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				| Le socialisme – Opposition de classes et 
				lutte de classes* (Version imprimée) |  
		par 
		Ludwig von Mises (1881-1973)Le Québécois Libre, 15 janvier
		2010, No 285.
 Hyperlien: 
		http://www.quebecoislibre.org/11/110115-10.html
 
 
 1. Le concept de classe et d'opposition de classes
 
 Dans la communauté sociale du travail, chaque individu occupe à chaque 
		instant une position déterminée qui résulte des rapports qu'il 
		entretient avec les autres membres de la société. Ces rapports se 
		présentent sous la forme d'échanges. L'individu appartient à la société 
		en tant qu'il donne et qu'il reçoit, qu'il vend et qu'il achète. Ce 
		faisant, sa position n'est pas nécessairement unilatérale. Il peut être 
		tout ensemble propriétaire foncier, salarié, détenteur de capitaux; ou 
		bien entrepreneur, employé, propriétaire foncier; ou bien encore 
		entrepreneur, détenteur de capitaux, propriétaire foncier, etc. Il peut 
		produire à la fois des fromages et des paniers, et se louer en même 
		temps à l'occasion comme journalier, etc. Mais la situation de ceux-là 
		mêmes qui occupent une position analogue se différencie par les 
		conditions particulières dans lesquelles ils se présentent sur le 
		marché. Comme acheteur pour son usage personnel, chaque individu occupe 
		aussi une position différente d'après ses besoins particuliers. Sur le 
		marché il n'y a que des individus isolés; dans une économie libérale le 
		commerce permet aux différences individuelles de se manifester: il 
		« atomise », ainsi qu'on l'a dit quelquefois non sans y attacher une 
		nuance de blâme et de regret. Marx lui-même a dû le reconnaître: 
		« étant donné que les achats et les ventes ne peuvent se conclure 
		qu'entre des individus isolés, on n'a pas le droit d'y chercher des 
		rapports entre classes sociales prises dans leur ensemble »(1).
 
 Lorsqu'on réunit l'ensemble des hommes qui occupent 
		dans la société une position analogue sous la désignation de classes 
		sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait pour 
		résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux classes une 
		importance particulière dans la vie sociale. La schématisation et la 
		classification ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance. Seule 
		la fonction que les concepts remplissent dans les théories auxquelles 
		ils sont intégrés leur donne une valeur scientifique; pris isolément et 
		en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils ne sont qu'un jeu 
		stérile d'idées. C'est pourquoi, en se bornant à constater comme un fait 
		évident que les hommes occupent des positions différentes et qu'on ne 
		peut par suite nier l'existence de classes sociales, on est loin encore 
		d'avoir démontré la valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est 
		pas le fait que les individus occupent des positions sociales 
		différentes qui importe; c'est le rôle que ce fait joue dans la vie 
		sociale.
 
 On a reconnu de tout temps que l'opposition entre 
		pauvres et riches, comme du reste toutes les oppositions d'intérêts 
		économiques, a joué dans la politique un rôle considérable. L'importance 
		historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire de la 
		différence des positions juridiques, de l'inégalité devant la loi, 
		n'était pas un fait moins bien connu. L'économie libérale ne l'a pas 
		contesté. Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions 
		ont leur origine dans des institutions politiques contraires à la 
		raison. Il n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les intérêts 
		individuels bien compris. Les prétendues oppositions d'intérêts qui ont 
		joué jadis un grand rôle doivent être attribuées à la méconnaissance des 
		lois naturelles qui régissent la vie sociale. Maintenant que l'on a 
		reconnu l'identité de tous les intérêts bien compris, on n'a plus le 
		droit de se servir des vieux arguments dans la discussion politique.
 
 Cependant, l'économie libérale, en proclamant la 
		doctrine de la solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle 
		théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient placé 
		les biens au centre de l'économie politique, considérée comme la théorie 
		de la richesse matérielle. C'est le grand mérite des économistes 
		classiques d'avoir placé à côté des biens l'activité de l'homme et 
		d'avoir ainsi ouvert la voie à l'économie politique moderne qui place au 
		centre de son système l'homme et ses jugements de valeur. Le système 
		dans lequel homme et biens matériels sont placés sur le même rang se 
		divise à son tour à première vue en deux parties, l'une qui traite de la 
		formation des richesses et l'autre de la répartition. À mesure que 
		l'économie politique se transforme en science, au sens rigoureux du mot 
		et devient un système de catallactique, cette distinction 
		s'efface de plus en plus; mais au début l'idée de répartition subsiste. 
		Elle entraîne involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre 
		les deux processus de la production et de la répartition. Il semble que 
		les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite répartis. Si 
		clairement qu'on se représente la liaison indissoluble qui existe entre 
		la production et la répartition dans l'économie capitaliste, cette 
		distinction malheureuse s'impose toujours plus ou moins à l'esprit(2).
 
