Le socialisme – L'impraticabilité du socialisme* (Version imprimée)
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 mars
2010, No 276.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100315-10.htm


1. Les problèmes de l'économie socialiste dynamique

Le résultat des enquêtes menées dans les précédents chapitres est d'avoir montré à quelles difficultés se heurtait l'édification d'une économie socialiste. Dans la communauté socialiste manque la possibilité d'une comptabilité économique, de sorte qu'il est impossible de déterminer le coût et le rendement d'une action économique et de prendre le résultat du calcul comme norme de l'action. Cette seule raison suffirait déjà à montrer que le socialisme est irréalisable. Mais outre cela, un second obstacle, infranchissable, s'oppose encore à sa réalisation. Il est impossible de trouver une forme d'organisation rendant l'activité économique de l'individu indépendante de la collaboration des autres camarades, sans faire de cette activité un jeu de hasard d'où toute responsabilité serait exclue. Tant que ces deux problèmes ne seront pas résolus, le socialisme dans une économie qui ne serait pas à l'état complètement statique apparaîtra impossible et irréalisable.

Jusqu'ici, on a prêté trop peu d'attention à ces deux questions capitales. La première de ces questions a été presque ignorée, parce qu'on n'arrivait pas à se défaire de l'idée que le temps de travail pouvait servir d'échelle pour mesurer la valeur. Mais beaucoup de ceux qui ont reconnu que la théorie de la valeur-travail était insoutenable, persistent à croire que l'on peut mesurer la valeur. Les nombreux essais tentés pour découvrir un étalon de la valeur en sont la preuve. Il fallait reconnaître l'impossibilité de mesurer la valeur et saisir le véritable caractère des rapports d'échange s'exprimant dans les prix du marché, pour pouvoir pénétrer le problème de la comptabilité économique. Pour découvrir ce problème – qui est l'un des plus importants –, il fallait employer les moyens fournis par l'économie de la valeur marginale de notre époque. Dans la vie quotidienne d'une économie nationale en marche vers le socialisme, mais non encore foncièrement socialiste, ce problème n'était pas encore d'une actualité si pressante, qu'on eût été forcé de l'apercevoir.

Pour le second problème, il n'en est pas ainsi. Plus l'exploitation socialiste s'étendait, et plus l'attention publique était attirée sur les mauvais résultats commerciaux des entreprises étatisées ou communalisées. Et l'on était bien forcé de voir d'où venait le mal. Un enfant l'aurait vu. On ne peut pas dire qu'on ne se soit pas occupé de ce problème, mais on l'a fait d'une manière vraiment insuffisante. On a méconnu le caractère organique du problème; on a pensé qu'on s'en tirerait en choisissant mieux les personnes et les qualités de ces personnes. On n'a pas voulu observer que même des hommes brillamment doués et d'une haute valeur morale ne pouvaient répondre aux tâches qu'impose la direction économique socialiste.

2. Essais pour résoudre ces problèmes

Les adeptes de la plupart des fractions socialistes ne peuvent trouver d'accès à ces problèmes, d'abord parce qu'ils continuent à croire dur comme fer à la théorie de la valeur-travail, et aussi à cause de leur conception de l'activité économique. Ils n'ont pas le sentiment que l'économie doit être toujours en mouvement. L'image qu'ils se font de la communauté socialiste implique toujours pour eux une situation statique. Tant qu'ils critiquent l'économie capitaliste, ils s'en tiennent aux phénomènes d'une économie qui progresse et dépeignent, avec des couleurs criardes, les conflits issus des transformations économiques. Ils tendent du reste à considérer tous les changements, et non seulement les conflits provoqués par la réalisation de ces changements, comme une particularité de la société capitaliste. Dans la félicité de l'État de l'avenir, tout se passera sans mouvements ni heurts.

