Montréal, 15 mai 2009 • No 267

 

Thierry Falissard est ingénieur et cadre informatique. Il est l'auteur d'un « knol » sur le libéralisme.

 

 

OPINION

Une perspective pessimiste: à quoi bon les libertariens dans un monde étatisé?

 

par Thierry Falissard

 

          « À quoi bon des poètes en des temps de détresse? », se demandait au XIXe siècle Hölderlin, grand poète lyrique de langue allemande, avant de mourir fou. J’ignore si la détresse est devenue moins poétique, mais ce que je crains, c'est qu’aujourd’hui sa cause profonde soit étatique!

 

          Demandons-nous en parodiant le poète: à quoi bon des libertariens dans un monde étatisé? L’État n’a-t-il pas tout envahi, en se masquant derrière les meilleurs prétextes: la morale, la solidarité, la justice, la sécurité, l’intérêt général? Son idéologie autojustificatrice n’a-t-elle pas profondément pénétré les cerveaux, à tel point, comme l’écrivait Bastiat, ce visionnaire, « qu'on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d'avoir perdu jusqu'à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice »?

          L’État ne s’avance jamais à visage découvert, ou plutôt « à idéologie découverte »: même si sa seule loi est en dernier lieu la loi du plus fort (masquée par tous les artifices du droit positif), et sa seule raison le fait du prince (c’est-à-dire de ceux qui contrôlent les manettes de la machine étatique: politiciens, technocrates, et les groupes de pression qui ont leurs faveurs), il ne manque jamais d’intellectuels subventionnés pour justifier son action, cacher sa vraie nature et trouver des boucs émissaires pour le disculper des catastrophes qu’il provoque (la crise financière actuelle l’illustre excellemment).

          Et les « sujets » de l’État eux-mêmes en redemandent, incapables de comprendre l’assujettissement dans lequel ils sont enfermés, victimes dociles d’une servitude volontaire, oubliant que puisque ce sont eux qui font vivre l’État, ce dernier ne saurait les faire vivre.

          Allons jusqu’au bout de cette perspective pessimiste. Peut-on imaginer à la tête du pouvoir, quelles que soient les constitutions, les évolutions et les révolutions, autre chose qu’une petite élite immorale, qui use et abuse de la machine étatique dans son propre intérêt aux dépens d’une masse aveuglée, avec l’aide d’une fonction publique à ses ordres et d’une clientèle intéressée (l’État ponctionne très profond et arrose très large)?

          Son succès tient et tiendra à la force de son idéologie (quoi de mieux que de grands mots creux: « république », « démocratie », « justice sociale »), à ses relais dans l’opinion (quoi de mieux pour cela qu’une presse subventionnée?), à son acceptation par le plus grand nombre (quoi de mieux pour cela qu’un État-providence faussement généreux?), à son apparente légitimité (quoi de mieux que l’imposture démocratique qui permet de voler autrui en toute impunité?).
 

« Peut-on imaginer à la tête du pouvoir, quelles que soient les constitutions, les évolutions et les révolutions, autre chose qu’une petite élite immorale, qui use et abuse de la machine étatique dans son propre intérêt aux dépens d’une masse aveuglée, avec l’aide d’une fonction publique à ses ordres et d’une clientèle intéressée? »


          Nos étatistes sont cent fois plus vicieux et puissants que les monarques d’antan. Leur entreprise consiste à spolier délibérément les plus faibles et à confisquer la richesse là où elle est produite. Inutile de se voiler la face: nos princes ont réussi au-delà de toute espérance.

          Mais peut-il exister des princes soucieux du bien du peuple, qui fassent passer son intérêt avant le leur, conscients du risque de « corruption absolue » qui découle du pouvoir absolu? L’argument libertarien est sans appel: dès que le pouvoir sort de sa sphère légitime, qui consiste à faire respecter le droit naturel, et qu’il s’occupe de monnaie, d’éducation, de santé, de culture, de religion, etc., le prince est immanquablement immoral, quelles que soient par ailleurs ses qualités. Cela se traduisait autrefois par un Léviathan alternativement belliqueux, esclavagiste, théocratique, impérialiste, colonialiste, paternaliste.

          Dans la variante moderne qui est celle de notre époque, cela se traduit in fine par des déficits accrus et une dette qui sera impossible à rembourser, avec un prince « démocratiquement » élu qui dispense l’argent volé en espérant que d’autres que lui, dans un avenir indéterminé, s’emploieront à nettoyer les écuries d’Augias et à remédier aux dégâts collatéraux. C’est le contribuable futur qui payera (croit-on), ou bien on dévaluera la monnaie sans se soucier de la ruine du pays. Le moment venu, on trouvera bien la victime expiatoire, politiquement faible, qui conviendra.

          Le degré d’étatisme dans un pays donné peut se mesurer par deux paramètres: l’éthique (ou l’absence d’éthique) de l’élite au pouvoir; la lucidité (ou l’aveuglement) du citoyen ordinaire. Et à ce jour, il n’y a pas plus de despotes éclairés, capable d’autolimiter leur pouvoir, que de sujets bien au fait de leurs droits, insensibles à la démagogie ambiante et peu portés à ce « désir de vivre de l’impôt » que diagnostiquait Tocqueville en ce qui concerne la France.

          Le libertarien s’époumone en vain à crier que le roi est nu, malgré son pouvoir presque absolu, et que ses sujets, malgré leur prétendue « conscience citoyenne », sont ignorants, complaisants, profiteurs ou mus par l’éternel démon de la jalousie sociale.

          À quoi servons-nous donc? Peut-être uniquement à rendre témoignage, à rappeler à ceux que l’étatisme triomphant n’a pas encore aveuglés que les mots galvaudés d’éthique et de justice ont un sens objectivement défini, reposant sur le respect de la liberté individuelle et du droit de propriété.

          C’est peu, mais c’est beaucoup quand même.
 

 

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