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		Lorsqu'on réunit l'ensemble des hommes qui occupent 
		dans la société une position analogue sous la désignation de classes 
		sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait pour 
		résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux classes une 
		importance particulière dans la vie sociale. La schématisation et la 
		classification ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance. Seule 
		la fonction que les concepts remplissent dans les théories auxquelles 
		ils sont intégrés leur donne une valeur scientifique; pris isolément et 
		en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils ne sont qu'un jeu 
		stérile d'idées. C'est pourquoi, en se bornant à constater comme un fait 
		évident que les hommes occupent des positions différentes et qu'on ne 
		peut par suite nier l'existence de classes sociales, on est loin encore 
		d'avoir démontré la valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est 
		pas le fait que les individus occupent des positions sociales 
		différentes qui importe; c'est le rôle que ce fait joue dans la vie 
		sociale.
 On a reconnu de tout temps que l'opposition entre 
		pauvres et riches, comme du reste toutes les oppositions d'intérêts 
		économiques, a joué dans la politique un rôle considérable. L'importance 
		historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire de la 
		différence des positions juridiques, de l'inégalité devant la loi, 
		n'était pas un fait moins bien connu. L'économie libérale ne l'a pas 
		contesté. Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions 
		ont leur origine dans des institutions politiques contraires à la 
		raison. Il n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les intérêts 
		individuels bien compris. Les prétendues oppositions d'intérêts qui ont 
		joué jadis un grand rôle doivent être attribuées à la méconnaissance des 
		lois naturelles qui régissent la vie sociale. Maintenant que l'on a 
		reconnu l'identité de tous les intérêts bien compris, on n'a plus le 
		droit de se servir des vieux arguments dans la discussion politique.
 
 Cependant, l'économie libérale, en proclamant la 
		doctrine de la solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle 
		théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient placé 
		les biens au centre de l'économie politique, considérée comme la théorie 
		de la richesse matérielle. C'est le grand mérite des économistes 
		classiques d'avoir placé à côté des biens l'activité de l'homme et 
		d'avoir ainsi ouvert la voie à l'économie politique moderne qui place au 
		centre de son système l'homme et ses jugements de valeur. Le système 
		dans lequel homme et biens matériels sont placés sur le même rang se 
		divise à son tour à première vue en deux parties, l'une qui traite de la 
		formation des richesses et l'autre de la répartition. À mesure que 
		l'économie politique se transforme en science, au sens rigoureux du mot 
		et devient un système de catallactique, cette distinction 
		s'efface de plus en plus; mais au début l'idée de répartition subsiste. 
		Elle entraîne involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre 
		les deux processus de la production et de la répartition. Il semble que 
		les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite répartis. Si 
		clairement qu'on se représente la liaison indissoluble qui existe entre 
		la production et la répartition dans l'économie capitaliste, cette 
		distinction malheureuse s'impose toujours plus ou moins à l'esprit(2).
 
 Or, dès qu'on a retenu le terme « répartition » et 
		qu'on envisage le problème économique de l'attribution des biens comme 
		un problème de répartition, la confusion devient inévitable. En effet, la
		théorie de l'imputation, ou pour employer une expression qui 
		répond mieux à la conception que les économistes classiques ont eue de 
		ce problème, la théorie des revenus, doit distinguer entre les 
		différentes catégories de facteurs de la production, même si elle 
		applique également à tous le même principe fondamental de formation de 
		la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour elle 
		une donnée. De là à se représenter les travailleurs, le capitalistes et 
		les propriétaires fonciers comme constituant des classes séparées il n'y 
		a qu'un pas, que Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses 
		Principes. Cette conception se trouve encore favorisée par le fait 
		que les économistes classiques ne distinguent pas les éléments 
		constitutifs du profit, de telle sorte que rien ne s'oppose à l'idée de 
		la division de la société en trois grandes classes.
 
