| Le socialisme 
		étatique ou communal a fait suffisamment d'expériences défavorables pour 
		se trouver incité à étudier de très près le problème de la direction 
		économique. Cependant, ce problème a été examiné en certains pays avec 
		aussi peu de soin que par les bolchévistes en Russie. L'opinion générale 
		voit le vice capital des exploitations en économie socialiste dans le 
		fait qu'on n'y travaille pas « commercialement ». On pourrait, d'après 
		ce slogan, s'attendre à un jugement judicieux sur la situation. L'esprit 
		commercial fait en effet défaut à l'exploitation socialiste et pour le 
		socialisme, il s'agit donc ce combler cette lacune. Mais ce n'est pas 
		ainsi que ce slogan doit être compris. Ce slogan est né dans le cerveau 
		de « fonctionnaire », c'est-à-dire de gens pour qui toute activité 
		humaine consiste à remplir des obligations purement formelles et 
		professionnelles. Les fonctionnaires classent les degrés d'activité 
		d'après les examens et les années de service exigés pour habiliter tel 
		ou tel individu à exercer tel ou tel emploi. « Instruction » et 
		« ancienneté », tel est le bagage que le fonctionnaire apporte dans sa 
		« place ». Si le rendement d'un corps de fonctionnaires s'avère 
		insuffisant, il ne peut y avoir à cela qu'une raison: c'est que les 
		fonctionnaires n'ont pas reçu l'instruction préparatoire qui leur était 
		nécessaire. On proposera donc de donner à l'avenir aux candidats 
		fonctionnaires une instruction préparatoire d'un nouveau genre. Quand 
		les fonctionnaires des exploitations socialistes auront reçu une 
		instruction commerciale, l'exploitation revêtira un caractère 
		commercial. Mais le fonctionnaire, à qui il n'a pas été donné de 
		pénétrer l'esprit de l'économie capitaliste, n'a en vue que certains 
		aspects extérieurs de la technique commerciale: expédition rapide du 
		courrier et des affaires courantes, emploi de certains moyens 
		auxiliaires techniques, qui n'ont pas encore pénétré suffisamment dans 
		les bureaux officiels, par exemple: tenue des livres selon les méthodes 
		modernes, diminution de la paperasserie, etc. Sur quoi, les 
		« commerçants » font leur entrée dans les bureaux des exploitations 
		socialistes. Et l'on est tout étonné qu'ils échouent, qu'ils échouent 
		bien plus complètement que ces juristes si vilipendés et qui eux au 
		moins leur étaient supérieurs par la discipline formelle.
 
 Il n'est pas difficile de 
		montrer les erreurs contenues dans ce raisonnement. On ne peut pas 
		séparer la qualité de commerçant de la position de chef d'entreprise 
		dans l'économie capitaliste. Le sens commercial n'est pas une qualité 
		innée de la personne; seules les qualités intellectuelles dont un 
		commerçant a besoin, peuvent être innées. Ce n'est pas davantage une 
		faculté qu'on puisse acquérir par l'étude. Seules les connaissances et 
		facultés dont un commerçant a besoin peuvent être enseignées et 
		apprises. On ne devient pas commerçant parce qu'on aura fait un stage 
		dans un commerce ou été élève d'une école de commerce, parce qu'on aura 
		quelques notions de comptabilité, parce qu'on saura le jargon 
		commercial, parce qu'on connaîtra des langues étrangères et qu'on pourra 
		taper à la machine ou sténographier. Ce sont là toutes choses dont 
		l'employé de bureau a besoin. Mais l'employé de bureau n'est pas un 
		commerçant, malgré l'usage courant qui le fait appeler « commerçant de 
		profession ».
 
 Finalement, on a essayé 
		de placer comme directeurs d'exploitations socialistes des chefs 
		d'entreprise qui avaient, pendant des années, donné des preuves d'une 
		heureuse activité. Ils n'ont pas fait mieux que les autres, sans compter 
		qu'il leur manquait cet ordre formel qui distingue les fonctionnaires de 
		carrière. Un chef d'entreprise, que l'on prive de la position 
		caractéristique qu'il occupait dans la vie économique, cesse d'être 
		commerçant. Il peut apporter dans sa nouvelle place autant d'expérience 
		et de pratique des affaires qu'il voudra, il n'y sera plus qu'un 
		fonctionnaire.
 