 Or, dès qu'on a retenu le terme « répartition » et 
		qu'on envisage le problème économique de l'attribution des biens comme 
		un problème de répartition, la confusion devient inévitable. En effet, la
		théorie de l'imputation, ou pour employer une expression qui 
		répond mieux à la conception que les économistes classiques ont eue de 
		ce problème, la théorie des revenus, doit distinguer entre les 
		différentes catégories de facteurs de la production, même si elle 
		applique également à tous le même principe fondamental de formation de 
		la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour elle 
		une donnée. De là à se représenter les travailleurs, le capitalistes et 
		les propriétaires fonciers comme constituant des classes séparées il n'y 
		a qu'un pas, que Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses 
		Principes. Cette conception se trouve encore favorisée par le fait 
		que les économistes classiques ne distinguent pas les éléments 
		constitutifs du profit, de telle sorte que rien ne s'oppose à l'idée de 
		la division de la société en trois grandes classes.
 
 Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux 
		différents stades de l'évolution sociale – « in different stages of 
		society »(3) 
		–, les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à 
		chacune des trois classes sont différentes, il donne à l'opposition des 
		classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont suivi dans cette 
		voie. Et c'est cette idée qui sert de point de départ à Marx pour sa 
		théorie économique du Capital. Dans ses écrits antérieurs, 
		surtout dans l'introduction du Manifeste Communiste, il prend 
		encore les idées de classe et d'opposition de classes dans leur ancien 
		d'opposition résultant du rang social ou de l'importance du patrimoine. 
		Le passage d'une conception à l'autre est donné par l'idée qui voit dans 
		les rapports du travail de l'économie capitaliste la domination des 
		possédants sur les salariés. Marx s'est abstenu de donner une définition 
		précise du concept de classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans 
		son système. Il ne dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à 
		indiquer les grandes classes entre lesquelles se divise la société 
		capitaliste(4). 
		Pour ce faire, il adopte tout simplement la division de Ricardo sans 
		prendre garde que pour son auteur la division en classes n'avait de 
		valeur que dans la catallactique.
 
 La théorie marxiste des classes et de la lutte des 
		classes eut un succès considérable. On admet aujourd'hui d'une façon 
		presque générale que la société se divise en classes séparées par des 
		abîmes infranchissables. Même ceux qui souhaitent la paix entre les 
		classes ne contestent pas en général l'existence des oppositions de 
		classes et la lutte qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est 
		toujours demeuré obscur; comme chez Marx lui-même, il se présente sous 
		les aspects les plus variés chez ses successeurs.
 
 Si on déduit le concept de classe – ce qui 
		répondrait bien à l'esprit du Capital –, des facteurs de 
		production du système classique, ou fait d'une distinction imaginée pour 
		les besoins de la catallactique et qui n'était justifiée qu'à 
		l'intérieur de cette dernière, le fondement d'une théorie générale de la 
		société. On oublie que la division des facteurs de la production en 
		deux, trois ou quatre grands groupes est une question de système 
		économique et qu'elle ne vaut que par rapport à un système déterminé. 
		Pour la commodité du raisonnement on a le droit, au point de vue du 
		problème de l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en 
		différents groupes; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces 
		facteurs une parenté plus étroite. La raison qui préside à ce groupement 
		ou à cette opposition des divers facteurs réside uniquement dans le 
		système envisagé et les fins qu'il se propose. La position particulière 
		attribuée au sol par la théorie classique découle de l'idée de la rente 
		foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique bien qui soit 
		capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même, la 
		thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le travail la 
		source du salaire, résulte des particularités du système classique. Pour 
		les conceptions postérieures du problème de la répartition, qui 
		distinguent dans le profit de l'école classique le bénéfice de 
		l'entrepreneur et l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la 
		production est déjà tout différent. Dans l'économie politique moderne, 
		le groupement des facteurs de la production suivant le schéma de la 
		théorie classique a perdu son ancienne importance. L'ancien problème de 
		la distribution des biens est devenu le problème de la formation des 
		prix des facteurs de la production. Seul le conservatisme coriace propre 
		à la classification scientifique explique que l'on ait conservé la 
		vieille terminologie. Une classification répondant réellement à la 
		nature du problème de l'imputation devrait reposer sur une base 
		entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la distinction des 
		éléments statiques et dynamiques du revenu.
 