On discerne très clairement ces tendances si l'on considère le portait du chef d'entreprise, tel que l'esquisse d'ordinaire le socialisme. Un seul trait caractérise l'entrepreneur aux yeux du socialisme, c'est qu'il touche un revenu. Dans une analyse de l'économie capitaliste, ce n'est pas le capital, ni le capitaliste, mais le chef d'entreprise qui devrait être mis en vedette. Et pourtant le socialisme, y compris le marxisme, voit dans l'entrepreneur un homme étranger à la production sociale, dont toute l'activité se borne à accaparer des bénéfices; il pense qu'il suffit d'exproprier ces parasites pour instaurer le socialisme. Marx, et d'une manière encore plus marquée, bien d'autres socialistes ont devant les yeux les souvenirs historiques de l'affranchissement des serfs et de l'abolition de l'esclavage. Mais la position du seigneur féodal était tout autre que celle du chef d'entreprise. Le seigneur n'exerçait aucune influence sur la production; il était en dehors de son processus. C'est seulement quand la production était achevée, qu'il faisait valoir ses droits et réclamait sa part. C'est seulement quand la production était achevée, qu'il faisait valoir ses droits et réclamait sa part. Le propriétaire foncier et le possesseur d'esclaves, par contre, demeurèrent les directeurs de la production même après l'abolition de la corvée et de l'esclavage. À partir de ce moment, ils furent forcés de rémunérer intégralement leurs ouvriers, mais cela ne changea rien à leur fonction économique. Mais le chef d'entreprise remplit une tâche dont quelqu'un, même dans la communauté socialiste, devrait être chargé. C'est ce que le socialisme ne voit pas, ou feint de ne pas voir.

L'inintelligence du socialisme en ce qui concerne le rôle de l'entrepreneur dégénère en idiosyncrasie, dès que le mot: spéculateur est prononcé. Sur ce point Marx, pourtant animé de bonnes intentions, se montre tout à fait « petit bourgeois ». Et ses disciples vont encore bien plus loin. Tous les socialistes oublient que dans la communauté socialiste aussi toute action économique doit s'adapter à un avenir indéterminé et que son succès économique reste encore incertain, même si cette action est techniquement réussie. Dans l'insécurité qui mène à la spéculation, ils voient une conséquence de l'anarchie dans la production, alors qu'en réalité elle est une conséquence de la variabilité des conditions économiques.

La grande masse est incapable de reconnaître que, dans l'économique, il n'y a qu'un phénomène constant: le changement. Elle considère l'état actuel des choses comme éternel; il en a toujours été ainsi, il en sera toujours de même. Mais même si la grande masse était capable de se rendre compte que panta rei, elle n'en serait pas moins désemparée en face des problèmes que pose à l'action cet incessant écoulement de toute chose. Prévoir, pourvoir, frayer des voies nouvelles ne fut jamais l'apanage que de quelques-uns, des chefs. Le socialisme est la politique économique des masses, à qui le caractère de l'économie est entièrement étranger; les théories socialistes ne sont que le précipité de leurs opinions sur la vie économique. Les créateurs et les partisans du socialisme sont des hommes étrangers à l'économie et, si l'on peut dire, des hommes a-économiques.

De tous les socialistes, il n'est guère que Saint-Simon pour avoir reconnu, dans une certaine mesure, le rôle du chef d'entreprise. Aussi lui refuse-t-on parfois le nom de socialiste. Les autres ne s'aperçoivent pas du tout que les fonctions remplies dans la société capitaliste par le chef d'entreprise devront aussi être remplies par quelqu'un dans la communauté socialiste. Les écrits de Lénine sont à ce sujet tout à fait caractéristiques. Selon lui, toute l'activité assumée dans l'économie capitaliste par ceux auxquels il dénie le nom de « travailleurs » se borne à « un contrôle de production et de répartition » et à « un enregistrement du travail et des produits ». Cela pourrait être fait « par des ouvriers armés, par l'ensemble du peuple armé »(1). Lénine fait ici très justement la distinction entre ces fonctions des « capitalistes et fonctionnaires » et le travail du personnel ayant reçu une instruction technique supérieure. Naturellement, il profite de l'occasion pour jeter une pierre dans le jardin de ce personnel compétent, formé scientifiquement, pour qui il ne manque pas d'afficher le mépris du snobisme prolétarien des marxistes pour tout travail qualifié. « Le capitalisme, dit Lénine, a réduit au strict minimum cet enregistrement, cet exercice d'un contrôle; ce ne sont plus que des opérations très simples, de surveillance et de notation accessibles à tous ceux qui savent lire et écrire, faire les quatre opérations et établir des quittances »(2). Donc nulle difficulté pour rendre tous les membres de la société capables de s'acquitter eux-mêmes de cette tâche(3). Et c'est tout. C'est vraiment tout ce que Lénine trouve à dire sur ce problème. Aucun socialiste n'y a ajouté un mot. Le saute-ruisseau qui n'a observé de l'activité du chef d'entreprise qu'une chose: c'est qu'il écrit sur le papier des lettres de l'alphabet et des chiffres, a pénétré aussi loin dans la connaissance de l'économie.