 
  Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux 
		différents stades de l'évolution sociale – « in different stages of 
		society »(3) 
		–, les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à 
		chacune des trois classes sont différentes, il donne à l'opposition des 
		classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont suivi dans cette 
		voie. Et c'est cette idée qui sert de point de départ à Marx pour sa 
		théorie économique du Capital. Dans ses écrits antérieurs, 
		surtout dans l'introduction du Manifeste Communiste, il prend 
		encore les idées de classe et d'opposition de classes dans leur ancien 
		d'opposition résultant du rang social ou de l'importance du patrimoine. 
		Le passage d'une conception à l'autre est donné par l'idée qui voit dans 
		les rapports du travail de l'économie capitaliste la domination des 
		possédants sur les salariés. Marx s'est abstenu de donner une définition 
		précise du concept de classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans 
		son système. Il ne dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à 
		indiquer les grandes classes entre lesquelles se divise la société 
		capitaliste(4). 
		Pour ce faire, il adopte tout simplement la division de Ricardo sans 
		prendre garde que pour son auteur la division en classes n'avait de 
		valeur que dans la catallactique. 
 La théorie marxiste des classes et de la lutte des 
		classes eut un succès considérable. On admet aujourd'hui d'une façon 
		presque générale que la société se divise en classes séparées par des 
		abîmes infranchissables. Même ceux qui souhaitent la paix entre les 
		classes ne contestent pas en général l'existence des oppositions de 
		classes et la lutte qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est 
		toujours demeuré obscur; comme chez Marx lui-même, il se présente sous 
		les aspects les plus variés chez ses successeurs.
 
 Si on déduit le concept de classe – ce qui 
		répondrait bien à l'esprit du Capital –, des facteurs de 
		production du système classique, ou fait d'une distinction imaginée pour 
		les besoins de la catallactique et qui n'était justifiée qu'à 
		l'intérieur de cette dernière, le fondement d'une théorie générale de la 
		société. On oublie que la division des facteurs de la production en 
		deux, trois ou quatre grands groupes est une question de système 
		économique et qu'elle ne vaut que par rapport à un système déterminé. 
		Pour la commodité du raisonnement on a le droit, au point de vue du 
		problème de l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en 
		différents groupes; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces 
		facteurs une parenté plus étroite. La raison qui préside à ce groupement 
		ou à cette opposition des divers facteurs réside uniquement dans le 
		système envisagé et les fins qu'il se propose. La position particulière 
		attribuée au sol par la théorie classique découle de l'idée de la rente 
		foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique bien qui soit 
		capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même, la 
		thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le travail la 
		source du salaire, résulte des particularités du système classique. Pour 
		les conceptions postérieures du problème de la répartition, qui 
		distinguent dans le profit de l'école classique le bénéfice de 
		l'entrepreneur et l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la 
		production est déjà tout différent. Dans l'économie politique moderne, 
		le groupement des facteurs de la production suivant le schéma de la 
		théorie classique a perdu son ancienne importance. L'ancien problème de 
		la distribution des biens est devenu le problème de la formation des 
		prix des facteurs de la production. Seul le conservatisme coriace propre 
		à la classification scientifique explique que l'on ait conservé la 
		vieille terminologie. Une classification répondant réellement à la 
		nature du problème de l'imputation devrait reposer sur une base 
		entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la distinction des 
		éléments statiques et dynamiques du revenu.
 
