| CE QU'ON VOIT ET CE QU'ON NE VOIT PAS: LE CRÉDIT * (Version imprimée)
 par 
		Frédéric Bastiat (1801-1850)
 Le Québécois Libre, 15 mai 2009, No 267.
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		http://www.quebecoislibre.org/09/090515-7.htm
 
 
 Presque tout le monde aujourd'hui, y compris la presque totalité des 
		soi-disant économistes, croit que la banque centrale peut augmenter la 
		quantité de crédit dans l'économie. Et presque tout le monde croit que 
		lorsque l'État garantit des prêts à des entreprises ou à des 
		particuliers, cela permet aussi de rendre le crédit plus facilement 
		disponible, ce qui ne peut qu'être bénéfique.
 
 La banque centrale peut créer plus d'argent, non? Et le gouvernement 
		n'enlève rien à personne en garantissant simplement des prêts. Qu'y 
		a-t-il de mal à permettre à plus d'entreprises d'avoir accès à ce 
		crédit? Ne veut-on pas plus d'investissements pour permettre d'accroître 
		la production et ainsi augmenter la prospérité?
 
 Ceux qui croient que le crédit peut être augmenté sans épargne 
		correspondante succombent en fait à une illusion qui découlent de la 
		présence de l'intermédiaire qu'est l'argent. L'argent n'est pas une 
		ressource réelle ou un facteur de production. Il n'est que l'unité 
		d'échange qui permet de les obtenir. Lorsqu'on crée de l'argent, on 
		n'augmente pas la quantité de ressources dans l'économie. La création de 
		crédit ne fait pas soudainement apparaître plus de travailleurs, de 
		matériaux, de moyens de transport, d'énergie ou de logiciels 
		informatiques. On ne fait qu'augmenter le nombre d'unités monétaires 
		permettant de se les procurer. Et inévitablement, si des ressources en 
		quantité limitée vont aux uns, elles ne pourront être utilisées par 
		d'autres.
 
 Voilà pourquoi ces manipulations monétaires ne constituent en fait 
		qu'une création de faux crédit et qu'elles résultent simplement en un 
		transfert de ressources des uns vers les autres, vers ceux qui ont la 
		chance de mettre la main sur les fonds nouvellement créés à partir de 
		rien.
 
 Les illettrés économiques ne font tout simplement pas cette distinction 
		très simple entre l'unité d'échange et les ressources réelles. Ils 
		confondent le crédit permettant d'obtenir les facteurs de production 
		qu'on souhaite investir avec les facteurs de production disponibles pour 
		être investis. On peut bien multiplier le premier par cent, les seconds 
		n'apparaîtront pas par magie pour répondre à la nouvelle demande ainsi 
		créée. On aura par contre créé de nombreuses distorsions dans la 
		production, qu'il faudra un jour réparer en liquidant les 
		investissements non rentables que le faux crédit aura financés.
 
 On ne se surprendra pas que le plus grand vulgarisateur de la science 
		économique de l'histoire, Frédéric Bastiat, ait consacré une section de 
		son immortel 
		Ce 
		qu'on voit et ce qu'on ne voit pas à cette question du crédit. 
		Les mêmes sophismes étaient courants à son époque. Pour bien comprendre 
		la situation, Bastiat nous demande d'oublier l'argent et de nous 
		concentrer sur ce qui arrive aux ressources réelles quand on augmente 
		artificiellement la quantité de crédit. En quelques paragraphes que 
		n'importe qui peut comprendre, il démolit la théorie débile selon 
		laquelle
		
		le crédit pousse dans les arbres, propagée aujourd'hui par presque 
		toute la classe politique, bureaucratique, médiatique et universitaire.
 
 Voici l'explication simple mais lumineuse de Bastiat, qui vaut plus que 
		tous les modèles mathématiques utilisés par les charlatans qui sévissent 
		dans nos départements d'économie.
 
 M.M.
 
 
	
		| IX. Le crédit
 |  
		| Frédéric Bastiat |  De tous les temps, mais surtout dans les dernières années, on a songé 
		à universaliser la richesse en universalisant le crédit. 
 Je ne crois pas exagérer en disant que, depuis la révolution de Février, 
		les presses parisiennes ont vomi plus de dix mille brochures préconisant 
		cette solution du Problème social.
 
 Cette solution, hélas! a pour base une pure illusion d'optique, si tant 
		est qu'une illusion soit une base.
 
 On commence par confondre le numéraire avec les produits, puis on 
		confond le papier-monnaie avec le numéraire, et c'est de ces deux 
		confusions qu'on prétend dégager une réalité.
 
 Il faut absolument, dans cette question, oublier l'argent, la monnaie, 
		les billets et les autres instruments au moyen desquels les produits 
		passent de main en main, pour ne voir que les produits eux-mêmes, qui 
		sont la véritable matière du prêt.
 
 Car quand un laboureur emprunte cinquante francs pour acheter une 
		charrue, ce n'est pas en réalité cinquante francs qu'on lui prête, c'est 
		la charrue.
 
 Et quand un marchand emprunte vingt mille francs pour acheter une 
		maison, ce n'est pas vingt mille francs qu'il doit, c'est la maison.
 
 L'argent n'apparaît là que pour faciliter l'arrangement entre plusieurs 
		parties.
 
 Pierre peut n'être pas disposé à prêter sa charrue, et Jacques peut 
		l'être à prêter son argent. Que fait alors Guillaume? Il emprunte 
		l'argent de Jacques et, avec cet argent, il achète la charrue de Pierre.
 
 Mais, en fait, nul n'emprunte de l'argent pour l'argent lui-même. On 
		emprunte l'argent pour arriver aux produits.
 