Aussi était-il tout à fait impossible à Lénine de reconnaître pourquoi sa politique avait échoué. Sa vie et ses lectures l'avaient tellement éloigné de la vie économique, qu'il était, en face du comportement de la « bourgeoisie », aussi étranger qu'un cafre peut l'être en face de l'explorateur qui procède à des mensurations géographiques. Lorsque Lénine constata qu'il était impossible de continuer comme il avait commencé, il se décida à faire appel aux spécialistes « bourgeois » non plus sous la menace des « ouvriers armés » mais en leur accordant de « hauts appointements » pour une courte période de transition; quand ils auraient mis en marche l'économie socialiste, on pourrait se passer d'eux. Il pensait y arriver en un an(4).

Ceux des socialistes qui ne se représentent pas la communauté socialiste sous une forme aussi centralisée que les socialistes conséquents – forme aussi bien qui est la seule concevable – croient que grâce à des mesures démocratiques introduites dans les exploitations on pourra résoudre toutes les difficultés que rencontre la direction de l'économie. Ils croient possible de laisser aux différentes exploitations une certaine autonomie, sans nuire à l'homogénéité de l'économie et à l'exacte coopération de tous. Si dans chaque exploitation, la direction est placée sous le contrôle d'un comité d'ouvriers, il ne pourrait plus y avoir de difficultés. Tous ces raisonnements sont spéciaux et erronés. Les problèmes de la direction économique, qui nous occupent ici, ne se posent guère à l'intérieur des différentes exploitations; ils concernent surtout l'accord, la cohésion à établir entre les rendements des différentes exploitations en vue de l'ensemble de l'économie nationale. Il s'agit de questions telles que: agrandissement, transformation, réduction, suppression d'exploitations, ou création de nouvelles exploitations, toutes questions qui ne pourront jamais être tranchées par les ouvriers d'une seule exploitation. Les problèmes, que la direction économique doit résoudre, débordent le cadre d'une exploitation particulière.

Le socialisme étatique ou communal a fait suffisamment d'expériences défavorables pour se trouver incité à étudier de très près le problème de la direction économique. Cependant, ce problème a été examiné en certains pays avec aussi peu de soin que par les bolchévistes en Russie. L'opinion générale voit le vice capital des exploitations en économie socialiste dans le fait qu'on n'y travaille pas « commercialement ». On pourrait, d'après ce slogan, s'attendre à un jugement judicieux sur la situation. L'esprit commercial fait en effet défaut à l'exploitation socialiste et pour le socialisme, il s'agit donc ce combler cette lacune. Mais ce n'est pas ainsi que ce slogan doit être compris. Ce slogan est né dans le cerveau de « fonctionnaire », c'est-à-dire de gens pour qui toute activité humaine consiste à remplir des obligations purement formelles et professionnelles. Les fonctionnaires classent les degrés d'activité d'après les examens et les années de service exigés pour habiliter tel ou tel individu à exercer tel ou tel emploi. « Instruction » et « ancienneté », tel est le bagage que le fonctionnaire apporte dans sa « place ». Si le rendement d'un corps de fonctionnaires s'avère insuffisant, il ne peut y avoir à cela qu'une raison: c'est que les fonctionnaires n'ont pas reçu l'instruction préparatoire qui leur était nécessaire. On proposera donc de donner à l'avenir aux candidats fonctionnaires une instruction préparatoire d'un nouveau genre. Quand les fonctionnaires des exploitations socialistes auront reçu une instruction commerciale, l'exploitation revêtira un caractère commercial. Mais le fonctionnaire, à qui il n'a pas été donné de pénétrer l'esprit de l'économie capitaliste, n'a en vue que certains aspects extérieurs de la technique commerciale: expédition rapide du courrier et des affaires courantes, emploi de certains moyens auxiliaires techniques, qui n'ont pas encore pénétré suffisamment dans les bureaux officiels, par exemple: tenue des livres selon les méthodes modernes, diminution de la paperasserie, etc. Sur quoi, les « commerçants » font leur entrée dans les bureaux des exploitations socialistes. Et l'on est tout étonné qu'ils échouent, qu'ils échouent bien plus complètement que ces juristes si vilipendés et qui eux au moins leur étaient supérieurs par la discipline formelle.