 Mais dans un aucun système, le groupement des 
		facteurs de la production ne trouve sa raison dans leurs caractères 
		naturels ou dans la parenté de leurs fonctions. C'est là l'erreur 
		fondamentale de la théorie des classes. Elle part naïvement de 
		l'affirmation qu'il existe une connexion intime, créée par les 
		conditions économiques naturelles, entre les facteurs de la production 
		qui avaient été groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse. 
		Dans ce but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à 
		toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de 
		s'appliquer à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession, une 
		tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle établit une 
		distinction entre les terres agricoles, les terrains miniers, et le sol 
		propre à la construction des villes et entre le travail qualifié et le 
		travail non qualifié. Mais cette concession n'améliore pas sa position. 
		Le travail qualifié est une abstraction au même titre que le travail pur 
		et simple et l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du 
		terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des 
		abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des caractères 
		déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il s'agit des 
		particularités de la formation des prix, on peut, dans certaines 
		circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol, capital, 
		travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand d'autres 
		problèmes sont en question.
 
 2. Ordres sociaux et classes sociales
 
 La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux concepts 
		de rang social et de classe(5).
 
 Les rangs ou ordres sociaux sont des institutions 
		juridiques, non des faits déterminés par l'économie. On naît dans un 
		certain rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort. Pendant toute 
		sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un certain rang. On 
		n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être de la terre ou 
		attaché à elle, patricien ou plébéien, parce qu'on occupe dans 
		l'économie une position déterminée. Mais on occupe une position 
		déterminée dans l'économie parce qu'on appartient à un rang déterminé. 
		Sans doute les rangs étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des 
		conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre social, ils 
		sont nés du besoin d'assurer la coopération sociale. Mais la théorie 
		sociale qui est à la base de cette institution diffère totalement de la 
		théorie libérale; pour elle la coopération humaine consiste en ce que 
		les uns ne font que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait 
		concevoir que tous à la fois donnent et reçoivent, et que cet échange 
		soit profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la lueur des 
		idées libérales naissantes, à considérer comme antisocial et comme 
		injuste cet état de choses fondé sur l'oppression unilatérale des 
		faibles, on chercha à le justifier en introduisant artificiellement dans 
		ce système lui-même l'idée de réciprocité; les membres des ordres 
		supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien, la 
		jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine apparaît la 
		faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De telles idées étaient 
		étrangères à cette institution à l'époque de sa splendeur. Elle 
		considérait alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de 
		force, comme on le voit clairement dans la forme primitive de la 
		distinction entre les ordres – la distinction entre hommes libres et 
		esclaves. Si l'esclave lui-même considère l'esclavage comme naturel et 
		s'il s'accommode de son sort au lieu de se révolter et de chercher à 
		s'enfuir continuellement, ce n'est pas qu'il y voie une institution 
		équitable et avantageuse à la fois pour le maître et pour esclave; 
		c'est simplement parce que toute révolte mettrait sa vie en péril.
 
 On a tenté de réfuter la théorie libérale de l'institution de 
		l'esclavage et par là même, dans la mesure où l'opposition entre hommes 
		libres et esclaves constitue la forme primitive de toutes les 
		différences sociales, la théorie libérale des ordres sociaux dans toute 
		sa généralité, en insistant sur le rôle historique de l'esclavage. En se 
		substituant au massacre des vaincus, il aurait marqué un progrès de la 
		civilisation. Sans l'esclavage, jamais une société fondée sur la division 
		du travail n'aurait pu se développer car tous les individus auraient 
		préféré être maîtres sur leurs propres terres plutôt qu'ouvriers 
		non-propriétaires travaillant à la transformation des matières premières 
		produites par d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ 
		d'autrui. Aucune civilisation supérieure n'est possible sans cette 
		division du travail qui assure à une partie de la population, libérée du 
		souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs: ce serait 
		là la justification de l'esclavage(6).
 