 On n'obtiendra pas un 
		meilleur résultat en essayant de résoudre le problème grâce à une 
		réforme de la rémunération. On se figure qu'en payant mieux les 
		directeurs des exploitations socialistes, on provoquera une concurrence 
		pour l'obtention de ces places, qui permettra de choisir les meilleurs. 
		D'autres vont plus loin et croient qu'en assurant aux directeurs une 
		participation aux bénéfices on aplanira toutes les difficultés. Il est 
		significatif que jusqu'à présent on n'ait guère réalisé cette 
		proposition. Et pourtant, il semble qu'on pourrait la mettre en 
		pratique. Car tant qu'à côté des exploitations socialistes il reste des 
		entreprises privées, on peut, grâce à la comptabilité économique, 
		déterminer les résultats atteints par l'exploitation socialiste, ce qui 
		ne sera plus possible dans la communauté socialiste intégrale. Le 
		problème n'est pas tant dans la participation du directeur au bénéfice 
		que dans sa participation aux pertes causées par sa gestion. En dehors 
		de la responsabilité morale, on ne peut que pour une part minime rendre 
		responsable des pertes le directeur sans fortune d'une exploitation 
		socialiste. Si d'une part il est intéressé matériellement aux bénéfices 
		et d'autre part à peine intéressé aux pertes, c'est presque un 
		encouragement donné à son insouciance. Du reste, l'expérience en a été 
		faite non seulement dans les exploitations socialistes mais aussi dans 
		les entreprises privées, partout où des employés sans fortune, placés à 
		des postes de direction, avaient droit à des tantièmes.
 
 C'est renoncer à résoudre 
		les problèmes, qui nous occupent ici, que de chercher à se consoler à 
		l'idée que l'ennoblissement moral des hommes, conséquence attendue de la 
		réalisation des plans socialistes, suffira à remettre toutes choses en 
		ordre. Le socialisme aura-t-il ou n'aura-t-il pas les conséquences 
		morales qu'on attend de lui? La question peut rester pendante. Car ce 
		n'est pas de l'imperfection morale des hommes que sont nés les problèmes 
		traités ici. Ce sont des problèmes qui ont pour objet la logique de la 
		volonté et de l'action, qui sont valables pour toute action humaine sans 
		restriction de temps ou de lieu.
 
 
				
					| 3. L'Économie capitaliste, seule 
					solution possible  |  
		          Donc, tous les 
		efforts socialistes ont échoué, nous l'avons constaté, sur ces 
		problèmes. Essayons cependant de chercher maintenant quels moyens l'on 
		pourrait employer pour les résoudre. Et d'abord peuvent-ils être résolus 
		dans le cadre du régime socialiste?
 Le premier pas à faire 
		serait de former, à l'intérieur de la communauté socialiste, des 
		sections qui auraient pour mission de s'occuper de certaines branches 
		des affaires. Tant que la direction de l'économie socialiste viendra 
		d'une instance unique, prenant seule toutes les décisions et portant 
		seule toute la responsabilité, le problème ne pourra être résolu, tous 
		les autres hommes actifs n'étant que des instruments d'exécution, sans 
		zone d'action librement délimitée et donc sans responsabilité 
		particulière. Ce à quoi nous devons tendre est précisément d'avoir la 
		possibilité non seulement d'embrasser et de contrôler l'activité dans 
		son ensemble, mais aussi de considérer et de juger séparément les 
		diverses activités, qui s'exercent dans des cadres plus restreints.
 
 En procédant ainsi, nous 
		sommes d'accord avec tous les essais tâtonnants dans l'obscurité qu'on a 
		tentés jusqu'ici pour résoudre des problèmes. Tout le mode se rend 
		compte que l'on ne parviendra au but, que si l'on introduit la 
		responsabilité à tous les échelons, en partant des plus bas. On partira 
		donc d'une exploitation, ou d'une branche d'affaires isolée. Peu importe 
		l'unité qu'on prendra pour base et pour point de départ. Peu importe que 
		cette unité soit plus ou moins grande. Le principe, que nous avons 
		employé pour décomposer le tout en unités, peut toujours être employé à 
		nouveau, lorsqu'il est nécessaire de décomposer encore une unité trop 
		grande. Beaucoup plus importante que la question de savoir où et comment 
		il faut pratiquer la coupure, est celle de savoir comment malgré la 
		décomposition de l'économie en différentes parties l'unité de 
		coopération, indispensable à l'économie sociale, pourra être maintenue.
 