Il n'est pas difficile de montrer les erreurs contenues dans ce raisonnement. On ne peut pas séparer la qualité de commerçant de la position de chef d'entreprise dans l'économie capitaliste. Le sens commercial n'est pas une qualité innée de la personne; seules les qualités intellectuelles dont un commerçant a besoin, peuvent être innées. Ce n'est pas davantage une faculté qu'on puisse acquérir par l'étude. Seules les connaissances et facultés dont un commerçant a besoin peuvent être enseignées et apprises. On ne devient pas commerçant parce qu'on aura fait un stage dans un commerce ou été élève d'une école de commerce, parce qu'on aura quelques notions de comptabilité, parce qu'on saura le jargon commercial, parce qu'on connaîtra des langues étrangères et qu'on pourra taper à la machine ou sténographier. Ce sont là toutes choses dont l'employé de bureau a besoin. Mais l'employé de bureau n'est pas un commerçant, malgré l'usage courant qui le fait appeler « commerçant de profession ».

Finalement, on a essayé de placer comme directeurs d'exploitations socialistes des chefs d'entreprise qui avaient, pendant des années, donné des preuves d'une heureuse activité. Ils n'ont pas fait mieux que les autres, sans compter qu'il leur manquait cet ordre formel qui distingue les fonctionnaires de carrière. Un chef d'entreprise, que l'on prive de la position caractéristique qu'il occupait dans la vie économique, cesse d'être commerçant. Il peut apporter dans sa nouvelle place autant d'expérience et de pratique des affaires qu'il voudra, il n'y sera plus qu'un fonctionnaire.

On n'obtiendra pas un meilleur résultat en essayant de résoudre le problème grâce à une réforme de la rémunération. On se figure qu'en payant mieux les directeurs des exploitations socialistes, on provoquera une concurrence pour l'obtention de ces places, qui permettra de choisir les meilleurs. D'autres vont plus loin et croient qu'en assurant aux directeurs une participation aux bénéfices on aplanira toutes les difficultés. Il est significatif que jusqu'à présent on n'ait guère réalisé cette proposition. Et pourtant, il semble qu'on pourrait la mettre en pratique. Car tant qu'à côté des exploitations socialistes il reste des entreprises privées, on peut, grâce à la comptabilité économique, déterminer les résultats atteints par l'exploitation socialiste, ce qui ne sera plus possible dans la communauté socialiste intégrale. Le problème n'est pas tant dans la participation du directeur au bénéfice que dans sa participation aux pertes causées par sa gestion. En dehors de la responsabilité morale, on ne peut que pour une part minime rendre responsable des pertes le directeur sans fortune d'une exploitation socialiste. Si d'une part il est intéressé matériellement aux bénéfices et d'autre part à peine intéressé aux pertes, c'est presque un encouragement donné à son insouciance. Du reste, l'expérience en a été faite non seulement dans les exploitations socialistes mais aussi dans les entreprises privées, partout où des employés sans fortune, placés à des postes de direction, avaient droit à des tantièmes.