 Mais pour le philosophe qui considère l'évolution 
		historique, la question ne se pose pas de savoir si une institution est 
		justifiée ou non. Son apparition dans l'histoire prouve que des forces 
		ont travaillé à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous 
		demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était 
		assignée. Dans le cas présent, la réponse est absolument négative. 
		L'esclavage n'a pas préparé les voies à la production fondée sur la 
		division sociale du travail; il en a au contraire entravé le 
		développement. Seule sa suppression a permis à l'industrie moderne de la 
		réaliser dans toute son ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des 
		terres libres pour la colonisation n'a empêché ni la création d'une 
		industrie particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs 
		libres. Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable. Leur 
		mise en valeur nécessitait toute une série de travaux d'amélioration et 
		d'exploration, et en définitive ces terres pouvaient être inférieures 
		par leur situation et leur rendement naturel aux terres déjà en 
		exploitation(7). 
		La propriété privée des moyens de production est la condition nécessaire 
		de la division du travail. Elle n'exigeait pas l'esclavage.
 
 L'opposition des ordres sociaux revêt deux formes 
		caractéristiques. La première s'exprime dans les rapports existant entre 
		le seigneur et le serf. Le seigneur possesseur du sol demeure 
		entièrement étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à 
		son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa part. 
		L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait été créé par 
		l'asservissement de paysans précédemment libres ou par l'établissement 
		d'autres paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique, 
		c'est que ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production 
		et qu'il n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par 
		exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait 
		être dénoué, il cesserait d'être un rapport de dépendance résultant du 
		rang social pour devenir un rapport de propriété. La seconde forme de 
		cette opposition est celle du maître et de l'esclave. Ici, ce que le 
		maître est en droit d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés, 
		mais du travail. Et là encore, il peut l'exiger sans avoir à fournir 
		aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du 
		logement ne constitue pas une véritable contrepartie; c'est seulement 
		la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave. 
		Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est nourri 
		qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le coût 
		de son entretien.
 
 Rien n'est plus absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui 
		existent dans l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le 
		travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail 
		servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les 
		traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie 
		capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière quand on met sur 
		le même plan le travail salarié libre et le travail de l'esclave. On 
		peut, au point de vue sociologique, établir une comparaison entre eux. 
		Tous deux se présentent également sous la forme d'une division sociale 
		du travail. Tous deux sont des systèmes de coopération sociale et 
		présentent en conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit 
		pas oublier que le caractère économique des deux systèmes est tout 
		différent. On se trompe entièrement quand on essaie de défendre la cause 
		du travail salarié libre au point de vue économique au moyen d'arguments 
		empruntés à l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit 
		comme salaire la part imputable à son travail dans la production. Le 
		maître qui fait travailler des esclaves dépense la même somme, d'une 
		part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat dont le 
		prix est fonction de l'écart qui existe entre la rémunération du 
		travailleur libre et les frais d'entretien de l'esclave. L'excédent de 
		salaire libre sur les frais d'entretien du travailleur revient ainsi à 
		celui qui transforme l'homme libre en esclave, au chasseur d'esclaves, 
		non pas au marchand d'esclaves ou au propriétaire d'esclaves. Ces deux 
		derniers, dans l'économie servile, n'ont pas de revenu spécifique. 
		Vouloir dès lors étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par 
		l'homme en se référant à l'économie servile, c'est méconnaître 
		entièrement la nature du problème posé(8).
 
 Dans la société divisée en ordres, tous les membres 
		des ordres qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un 
		intérêt commun: ils aspirent tous à une amélioration du statut 
		juridique de leur ordre. Tous les tenanciers aspirent à un allègement 
		des redevances qui pèsent sur eux, tous les esclaves aspirent à la 
		liberté, c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter 
		leur capacité de travail à leur profit. Cet intérêt commun à tous les 
		membres du même ordre social est d'autant plus fort qu'il est plus 
		difficile à l'individu de s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné 
		par la loi à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des 
		individus particulièrement doués parviennent à la faveur de hasards 
		favorables à s'élever à un rang supérieur n'a guère d'importance. Les 
		désirs et les espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient 
		engendrer des mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner 
		le mécontentement social, c'est la nécessité de renouveler leur propre 
		force qui pousse les ordres privilégiés à ne pas mettre d'obstacle à 
		l'ascension des mieux doués. Les individus les mieux doués à qui on a 
		refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir dangereux que 
		lorsque leur appel à l'action violente rencontre un écho dans de vastes 
		couches de mécontents.
 