 Mais dans un aucun système, le groupement des 
		facteurs de la production ne trouve sa raison dans leurs caractères 
		naturels ou dans la parenté de leurs fonctions. C'est là l'erreur 
		fondamentale de la théorie des classes. Elle part naïvement de 
		l'affirmation qu'il existe une connexion intime, créée par les 
		conditions économiques naturelles, entre les facteurs de la production 
		qui avaient été groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse. 
		Dans ce but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à 
		toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de 
		s'appliquer à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession, une 
		tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle établit une 
		distinction entre les terres agricoles, les terrains miniers, et le sol 
		propre à la construction des villes et entre le travail qualifié et le 
		travail non qualifié. Mais cette concession n'améliore pas sa position. 
		Le travail qualifié est une abstraction au même titre que le travail pur 
		et simple et l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du 
		terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des 
		abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des caractères 
		déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il s'agit des 
		particularités de la formation des prix, on peut, dans certaines 
		circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol, capital, 
		travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand d'autres 
		problèmes sont en question.
 
				
					| 2. Ordres sociaux et classes sociales |           
		La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux concepts 
		de rang social et de classe(5).
 Les rangs ou ordres sociaux sont des institutions 
		juridiques, non des faits déterminés par l'économie. On naît dans un 
		certain rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort. Pendant toute 
		sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un certain rang. On 
		n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être de la terre ou 
		attaché à elle, patricien ou plébéien, parce qu'on occupe dans 
		l'économie une position déterminée. Mais on occupe une position 
		déterminée dans l'économie parce qu'on appartient à un rang déterminé. 
		Sans doute les rangs étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des 
		conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre social, ils 
		sont nés du besoin d'assurer la coopération sociale. Mais la théorie 
		sociale qui est à la base de cette institution diffère totalement de la 
		théorie libérale; pour elle la coopération humaine consiste en ce que 
		les uns ne font que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait 
		concevoir que tous à la fois donnent et reçoivent, et que cet échange 
		soit profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la lueur des 
		idées libérales naissantes, à considérer comme antisocial et comme 
		injuste cet état de choses fondé sur l'oppression unilatérale des 
		faibles, on chercha à le justifier en introduisant artificiellement dans 
		ce système lui-même l'idée de réciprocité; les membres des ordres 
		supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien, la 
		jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine apparaît la 
		faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De telles idées étaient 
		étrangères à cette institution à l'époque de sa splendeur. Elle 
		considérait alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de 
		force, comme on le voit clairement dans la forme primitive de la 
		distinction entre les ordres – la distinction entre hommes libres et 
		esclaves. Si l'esclave lui-même considère l'esclavage comme naturel et 
		s'il s'accommode de son sort au lieu de se révolter et de chercher à 
		s'enfuir continuellement, ce n'est pas qu'il y voie une institution 
		équitable et avantageuse à la fois pour le maître et pour esclave; 
		c'est simplement parce que toute révolte mettrait sa vie en péril.
 
 On a tenté de réfuter la théorie libérale de l'institution de 
		l'esclavage et par là même, dans la mesure où l'opposition entre hommes 
		libres et esclaves constitue la forme primitive de toutes les 
		différences sociales, la théorie libérale des ordres sociaux dans toute 
		sa généralité, en insistant sur le rôle historique de l'esclavage. En se 
		substituant au massacre des vaincus, il aurait marqué un progrès de la 
		civilisation. Sans l'esclavage, jamais une société fondée sur la division 
		du travail n'aurait pu se développer car tous les individus auraient 
		préféré être maîtres sur leurs propres terres plutôt qu'ouvriers 
		non-propriétaires travaillant à la transformation des matières premières 
		produites par d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ 
		d'autrui. Aucune civilisation supérieure n'est possible sans cette 
		division du travail qui assure à une partie de la population, libérée du 
		souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs: ce serait 
		là la justification de l'esclavage(6).
 
 Mais pour le philosophe qui considère l'évolution 
		historique, la question ne se pose pas de savoir si une institution est 
		justifiée ou non. Son apparition dans l'histoire prouve que des forces 
		ont travaillé à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous 
		demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était 
		assignée. Dans le cas présent, la réponse est absolument négative. 
		L'esclavage n'a pas préparé les voies à la production fondée sur la 
		division sociale du travail; il en a au contraire entravé le 
		développement. Seule sa suppression a permis à l'industrie moderne de la 
		réaliser dans toute son ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des 
		terres libres pour la colonisation n'a empêché ni la création d'une 
		industrie particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs 
		libres. Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable. Leur 
		mise en valeur nécessitait toute une série de travaux d'amélioration et 
		d'exploration, et en définitive ces terres pouvaient être inférieures 
		par leur situation et leur rendement naturel aux terres déjà en 
		exploitation(7). 
		La propriété privée des moyens de production est la condition nécessaire 
		de la division du travail. Elle n'exigeait pas l'esclavage.
 