 Or, dans aucun pays, il ne peut se transmettre d'une main à l'autre plus 
		de produits qu'il n'y en a.
 
 Quelle que soit la somme de numéraire et de papier qui circule, 
		l'ensemble des emprunteurs ne peut recevoir plus de charrues, de 
		maisons, d'outils, d'approvisionnements, de matières premières, que 
		l'ensemble des prêteurs n'en peut fournir.
 
 Car mettons-nous bien dans la tête que tout emprunteur suppose un 
		prêteur, et que tout emprunt implique un prêt. Cela posé, quel bien 
		peuvent faire les institutions de crédit? c'est de faciliter, entre les 
		emprunteurs et les prêteurs, le moyen de se trouver et de s'entendre. 
		Mais, ce qu'elles ne peuvent faire, c'est d'augmenter instantanément la 
		masse des objets empruntés et prêtés.
 
 Il le faudrait cependant pour que le but des Réformateurs fût atteint, 
		puisqu'ils n'aspirent à rien moins qu'à mettre des charrues, des 
		maisons, des outils, des approvisionnements, des matières premières 
		entre les mains de tous ceux qui en désirent.
 
 Et pour cela qu'imaginent-ils?
 
 Donner au prêt la garantie de l'État.
 
 Approfondissons la matière, car il y a là quelque chose qu'on voit 
		et quelque chose qu'on ne voit pas. Tâchons de voir les deux 
		choses.
 
 Supposons qu'il n'y ait qu'une charrue dans le monde et que deux 
		laboureurs y prétendent.
 
 Pierre est possesseur de la seule charrue qui soit disponible en France. 
		Jean et Jacques désirent l'emprunter. Jean, par sa probité, par ses 
		propriétés, par sa bonne renommée offre des garanties. On croit 
		en lui; il a du crédit. Jacques n'inspire pas de confiance ou en 
		inspire moins. Naturellement arrive que Pierre prête sa charrue à Jean.
 
 Mais voici que, sous l'inspiration socialiste, l'État intervient et dit 
		à Pierre: Prêtez votre charrue à Jacques, je vous garantis le 
		remboursement, et cette garantie vaut mieux que celle de Jean, car il 
		n'a que lui pour répondre de lui-même, et moi, je n'ai rien, il est 
		vrai, mais je dispose de la fortune de tous les contribuables; c'est 
		avec leurs deniers qu'au besoin je vous payerai le principal et 
		l'intérêt.
 
 En conséquence, Pierre prête sa charrue à Jacques: c'est ce qu'on 
		voit.
 
 Et les socialistes se frottent les mains, disant: Voyez comme notre plan 
		a réussi. Grâce à l'intervention de l'État, le pauvre Jacques a une 
		charrue. Il ne sera plus obligé à bêcher la terre; le voilà sur la route 
		de la fortune. C'est un bien pour lui et un profit pour la nation prise 
		en masse.
 
 Eh non! messieurs, ce n'est pas un profit pour la nation, car voici ce 
		qu'on ne voit pas.
 
 On ne voit pas que la charrue n'a été à Jacques que parce qu'elle 
		n'a pas été à Jean.
 
 On ne voit pas que, si Jacques laboure au lieu de bêcher, Jean 
		sera réduit à bêcher au lieu de labourer.
 
 Que, par conséquent, ce qu'on considérait comme un accroissement 
		de prêt n'est qu'un déplacement de prêt.
 
 En outre, on ne voit pas que ce déplacement implique deux 
		profondes injustices.
 
 Injustice envers Jean qui, après avoir mérité et conquis le crédit 
		par sa probité et son activité s'en voit dépouillé.
 
 Injustice envers les contribuables, exposés à payer une dette qui ne les 
		regarde pas.
 
 Dira-t-on que le gouvernement offre à Jean les mêmes facilités qu'à 
		Jacques? Mais puisqu'il n'y a qu'une charrue disponible, deux ne peuvent 
		être prêtées. L'argument revient toujours à ce que, grâce à 
		l'intervention de l'État, il se fera plus d'emprunts qu'il ne peut se 
		faire de prêts, car la charrue représente ici la masse des capitaux 
		disponibles.
 
 J'ai réduit, il est vrai, l'opération à son expression la plus simple; 
		mais, éprouvez à la même pierre de touche les institutions 
		gouvernementales de crédit les plus compliquées, vous vous convaincrez 
		qu'elles ne peuvent avoir que ce résultat: déplacer le crédit, 
		non l'accroître. Dans un pays et dans un temps donné, il n'y a 
		qu'une certaine somme de capitaux en disponibilité et tous se placent. 
		En garantissant des insolvables, l'État peut bien augmenter le nombre 
		des emprunteurs, faire hausser ainsi le taux de l'intérêt (toujours au 
		préjudice du contribuable), mais, ce qu'il ne peut faire, c'est 
		augmenter le nombre des prêteurs et l'importance du total des prêts.
 
 Qu'on ne m'impute point, cependant, une conclusion dont Dieu me 
		préserve. Je dis que la Loi ne doit point favoriser artificiellement les 
		emprunts; mais je ne dis pas qu'elle doive artificiellement les 
		entraver. S'il se trouve, dans notre régime hypothécaire ou ailleurs, 
		des obstacles à la diffusion et à l'application du crédit, qu'on les 
		fasse disparaître; rien de mieux, rien de plus juste. Mais c'est là, 
		avec la liberté, tout ce que doivent demander à la Loi des Réformateurs 
		dignes de ce nom.
 
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 * Neuvième partie de l'article intitulé « Ce qu'on voit 
		et ce qu'on ne voit pas » de Frédéric Bastiat.
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