 3. La lutte des classes
 
 La cessation de toutes les luttes entre les 
		différents ordres sociaux ne supprimerait pas l'opposition qui existe 
		entre eux aussi longtemps que l'idée de la division de la société en 
		ordres ne serait pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à 
		secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas 
		supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir à bout de 
		l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant toute 
		atteinte à la liberté de la personne, en considérant le travail libre 
		comme plus productif que le travail servile, en faisant de la liberté de 
		circulation et du libre choix de la profession les bases d'une politique 
		rationnelle, il a sonné le glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise 
		mieux l'impuissance de la critique antilibérale à comprendre la 
		signification historique du libéralisme que les tentatives qu'elle a 
		faites pour le dénigrer, en le représentant comme l'expression 
		d'intérêts de groupes particuliers.
 
 Dans la lutte entre ordres sociaux, tous les membres 
		d'un même ordre sont unis par la communauté du but poursuivi. Leurs 
		intérêts peuvent par ailleurs différer autant qu'on voudra; ils se 
		rencontrent du moins sur un point: ils veulent tous améliorer la 
		situation juridique de leur ordre. Une telle amélioration comporte en 
		général certains avantages économiques, l'objet même de la différence 
		juridique des ordres étant précisément d'avantager économiquement les 
		uns par rapport aux autres.
 
 Le concept de classe tel que l'entend la théorie 
		antagoniste se présente sous un tout autre aspect. Cette théorie qui 
		suppose entre les classes des abîmes infranchissables ne va pas au bout 
		de sa propre logique lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois 
		ou quatre grandes classes. Pour être conséquente avec elle-même, elle 
		devrait poursuivre la division de la société en groupes d'intérêt 
		jusqu'au point où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres 
		rempliraient exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser 
		les possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut aller 
		plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que: les filateurs 
		de coton qui produisent le même numéro de fil, les fabricants de 
		chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces groupes ont bien un 
		intérêt commun qui les oppose à tous les autres groupes: ils ont le 
		même intérêt à ce que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les 
		conditions les plus favorables. Mais cet intérêt commun est 
		singulièrement restreint. Dans l'économie libre, aucune branche de la 
		production ne peut s'assurer d'une façon durable un bénéfice supérieur à 
		la moyenne, non plus qu'elle ne peut travailler longtemps à sa perte. 
		Ainsi, la communauté d'intérêt des membres d'une même branche de la 
		production ne s'étend pas au-delà de la constitution d'un marché 
		favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce n'est pas 
		la solidarité d'intérêts mais la concurrence qui domine les rapports de 
		ses membres. Cette concurrence ne subit de restriction au nom des 
		intérêts du groupe que là où sous une forme quelconque la liberté 
		économique se trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le schéma 
		puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la solidarité des 
		intérêts particuliers de classe, il faudrait apporter la preuve qu'il 
		demeure valable à l'intérieur d'une économie libre. Ce n'est pas une 
		preuve en faveur de la théorie de la lutte des classes que de montrer 
		par exemple qu'un intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre 
		eux et les oppose à la population urbaine dans la politique douanière, 
		ou d'établir qu'il existe un conflit entre les propriétaires fonciers et 
		les citadins pour la possession du pouvoir politique. La théorie 
		libérale ne nie aucunement que les interventions de l'État dans le libre 
		jeu de l'économie créent des intérêts particuliers; elle ne nie 
		nullement que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette 
		voie des avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages 
		particuliers, en tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de 
		petits groupes, provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes 
		de la majorité non privilégiée contre la minorité privilégiée, et que 
		l'évolution de toute la société se trouve entravée par le trouble de la 
		paix qui en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils 
		deviennent la règle générale, nuisent également à tous, car ils prennent 
		aux uns ce qu'ils donnent aux autres et n'entraînent comme résultat 
		définitif qu'une diminution de la productivité du travail. La communauté 
		d'intérêts des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts 
		aux autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions 
		apportées au droit de propriété, à la liberté des échanges ou du choix 
		de la profession; ou bien elles découlent de la communauté ou de 
		l'opposition des intérêts dans une courte période transitoire.
 