 L'opposition des ordres sociaux revêt deux formes 
		caractéristiques. La première s'exprime dans les rapports existant entre 
		le seigneur et le serf. Le seigneur possesseur du sol demeure 
		entièrement étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à 
		son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa part. 
		L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait été créé par 
		l'asservissement de paysans précédemment libres ou par l'établissement 
		d'autres paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique, 
		c'est que ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production 
		et qu'il n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par 
		exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait 
		être dénoué, il cesserait d'être un rapport de dépendance résultant du 
		rang social pour devenir un rapport de propriété. La seconde forme de 
		cette opposition est celle du maître et de l'esclave. Ici, ce que le 
		maître est en droit d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés, 
		mais du travail. Et là encore, il peut l'exiger sans avoir à fournir 
		aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du 
		logement ne constitue pas une véritable contrepartie; c'est seulement 
		la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave. 
		Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est nourri 
		qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le coût 
		de son entretien.
 
 Rien n'est plus absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui 
		existent dans l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le 
		travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail 
		servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les 
		traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie 
		capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière quand on met sur 
		le même plan le travail salarié libre et le travail de l'esclave. On 
		peut, au point de vue sociologique, établir une comparaison entre eux. 
		Tous deux se présentent également sous la forme d'une division sociale 
		du travail. Tous deux sont des systèmes de coopération sociale et 
		présentent en conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit 
		pas oublier que le caractère économique des deux systèmes est tout 
		différent. On se trompe entièrement quand on essaie de défendre la cause 
		du travail salarié libre au point de vue économique au moyen d'arguments 
		empruntés à l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit 
		comme salaire la part imputable à son travail dans la production. Le 
		maître qui fait travailler des esclaves dépense la même somme, d'une 
		part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat dont le 
		prix est fonction de l'écart qui existe entre la rémunération du 
		travailleur libre et les frais d'entretien de l'esclave. L'excédent de 
		salaire libre sur les frais d'entretien du travailleur revient ainsi à 
		celui qui transforme l'homme libre en esclave, au chasseur d'esclaves, 
		non pas au marchand d'esclaves ou au propriétaire d'esclaves. Ces deux 
		derniers, dans l'économie servile, n'ont pas de revenu spécifique. 
		Vouloir dès lors étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par 
		l'homme en se référant à l'économie servile, c'est méconnaître 
		entièrement la nature du problème posé(8).
 
 Dans la société divisée en ordres, tous les membres 
		des ordres qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un 
		intérêt commun: ils aspirent tous à une amélioration du statut 
		juridique de leur ordre. Tous les tenanciers aspirent à un allègement 
		des redevances qui pèsent sur eux, tous les esclaves aspirent à la 
		liberté, c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter 
		leur capacité de travail à leur profit. Cet intérêt commun à tous les 
		membres du même ordre social est d'autant plus fort qu'il est plus 
		difficile à l'individu de s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné 
		par la loi à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des 
		individus particulièrement doués parviennent à la faveur de hasards 
		favorables à s'élever à un rang supérieur n'a guère d'importance. Les 
		désirs et les espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient 
		engendrer des mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner 
		le mécontentement social, c'est la nécessité de renouveler leur propre 
		force qui pousse les ordres privilégiés à ne pas mettre d'obstacle à 
		l'ascension des mieux doués. Les individus les mieux doués à qui on a 
		refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir dangereux que 
		lorsque leur appel à l'action violente rencontre un écho dans de vastes 
		couches de mécontents.
          
