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				| Les deux haches* (Version imprimée) |  
		par Frédéric Bastiat (1801-1850)Le Québécois Libre, 15 septembre 
		2010, No 281.
 Hyperlien: 
		http://www.quebecoislibre.org/10/100915-13.html
 
 Pétition de Jacques Bonhomme, Charpentier
 À M. Cunin-Gridaine, Ministre du Commerce
 
 Monsieur le Fabricant Ministre,
 Je suis charpentier, comme fut Jésus; je manie la hache 
		et l'herminette pour vous servir.
 Or, hachant et bûchant, depuis l'aube jusqu'à la nuit faite, sur les 
		terres de notre seigneur le roi, il m'est tombé dans l'idée que mon 
		travail était national autant que le vôtre.
 
 Et dès lors, je ne vois pas pourquoi la Protection ne visiterait pas mon 
		chantier, comme votre atelier.
 
 Car enfin, si vous faites des draps, je fais des toits. Tous deux, par 
		des moyens divers, nous abritons nos clients du froid et de la pluie.
 
 Cependant, je cours après la pratique, et la pratique court après vous. 
		Vous l'y avez bien su forcer en l'empêchant de se pourvoir ailleurs, 
		tandis que la mienne s'adresse à qui bon lui semble.
 
 Quoi d'étonnant? M. Cunin, ministre, s'est rappelé M. Cunin, tisserand; 
		c'est bien naturel. Mais, hélas! mon humble métier n'a pas donné un 
		ministre à la France, quoiqu'il ait donné un Dieu au monde.
 
 Et ce Dieu, dans le code immortel qu'il légua aux hommes, n'a pas glissé 
		le plus petit mot dont les charpentiers se puissent autoriser pour 
		s'enrichir, comme vous faites, aux dépens d'autrui.
 
 Aussi, voyez ma position. Je gagne trente sous par jour, quand il n'est 
		pas dimanche ou jour chômé. Si je me présente à vous en même temps qu'un 
		charpentier flamand, pour un sou de rabais vous lui accordez la 
		préférence.
 
 Mais me veux-je vêtir? si un tisserand belge met son drap à côté du 
		vôtre, vous le chassez, lui et son drap, hors du pays.
 
 En sorte que, forcément conduit à votre boutique, qui est la plus chère, 
		mes pauvres trente sous n'en valent, en réalité, que vingt-huit.
 
 Que dis-je? ils n'en valent pas vingt-six! car, au lieu d'expulser le 
		tisserand belge à vos frais (ce serait bien le moins), vous me 
		faites payer les gens que, dans votre intérêt, vous mettez à ses 
		trousses.
 
 Et comme un grand nombre de vos co-législateurs, avec qui vous vous 
		entendez à merveille, me prennent chacun un sou ou deux, sous couleur de 
		protéger qui le fer, qui la houille, celui-ci l'huile et celui-là le 
		blé, il se trouve, tout compte fait, que je ne sauve pas quinze sous, 
		sur les trente, du pillage.
 
 Vous me direz sans doute que ces petits sous, qui passent ainsi, sans 
		compensation, de ma poche dans la vôtre, font vivre du monde autour de 
		votre château, vous mettant à même de mener grand train. – À quoi je 
		vous ferai observer que, si vous me les laissiez, ils feraient vivre du 
		monde autour de moi.
 
 Quoi qu'il en soit, monsieur le ministre-fabricant, sachant que je 
		serais mal reçu, je ne viens pas vous sommer, comme j'en aurais bien le 
		droit, de renoncer à la restriction que vous imposez à votre 
		clientèle; j'aime mieux suivre la pente commune et réclamer, moi aussi, 
		un petit brin de protection.
 
 Ici vous m'opposerez une difficulté: « L'ami, me direz-vous, je voudrais 
		bien te protéger, toi et tes pareils; mais comment conférer des faveurs 
		douanières au travail des charpentiers? Faut-il prohiber l'entrée des 
		maisons par terre et par mer? »
 
 Cela serait passablement dérisoire; mais, à force d'y rêver, j'ai 
		découvert un autre moyen de favoriser les enfants de Saint-Joseph; et 
		vous l'accueillerez d'autant plus volontiers, je l'espère, qu'il ne 
		diffère en rien de celui qui constitue le privilège que vous vous votez 
		chaque année à vous-même.
 
 Ce moyen merveilleux, c'est d'interdire en France l'usage des haches 
		aiguisées.
 
 Je dis que cette restriction ne serait ni plus illogique ni 
		plus arbitraire que celle à laquelle vous nous soumettez à l'occasion de 
		votre drap.
 
 Pourquoi chassez-vous les Belges? Parce qu'ils vendent à meilleur marché 
		que vous. Et pourquoi vendent-ils à meilleur marché que vous? Parce 
		qu'ils ont sur vous, comme tisserands, une supériorité quelconque.
 
 Entre vous et un Belge il y a donc tout juste la différence d'une hache 
		obtuse à une hache affilée.
 
 Et vous me forcez, moi charpentier, de vous acheter le produit de la 
		hache obtuse!
 
 Considérez la France comme un ouvrier qui veut, par son travail, se 
		procurer toutes choses, et entre autres du drap.
 
 Pour cela il y a deux moyens:
 
 • Le premier, c'est de 
		filer et de tisser la laine;
 • Le second, c'est de 
		fabriquer, par exemple, des pendules, des papiers peints ou des vins, et 
		de les livrer aux Belges contre du drap.
 
 Celui de ces deux procédés qui donne le meilleur résultat peut être 
		représenté par la hache affilée, l'autre par la hache obtuse.
 
 Vous ne niez pas qu'actuellement, en France, on obtient avec plus de 
		peine une pièce d'étoffe d'un métier à tisser (c'est la hache 
		obtuse) que d'un plant de vigne (c'est la hache affilée). Vous le niez 
		si peu, que c'est justement par la considération de cet excédent de 
		peine (en quoi vous faites consister la richesse) que vous 
		recommandez, bien plus que vous imposez la plus mauvaise des 
		deux haches.
 
 Eh bien! soyez conséquent, soyez impartial, si vous ne voulez être 
		juste, et traitez les pauvres charpentiers comme vous vous traitez 
		vous-même.
 
 Faites une loi qui porte: « Nul ne pourra se servir que de poutres 
		et solives produits de haches obtuses. »
 
 À l'instant voici ce qui va arriver.
 
 Là où nous donnons cent coups de hache, nous en donnerons trois cents. 
		Ce que nous faisons en une heure en exigera trois. Quel puissant 
		encouragement pour le travail! Apprentis, compagnons et maîtres, nous 
		n'y pourrons plus suffire. Nous serons recherchés, partant bien payés. 
		Qui voudra jouir d'un toit sera bien obligé d'en passer par nos 
		exigences, comme qui veut avoir du drap est obligé de se soumettre aux 
		vôtres.
 
 Et que ces théoriciens du libre échange osent jamais révoquer 
		en doute l'utilité de la mesure, nous saurons bien où chercher une 
		réfutation victorieuse. Votre enquête de 1834 est là. Nous les battrons 
		avec, car vous y avez admirablement plaidé la cause des prohibitions et 
		des haches émoussées, ce qui est tout un.
 
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 * Extrait de l'édition originale en 7 volumes (1863) des
		œuvres complètes de 
		Frédéric Bastiat, tome IV, 
		Sophismes Économiques, 
		seconde série, chapitre III, Les deux haches, pp. 156-159.
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