 Mais s'il n'existe entre les groupes dont les membres 
		occupent la même position dans l'économie aucune communauté particulière 
		d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en exister 
		davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont les membres 
		occupent une position non plus identique mais seulement analogue. Si 
		aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les filateurs de coton 
		entre eux, il ne peut pas en exister davantage entre les filateurs et les 
		fabricants de machines. Entre les filateurs et les tisseurs, entre les 
		constructeurs de machines et ceux qui les utilisent, l'opposition des 
		intérêts est aussi marquée que possible. La communauté des intérêts 
		n'existe que là où la concurrence est éliminée, par exemple entre les 
		propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
 
 La théorie qui divise la population en trois ou 
		quatre grands groupes ayant chacun un intérêt commun se trompe déjà 
		quand elle considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant 
		des intérêts identiques. Aucune communauté particulière d'intérêts ne 
		lie les propriétaires de terres arables, de forêts, de vignobles, de 
		mines, ou de terrains à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de 
		propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas là un intérêt 
		particulier aux propriétaires. Quiconque a reconnu la signification de 
		la propriété privée des moyens de production pour le rendement du 
		travail social, qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire 
		l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les propriétaires. 
		Ces derniers n'ont vraiment un intérêt particulier que lorsque la 
		liberté de la propriété et du commerce a été limitée de quelque manière.
 
 Il n'a pas davantage d'intérêts communs à tous les 
		travailleurs salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi chimérique 
		que l'idée d'un travail universel. Le travail du filateur est différent 
		de celui du mineur et différent de celui du médecin. Les théoriciens du 
		socialisme pour qui l'opposition des classes est insurmontable 
		s'expriment en général comme s'il existait une sorte de travail abstrait 
		que chacun serait capable d'accomplir et comme si le travail qualifié 
		n'entrait pas en ligne de compte. En réalité, il n'existe pas de 
		« travail en soi ». Le travail non qualifié n'est pas non plus homogène. 
		Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux choses toutes 
		différentes. En outre, le rôle joué par le travail non qualifié, si on 
		le considère au point de vue purement quantitatif, est beaucoup plus 
		restreint que n'a coutume de l'admettre la théorie orthodoxe des 
		classes.
 
 La théorie de l'imputation a le droit, dans la 
		déduction de ses lois, de parler de « terre » et de « travail » en soi. 
		En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de sens 
		qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand, simplifiant 
		l'infinie variété des biens d'ordre supérieur elle les classe en un 
		petit nombre de grands groupes, la raison en est simplement que cela 
		facilite l'élaboration d'une doctrine tout entière orientée vers un but 
		bien déterminé. On reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans 
		les abstractions. Mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que 
		les concepts de « travail » et de « travailleur », de « capital » et de 
		« capitaliste », etc., sont eux-mêmes des abstractions et ils ne 
		craignent pas de transporter purement et simplement le « travailleur » 
		théorique de l'économie politique dans la vie économique concrète de la 
		société.
 
 Les membres d'une même classe sont les uns par 
		rapport aux autres des concurrents. Si le nombre des travailleurs 
		diminue et si en même temps le rendement limite du travail augmente, le 
		salaire s'accroît et avec lui le revenu et le niveau de vie du 
		travailleur. C'est là un fait contre lequel les syndicats ne peuvent 
		rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en se constituant 
		eux-mêmes, eux qui étaient censés être nés pour lutter contre les 
		entrepreneurs, en corporations fermées.
 
 Mais la concurrence s'exprime aussi à l'intérieur des 
		classes par le fait que les travailleurs entrent en compétition en vue 
		d'améliorer leur situation et de s'élever à un rang social supérieur. 
		Que ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans 
		l'atelier et qui se joigne à la minorité relative qui s'élève des 
		couches inférieures aux couches supérieures, peu importe aux membres des 
		autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour les 
		travailleurs eux-mêmes, c'est là une question d'importance. Sur ce point, 
		chacun se trouve en concurrence avec son voisin. Sans doute chaque 
		travailleur a intérêt – et cela résulte de la solidarité sociale – à ce 
		que tous les autres postes supérieurs soient occupés par les meilleurs 
		et les plus qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le 
		poste auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié pour 
		l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien plus 
		considérable que la portion du dommage général qui retombera 
		indirectement sur lui.
 