C'est renoncer à résoudre les problèmes, qui nous occupent ici, que de chercher à se consoler à l'idée que l'ennoblissement moral des hommes, conséquence attendue de la réalisation des plans socialistes, suffira à remettre toutes choses en ordre. Le socialisme aura-t-il ou n'aura-t-il pas les conséquences morales qu'on attend de lui? La question peut rester pendante. Car ce n'est pas de l'imperfection morale des hommes que sont nés les problèmes traités ici. Ce sont des problèmes qui ont pour objet la logique de la volonté et de l'action, qui sont valables pour toute action humaine sans restriction de temps ou de lieu.

3. L'Économie capitaliste, seule solution possible

Donc, tous les efforts socialistes ont échoué, nous l'avons constaté, sur ces problèmes. Essayons cependant de chercher maintenant quels moyens l'on pourrait employer pour les résoudre. Et d'abord peuvent-ils être résolus dans le cadre du régime socialiste?

Le premier pas à faire serait de former, à l'intérieur de la communauté socialiste, des sections qui auraient pour mission de s'occuper de certaines branches des affaires. Tant que la direction de l'économie socialiste viendra d'une instance unique, prenant seule toutes les décisions et portant seule toute la responsabilité, le problème ne pourra être résolu, tous les autres hommes actifs n'étant que des instruments d'exécution, sans zone d'action librement délimitée et donc sans responsabilité particulière. Ce à quoi nous devons tendre est précisément d'avoir la possibilité non seulement d'embrasser et de contrôler l'activité dans son ensemble, mais aussi de considérer et de juger séparément les diverses activités, qui s'exercent dans des cadres plus restreints.

En procédant ainsi, nous sommes d'accord avec tous les essais tâtonnants dans l'obscurité qu'on a tentés jusqu'ici pour résoudre des problèmes. Tout le mode se rend compte que l'on ne parviendra au but, que si l'on introduit la responsabilité à tous les échelons, en partant des plus bas. On partira donc d'une exploitation, ou d'une branche d'affaires isolée. Peu importe l'unité qu'on prendra pour base et pour point de départ. Peu importe que cette unité soit plus ou moins grande. Le principe, que nous avons employé pour décomposer le tout en unités, peut toujours être employé à nouveau, lorsqu'il est nécessaire de décomposer encore une unité trop grande. Beaucoup plus importante que la question de savoir où et comment il faut pratiquer la coupure, est celle de savoir comment malgré la décomposition de l'économie en différentes parties l'unité de coopération, indispensable à l'économie sociale, pourra être maintenue.

Nous nous représentons l'économie de la communauté socialiste décomposée tout d'abord en un nombre quelconque de sections, dont chacune est subordonnée à un directeur particulier. Chaque directeur de section assume la pleine responsabilité de son action. C'est-à-dire que le bénéfice, ou une partie notable des bénéfices lui revient; d'autre part les pertes sont à sa charge, en ce sens que les moyens de production qu'il a perdus par de mauvaises mesures d'économie ne sont pas remplacés par la société. Si sa gestion économique est déficitaire, il cesse d'être directeur de section et rentre dans la masse des autres camarades. Pour que cette responsabilité du directeur de section ne soit pas illusoire, il faut que son action se distingue nettement de celle des autres directeurs de section. Tout ce qu'il demande à d'autres directeurs de section en fait de matières premières ou de pièces demi-fabriquées, ou d'outils devant être employés dans sa sections, tout travail qu'il fait effectuer dans sa section sont inscrits à son débit. Tout ce qu'il livre à d'autres sections ou à la consommation est inscrit à son crédit. Pour cela, il est nécessaire qu'il ait le libre choix pour décider quelles machines, quelles matières premières, quelles pièces semi-ouvrées, quels ouvriers il entend employer et quelles choses il entend produire dans sa section. S'il n'en était pas ainsi, on ne pourrait pas lui imposer de responsabilité. Car ce ne serait pas sa faute si, sur l'ordre de la direction supérieure, il avait produit des choses qui, dans les circonstances données, ne répondaient pas à un besoin, ou si sa section était désavantagée pour avoir reçu d'autres sections du matériel de production peu utilisable ou, ce qui revient au même, trop coûteux. Dans le premier cas, l'insuccès de sa section incomberait aux décisions de la direction supérieure, dans le second à l'insuccès des autres sections qui fabriquent du matériel de production. D'autre part, il faut que la société puisse revendiquer pour elle-même le même droit qu'elle concède au directeur de section. C'est-à-dire que la société prend seulement en proportion de ses besoins les produits qu'elle a fabriqués, et seulement aussi si elle peut les obtenir au taux le moins coûteux. La société lui compte le travail qu'elle lui fournit au taux le plus haut qu'elle puisse obtenir. Elle le donne en quelque sorte au plus offrant.

