dans la mesure où la liberté de chacun est pleine et entière pour ce qui concerne l'emploi de ses propriétés privées, donc nulle pour ce qui concerne l'emploi des propriétés privées de tout autre.

Les questions de morale se réduisent donc toujours à des questions de droit. Elles ne portent jamais sur les fins, qui relèvent de l'éthique, mais uniquement sur les moyens. La question est toujours: qui est propriétaire de quoi?

Ainsi, contrairement à ce que l'on pense couramment, le relativisme éthique n'implique pas du tout le relativisme moral. C'est l'inverse qui est vrai. D'un point de vue purement logique, dire que toute valeur est relative à la préférence individuelle, c'est dire que cette dernière est un critère de valeur absolu. C'est dire que toute valeur provient d'elle, qu'elle est la source de toutes les valeurs, et a donc elle-même une valeur absolue.

Le relativisme éthique implique donc un absolutisme moral: le devoir absolu de respecter les préférences éthiques, c'est-à-dire les jugements de valeur de chacun. On contrevient à ce devoir lorsque l'on commet un acte violent, c'est-à-dire lorsque l'on viole la propriété d'un individu sur sa personne ou ses biens, et seulement dans ce cas.

Telle n'est pas la conception courante de la morale. La pseudo-morale courante est au contraire le discours par lequel chaque individu prétend justifier son gouvernement d'autrui, c'est-à-dire le fait de décider à sa place de l'emploi de sa personne ou de ses biens selon son éthique propre.

Ainsi, la question morale n'est pas du tout de savoir s'il est bien ou non de vendre son sang. Celui qui pose la question en ces termes (en termes abstraits et collectifs) présuppose qu'il est le propriétaire du sang de tout individu, et que c'est à lui qu'il revient de décider de son emploi(1). C'est-à-dire qu'il se place d'emblée dans la position d'un gouvernement s'étant arrogé un pseudo-droit sur le sang de ses citoyens. Tout au contraire, la question de la vente du sang est une question éthique: il revient à chacun, parce qu'il s'agit de son propre sang, d'accepter de le vendre, ou non, à différents prix, ou à aucun prix. Et la seule question morale est précisément celle du respect de cette décision, c'est-à-dire du droit de chaque individu de décider seul de l'emploi de ce qui lui appartient, comme son propre sang.

Note

1. Cf. Ayn Rand, La vertu d'égoïsme, « L'éthique des urgences », Les Belles Lettres, Paris, 1993.

----------------------------------------------------------------------------------------------------
* Ce texte est un extrait du livre Le capitalisme et sa philosophie, nouvellement disponible en libre accès sur le Web.** Jérémie T. A. Rostan est agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.