 Si on abandonne la théorie de la solidarité des 
		intérêts de tous les membres de la société, qui est la seule théorie 
		capable d'expliquer la possibilité même de la société, alors on ne peut 
		même pas dire que la société se dissolve en classes; il faut dire qu'il 
		ne reste plus que des individus qui s'affrontent comme des adversaires. 
		Ce n'est pas dans la classe, mais seulement dans la société que 
		l'opposition des intérêts individuels peut être surmontée. Il n'entre 
		pas dans la société d'autres éléments composants que les individus. 
		L'idée d'une classe dont l'unité serait fondée sur une communauté 
		particulière d'intérêts est purement chimérique; c'est l'invention 
		d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la société est complexe et 
		plus la spécialisation y est poussée, plus les groupes de personnes 
		occupant à l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont 
		nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des 
		membres de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le 
		fait que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts 
		immédiats ne suffit pas à créer entre eux une identité d'intérêts. 
		L'analogie de leurs situations fait d'eux des concurrents et non pas des 
		hommes ayant des aspirations identiques. Et le fait que des groupes 
		apparentés n'occupent pas une situation absolument analogue ne crée pas 
		non plus entre eux une complète communauté d'intérêts; dans la mesure 
		même où leurs situations sont analogues, la concurrence doit 
		nécessairement jouer entre eux.
 
 Les intérêts des propriétaires de filatures de coton 
		peuvent avoir à certains points de vue des orientations parallèles; 
		mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres 
		des concurrents. À un autre point de vue, seuls les filateurs produisant 
		le même numéro de coton occupent des situations exactement analogues; 
		la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans la même mesure. À un 
		troisième point de vue, le parallélisme des intérêts s'étend plus loin 
		encore; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du 
		coton, puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et 
		les salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient, 
		etc.; le groupement est sans cesse différent suivant les intérêts que 
		l'on considère. Mais une identité complète est à peine possible et, dans 
		la mesure où elle existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté 
		d'intérêts à l'égard de tiers; elle conduit aussi à l'établissement de 
		la concurrence à l'intérieur même du groupe.
 
 Une théorie cherchant dans la lutte des classes la 
		source de toute l'évolution sociale devrait montrer que la position de 
		chaque individu dans l'organisme social est déterminée uniquement par sa 
		situation de classe, c'est-à-dire par son appartenance à une certaine 
		classe et par la relation qui unit cette classe elle-même aux autres 
		classes. Le fait que dans les luttes politiques certains groupes sociaux 
		entrent en conflit avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette 
		théorie. Pour prouver sa validité, il faudrait encore qu'elle montre que 
		le groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans une 
		direction déterminée et qu'il ne peut pas être influencé par les 
		idéologies indépendantes de la situation de classe. Il faudrait qu'elle 
		montre que la façon dont les groupes les plus petites s'unissent pour 
		former des groupes plus larges qui à leur tour forment les classes dans 
		lesquelles se divise la totalité de la société, ne repose pas sur des 
		compromis et sur des alliances réalisées en vue d'une action commune 
		éphémère, mais sur des faits résultant de nécessités sociales, sur la 
		communauté incontestable d'intérêts.
 
 Qu'on considère par exemple les éléments divers qui 
		composent un parti agraire. Quand en Autriche les producteurs de vin, de 
		céréales, et les éleveurs de bétail s'assemblent pour former un parti 
		unique, on ne peut pas dire que c'est l'identité des intérêts qui les a 
		réunis. En effet chacun de ces trois groupes a des intérêts différents. 
		Leur fusion en vue d'obtenir certaines mesures douanières est un 
		compromis entre des intérêts opposés. Mais un tel compromis n'est 
		possible que s'il se fonde sur une idéologie dépassant les intérêts de 
		classe. L'intérêt de classe de chacun des trois groupes considérés 
		s'oppose à celui des autres groupes. Ils ne peuvent s'unir qu'en 
		renonçant en totalité ou en partie à certains intérêts particuliers, 
		même s'ils n'agissent ainsi en définitive que pour pouvoir défendre plus 
		efficacement d'autres intérêts particuliers.
 