		La cessation de toutes les luttes entre les 
		différents ordres sociaux ne supprimerait pas l'opposition qui existe 
		entre eux aussi longtemps que l'idée de la division de la société en 
		ordres ne serait pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à 
		secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas 
		supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir à bout de 
		l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant toute 
		atteinte à la liberté de la personne, en considérant le travail libre 
		comme plus productif que le travail servile, en faisant de la liberté de 
		circulation et du libre choix de la profession les bases d'une politique 
		rationnelle, il a sonné le glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise 
		mieux l'impuissance de la critique antilibérale à comprendre la 
		signification historique du libéralisme que les tentatives qu'elle a 
		faites pour le dénigrer, en le représentant comme l'expression 
		d'intérêts de groupes particuliers.
 Dans la lutte entre ordres sociaux, tous les membres 
		d'un même ordre sont unis par la communauté du but poursuivi. Leurs 
		intérêts peuvent par ailleurs différer autant qu'on voudra; ils se 
		rencontrent du moins sur un point: ils veulent tous améliorer la 
		situation juridique de leur ordre. Une telle amélioration comporte en 
		général certains avantages économiques, l'objet même de la différence 
		juridique des ordres étant précisément d'avantager économiquement les 
		uns par rapport aux autres.
 
 Le concept de classe tel que l'entend la théorie 
		antagoniste se présente sous un tout autre aspect. Cette théorie qui 
		suppose entre les classes des abîmes infranchissables ne va pas au bout 
		de sa propre logique lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois 
		ou quatre grandes classes. Pour être conséquente avec elle-même, elle 
		devrait poursuivre la division de la société en groupes d'intérêt 
		jusqu'au point où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres 
		rempliraient exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser 
		les possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut aller 
		plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que: les filateurs 
		de coton qui produisent le même numéro de fil, les fabricants de 
		chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces groupes ont bien un 
		intérêt commun qui les oppose à tous les autres groupes: ils ont le 
		même intérêt à ce que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les 
		conditions les plus favorables. Mais cet intérêt commun est 
		singulièrement restreint. Dans l'économie libre, aucune branche de la 
		production ne peut s'assurer d'une façon durable un bénéfice supérieur à 
		la moyenne, non plus qu'elle ne peut travailler longtemps à sa perte. 
		Ainsi, la communauté d'intérêt des membres d'une même branche de la 
		production ne s'étend pas au-delà de la constitution d'un marché 
		favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce n'est pas 
		la solidarité d'intérêts mais la concurrence qui domine les rapports de 
		ses membres. Cette concurrence ne subit de restriction au nom des 
		intérêts du groupe que là où sous une forme quelconque la liberté 
		économique se trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le schéma 
		puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la solidarité des 
		intérêts particuliers de classe, il faudrait apporter la preuve qu'il 
		demeure valable à l'intérieur d'une économie libre. Ce n'est pas une 
		preuve en faveur de la théorie de la lutte des classes que de montrer 
		par exemple qu'un intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre 
		eux et les oppose à la population urbaine dans la politique douanière, 
		ou d'établir qu'il existe un conflit entre les propriétaires fonciers et 
		les citadins pour la possession du pouvoir politique. La théorie 
		libérale ne nie aucunement que les interventions de l'État dans le libre 
		jeu de l'économie créent des intérêts particuliers; elle ne nie 
		nullement que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette 
		voie des avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages 
		particuliers, en tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de 
		petits groupes, provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes 
		de la majorité non privilégiée contre la minorité privilégiée, et que 
		l'évolution de toute la société se trouve entravée par le trouble de la 
		paix qui en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils 
		deviennent la règle générale, nuisent également à tous, car ils prennent 
		aux uns ce qu'ils donnent aux autres et n'entraînent comme résultat 
		définitif qu'une diminution de la productivité du travail. La communauté 
		d'intérêts des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts 
		aux autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions 
		apportées au droit de propriété, à la liberté des échanges ou du choix 
		de la profession; ou bien elles découlent de la communauté ou de 
		l'opposition des intérêts dans une courte période transitoire.
 