 Nous nous représentons 
		l'économie de la communauté socialiste décomposée tout d'abord en un 
		nombre quelconque de sections, dont chacune est subordonnée à un 
		directeur particulier. Chaque directeur de section assume la pleine 
		responsabilité de son action. C'est-à-dire que le bénéfice, ou une 
		partie notable des bénéfices lui revient; d'autre part les pertes sont à 
		sa charge, en ce sens que les moyens de production qu'il a perdus par de 
		mauvaises mesures d'économie ne sont pas remplacés par la société. Si sa 
		gestion économique est déficitaire, il cesse d'être directeur de section 
		et rentre dans la masse des autres camarades. Pour que cette 
		responsabilité du directeur de section ne soit pas illusoire, il faut 
		que son action se distingue nettement de celle des autres directeurs de 
		section. Tout ce qu'il demande à d'autres directeurs de section en fait 
		de matières premières ou de pièces demi-fabriquées, ou d'outils devant 
		être employés dans sa sections, tout travail qu'il fait effectuer dans 
		sa section sont inscrits à son débit. Tout ce qu'il livre à d'autres 
		sections ou à la consommation est inscrit à son crédit. Pour cela, il 
		est nécessaire qu'il ait le libre choix pour décider quelles machines, 
		quelles matières premières, quelles pièces semi-ouvrées, quels ouvriers 
		il entend employer et quelles choses il entend produire dans sa section. 
		S'il n'en était pas ainsi, on ne pourrait pas lui imposer de 
		responsabilité. Car ce ne serait pas sa faute si, sur l'ordre de la 
		direction supérieure, il avait produit des choses qui, dans les 
		circonstances données, ne répondaient pas à un besoin, ou si sa section 
		était désavantagée pour avoir reçu d'autres sections du matériel de 
		production peu utilisable ou, ce qui revient au même, trop coûteux. Dans 
		le premier cas, l'insuccès de sa section incomberait aux décisions de la 
		direction supérieure, dans le second à l'insuccès des autres sections 
		qui fabriquent du matériel de production. D'autre part, il faut que la 
		société puisse revendiquer pour elle-même le même droit qu'elle concède 
		au directeur de section. C'est-à-dire que la société prend seulement en 
		proportion de ses besoins les produits qu'elle a fabriqués, et seulement 
		aussi si elle peut les obtenir au taux le moins coûteux. La société lui 
		compte le travail qu'elle lui fournit au taux le plus haut qu'elle 
		puisse obtenir. Elle le donne en quelque sorte au plus offrant.
 
 La société en tant que 
		collectivité productrice se répartit ainsi en trois groupes. Premier 
		groupe: la direction. Elle doit simplement surveiller la marche 
		régulière de l'ensemble de processus de production, dont elle confie 
		entièrement l'exécution aux directeurs de sections. Le troisième groupe 
		comprend les camarades qui ne sont au service de la direction 
		supérieure, ni directeurs de sections. Entre ces deux groupes les 
		directeurs de sections forment un groupe à part. Ces derniers, lors de 
		l'introduction du régime, ont reçu de la société une dotation, non 
		renouvelable, et gratuite, en moyens de production. Les directeurs de 
		sections reçoivent continuellement de la société la main-d'oeuvre, prise 
		dans le troisième groupe, et attribuée aux plus offrants d'entre eux. La 
		direction doit inscrire au compte de chaque camarade du troisième groupe 
		tout ce qu'elle a reçu des chefs de section du fait de son travail, ou, 
		au cas où elle l'emploierait dans son propre rayon d'action, tout ce 
		qu'elle aurait pu recevoir des chefs de section pour son travail, 
		partage ensuite les biens de jouissance, toujours par adjudication aux 
		plus offrants, que ces camarades appartiennent ou non à l'un quelconque 
		des trois groupes. Le montant de l'adjudication est inscrit à l'actif 
		des chefs de sections qui ont fourni la main-d'oeuvre.
 
 Grâce à cette 
		articulation de la société, les directeurs de sections peuvent être 
		rendus pleinement responsables de leurs actes et de leurs manquements. 
		Le champ de leur responsabilité est nettement séparé des autres. Ici 
		l'on n'a plus affaire au résultat général et à l'ensemble de l'activité 
		économique de la collectivité, où l'on n'arrive plus à distinguer les 
		contributions fournies par le travail individuel. La « contribution 
		productive » de chaque directeur de section peut être l'objet d'une 
		estimation particulière, de même aussi que la « contribution 
		productrice » de chaque camarade du troisième groupe.
 
 Mais les chefs de 
		sections doivent avoir la possibilité de transformer, d'élargir ou de 
		restreindre leur section, d'après la « demande » des camarades, demande 
		dont la tendance changeante se manifeste clairement lors de 
		l'adjudication des biens de jouissance. Il faut que les directeurs de 
		sections aient la possibilité de céder les moyens de production de leur 
		section à d'autres sections qui en auraient un besoin plus urgent 
		qu'eux. Et ils doivent pouvoir exiger pour cette cession le maximum de 
		ce que les circonstances du moment permettent d'atteindre.
 
 Il est inutile de pousser 
		plus loin la démonstration de ce système. Il apparaît clairement que ce 
		système n'est pas autre chose que celui de l'ordre social capitaliste. 
		Et en effet, cette forme d'économie sociale est la seule où soit 
		possible une application rigoureuse du principe de la responsabilité 
		personnelle pour chaque camarade. Le capitalisme est la réalisation 
		d'une économie sociale sans les manques et les défauts du système 
		socialiste, que nous avons exposés plus haut. Le capitalisme est la 
		seule forme possible et concevable d'une économie sociale avec division 
		du travail.
 
 
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