La société en tant que collectivité productrice se répartit ainsi en trois groupes. Premier groupe: la direction. Elle doit simplement surveiller la marche régulière de l'ensemble de processus de production, dont elle confie entièrement l'exécution aux directeurs de sections. Le troisième groupe comprend les camarades qui ne sont au service de la direction supérieure, ni directeurs de sections. Entre ces deux groupes les directeurs de sections forment un groupe à part. Ces derniers, lors de l'introduction du régime, ont reçu de la société une dotation, non renouvelable, et gratuite, en moyens de production. Les directeurs de sections reçoivent continuellement de la société la main-d'œuvre, prise dans le troisième groupe, et attribuée aux plus offrants d'entre eux. La direction doit inscrire au compte de chaque camarade du troisième groupe tout ce qu'elle a reçu des chefs de section du fait de son travail, ou, au cas où elle l'emploierait dans son propre rayon d'action, tout ce qu'elle aurait pu recevoir des chefs de section pour son travail, partage ensuite les biens de jouissance, toujours par adjudication aux plus offrants, que ces camarades appartiennent ou non à l'un quelconque des trois groupes. Le montant de l'adjudication est inscrit à l'actif des chefs de sections qui ont fourni la main-d'œuvre.

Grâce à cette articulation de la société, les directeurs de sections peuvent être rendus pleinement responsables de leurs actes et de leurs manquements. Le champ de leur responsabilité est nettement séparé des autres. Ici l'on n'a plus affaire au résultat général et à l'ensemble de l'activité économique de la collectivité, où l'on n'arrive plus à distinguer les contributions fournies par le travail individuel. La « contribution productive » de chaque directeur de section peut être l'objet d'une estimation particulière, de même aussi que la « contribution productrice » de chaque camarade du troisième groupe.

Mais les chefs de sections doivent avoir la possibilité de transformer, d'élargir ou de restreindre leur section, d'après la « demande » des camarades, demande dont la tendance changeante se manifeste clairement lors de l'adjudication des biens de jouissance. Il faut que les directeurs de sections aient la possibilité de céder les moyens de production de leur section à d'autres sections qui en auraient un besoin plus urgent qu'eux. Et ils doivent pouvoir exiger pour cette cession le maximum de ce que les circonstances du moment permettent d'atteindre.

Il est inutile de pousser plus loin la démonstration de ce système. Il apparaît clairement que ce système n'est pas autre chose que celui de l'ordre social capitaliste. Et en effet, cette forme d'économie sociale est la seule où soit possible une application rigoureuse du principe de la responsabilité personnelle pour chaque camarade. Le capitalisme est la réalisation d'une économie sociale sans les manques et les défauts du système socialiste, que nous avons exposés plus haut. Le capitalisme est la seule forme possible et concevable d'une économie sociale avec division du travail.

Notes

1. Cf. Lénine, Staat und Revolution, p. 94.
2. Ibid., p. 95.
3. Ibid., p. 96.
4. Cf. Lénine, Die nächsten Aufgaben der Sowjetmacht, Berlin, 1918, pp. 16.

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* Chapitre sept (seconde partie) du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)