 Mais s'il n'existe entre les groupes dont les membres 
		occupent la même position dans l'économie aucune communauté particulière 
		d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en exister 
		davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont les membres 
		occupent une position non plus identique mais seulement analogue. Si 
		aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les filateurs de coton 
		entre eux, il ne peut pas en exister davantage entre les filateurs et les 
		fabricants de machines. Entre les filateurs et les tisseurs, entre les 
		constructeurs de machines et ceux qui les utilisent, l'opposition des 
		intérêts est aussi marquée que possible. La communauté des intérêts 
		n'existe que là où la concurrence est éliminée, par exemple entre les 
		propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
 
 La théorie qui divise la population en trois ou 
		quatre grands groupes ayant chacun un intérêt commun se trompe déjà 
		quand elle considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant 
		des intérêts identiques. Aucune communauté particulière d'intérêts ne 
		lie les propriétaires de terres arables, de forêts, de vignobles, de 
		mines, ou de terrains à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de 
		propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas là un intérêt 
		particulier aux propriétaires. Quiconque a reconnu la signification de 
		la propriété privée des moyens de production pour le rendement du 
		travail social, qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire 
		l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les propriétaires. 
		Ces derniers n'ont vraiment un intérêt particulier que lorsque la 
		liberté de la propriété et du commerce a été limitée de quelque manière.
 
 Il n'a pas davantage d'intérêts communs à tous les 
		travailleurs salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi chimérique 
		que l'idée d'un travail universel. Le travail du filateur est différent 
		de celui du mineur et différent de celui du médecin. Les théoriciens du 
		socialisme pour qui l'opposition des classes est insurmontable 
		s'expriment en général comme s'il existait une sorte de travail abstrait 
		que chacun serait capable d'accomplir et comme si le travail qualifié 
		n'entrait pas en ligne de compte. En réalité, il n'existe pas de 
		« travail en soi ». Le travail non qualifié n'est pas non plus homogène. 
		Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux choses toutes 
		différentes. En outre, le rôle joué par le travail non qualifié, si on 
		le considère au point de vue purement quantitatif, est beaucoup plus 
		restreint que n'a coutume de l'admettre la théorie orthodoxe des 
		classes.
 
 La théorie de l'imputation a le droit, dans la 
		déduction de ses lois, de parler de « terre » et de « travail » en soi. 
		En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de sens 
		qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand, simplifiant 
		l'infinie variété des biens d'ordre supérieur elle les classe en un 
		petit nombre de grands groupes, la raison en est simplement que cela 
		facilite l'élaboration d'une doctrine tout entière orientée vers un but 
		bien déterminé. On reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans 
		les abstractions. Mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que 
		les concepts de « travail » et de « travailleur », de « capital » et de 
		« capitaliste », etc., sont eux-mêmes des abstractions et ils ne 
		craignent pas de transporter purement et simplement le « travailleur » 
		théorique de l'économie politique dans la vie économique concrète de la 
		société.
 
 Les membres d'une même classe sont les uns par 
		rapport aux autres des concurrents. Si le nombre des travailleurs 
		diminue et si en même temps le rendement limite du travail augmente, le 
		salaire s'accroît et avec lui le revenu et le niveau de vie du 
		travailleur. C'est là un fait contre lequel les syndicats ne peuvent 
		rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en se constituant 
		eux-mêmes, eux qui étaient censés être nés pour lutter contre les 
		entrepreneurs, en corporations fermées.
 
 Mais la concurrence s'exprime aussi à l'intérieur des 
		classes par le fait que les travailleurs entrent en compétition en vue 
		d'améliorer leur situation et de s'élever à un rang social supérieur. 
		Que ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans 
		l'atelier et qui se joigne à la minorité relative qui s'élève des 
		couches inférieures aux couches supérieures, peu importe aux membres des 
		autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour les 
		travailleurs eux-mêmes, c'est là une question d'importance. Sur ce point, 
		chacun se trouve en concurrence avec son voisin. Sans doute chaque 
		travailleur a intérêt – et cela résulte de la solidarité sociale – à ce 
		que tous les autres postes supérieurs soient occupés par les meilleurs 
		et les plus qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le 
		poste auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié pour 
		l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien plus 
		considérable que la portion du dommage général qui retombera 
		indirectement sur lui.
 
 Si on abandonne la théorie de la solidarité des 
		intérêts de tous les membres de la société, qui est la seule théorie 
		capable d'expliquer la possibilité même de la société, alors on ne peut 
		même pas dire que la société se dissolve en classes; il faut dire qu'il 
		ne reste plus que des individus qui s'affrontent comme des adversaires. 
		Ce n'est pas dans la classe, mais seulement dans la société que 
		l'opposition des intérêts individuels peut être surmontée. Il n'entre 
		pas dans la société d'autres éléments composants que les individus. 
		L'idée d'une classe dont l'unité serait fondée sur une communauté 
		particulière d'intérêts est purement chimérique; c'est l'invention 
		d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la société est complexe et 
		plus la spécialisation y est poussée, plus les groupes de personnes 
		occupant à l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont 
		nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des 
		membres de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le 
		fait que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts 
		immédiats ne suffit pas à créer entre eux une identité d'intérêts. 
		L'analogie de leurs situations fait d'eux des concurrents et non pas des 
		hommes ayant des aspirations identiques. Et le fait que des groupes 
		apparentés n'occupent pas une situation absolument analogue ne crée pas 
		non plus entre eux une complète communauté d'intérêts; dans la mesure 
		même où leurs situations sont analogues, la concurrence doit 
		nécessairement jouer entre eux.
 
 Les intérêts des propriétaires de filatures de coton 
		peuvent avoir à certains points de vue des orientations parallèles; 
		mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres 
		des concurrents. À un autre point de vue, seuls les filateurs produisant 
		le même numéro de coton occupent des situations exactement analogues; 
		la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans la même mesure. À un 
		troisième point de vue, le parallélisme des intérêts s'étend plus loin 
		encore; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du 
		coton, puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et 
		les salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient, 
		etc.; le groupement est sans cesse différent suivant les intérêts que 
		l'on considère. Mais une identité complète est à peine possible et, dans 
		la mesure où elle existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté 
		d'intérêts à l'égard de tiers; elle conduit aussi à l'établissement de 
		la concurrence à l'intérieur même du groupe.
 
 Une théorie cherchant dans la lutte des classes la 
		source de toute l'évolution sociale devrait montrer que la position de 
		chaque individu dans l'organisme social est déterminée uniquement par sa 
		situation de classe, c'est-à-dire par son appartenance à une certaine 
		classe et par la relation qui unit cette classe elle-même aux autres 
		classes. Le fait que dans les luttes politiques certains groupes sociaux 
		entrent en conflit avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette 
		théorie. Pour prouver sa validité, il faudrait encore qu'elle montre que 
		le groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans une 
		direction déterminée et qu'il ne peut pas être influencé par les 
		idéologies indépendantes de la situation de classe. Il faudrait qu'elle 
		montre que la façon dont les groupes les plus petites s'unissent pour 
		former des groupes plus larges qui à leur tour forment les classes dans 
		lesquelles se divise la totalité de la société, ne repose pas sur des 
		compromis et sur des alliances réalisées en vue d'une action commune 
		éphémère, mais sur des faits résultant de nécessités sociales, sur la 
		communauté incontestable d'intérêts.
 
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