 Il en va autrement en ce qui concerne l'opposition des travailleurs et 
		des propriétaires des moyens de production. Les intérêts particuliers 
		des différents groupes de travailleurs ne sont pas identiques. Chaque 
		groupe a des intérêts suivant les capacités et les connaissances de ses 
		membres. Le prolétariat n'est pas en vertu de sa position de classe une 
		classe homogène comme le prétend le Parti socialiste; il ne devient tel 
		que par l'intervention de l'idéologie socialiste qui oblige chaque 
		individu et chaque groupe à abandonner ses intérêts particuliers. La 
		tâche des syndicats consiste précisément à rechercher sans cesse des 
		compromis capables de surmonter ces conflits(9).
 
 Il peut toujours se constituer entre les groupes 
		d'intérêts des coalitions et alliances autres que celles qui existent 
		déjà. Si telles ou telles ont été effectivement conclues, cela dépend de 
		l'idéologie et non pas de la position de classe des groupes. La cohésion 
		de la classe est déterminée non par l'identité des intérêts de classe, 
		mais par des fins politiques. Toute communauté particulière d'intérêts 
		est extrêmement limitée; elle est effacée ou contrebalancée par 
		l'opposition d'autres intérêts particuliers, à moins qu'une idéologie 
		déterminée ne fasse apparaître la communauté des intérêts comme plus 
		forte que leur opposition.
 
 La communauté des intérêts de classe n'est pas 
		quelque chose qui existe indépendamment de la conscience de classe, et 
		la conscience de classe ne vient pas s'ajouter à une communauté 
		particulière d'intérêts déjà donnée; c'est elle qui crée le cette 
		communauté. Le prolétariat ne constitue pas dans le cadre de la société 
		moderne un groupe particulier dont l'attitude serait déterminée sans 
		équivoque par sa position de classe. Les individus ne se réunissent en 
		vue d'une action politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie 
		socialiste; l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de 
		classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le prolétariat 
		n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du socialisme, et 
		le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui correspond 
		à la classe du prolétariat; c'est la pensée socialiste qui a créé la 
		classe prolétarienne en réunissant certains individus en vue d'atteindre 
		un but politique déterminé.
 
 Il en va de l'idéologie de classe comme de 
		l'idéologie nationaliste. Il n'existe pas non plus, en réalité, 
		d'opposition entre les intérêts des différents peuples et des 
		différentes races. C'est l'idéologie nationaliste qui fait naître la 
		croyance à l'existence de ces oppositions et qui transforme les nations 
		en groupes particuliers qui se combattent les uns les autres. 
		L'idéologie nationaliste divise la société verticalement, l'idéologie 
		socialiste horizontalement. En ce sens, ces deux idéologies s'excluent 
		réciproquement. C'est tantôt l'une tantôt l'autre qui l'emporte. En 1914, 
		l'idéologie nationaliste refoule à l'arrière-plan en Allemagne 
		l'idéologie socialiste. Ainsi se constitue brusquement un front unique 
		nationaliste. En 1918, ce fut l'idéologie socialiste qui triompha à 
		nouveau de l'idéologie nationaliste.
 
 Dans une société libre, il n'existe pas de classes 
		séparées par des intérêts inconciliables. La société, c'est la 
		solidarité des intérêts. La constitution de groupes particuliers n'a 
		jamais d'autre but que de détruire la cohésion de la société. Par sa fin 
		et par sa nature, elle est antisociale. Il n'existe de communauté 
		d'intérêts entre les prolétaires que dans la mesure où ils se proposent 
		un même but: bouleverser la société; et il n'en va pas autrement de la 
		communauté particulière d'intérêts des membres d'un même peuple.
 
 Le fait que la théorie marxiste n'a pas défini de 
		façon plus précise le concept de classe a permis l'emploi de ce mot dans 
		les sens les plus différents. Quand on représente tantôt le conflit 
		entre possédants et non-possédants, tantôt celui entre la ville et la 
		campagne, tantôt encore celui entre bourgeois, paysans et travailleurs 
		comme le conflit essentiel, quand on vient vous parler des intérêts du 
		capitalisme des armements, du capitalisme de l'alcool et du capitalisme 
		de la finance(10); quand on 
		vous parle de l'internationale de l'or et qu'aussitôt après on vous 
		explique que l'impérialisme est dû aux conflits du capital, il est 
		facile de voir qu'il ne s'agit là que de slogans à l'usage des 
		démagogues et dépourvus de tout intérêt pour la sociologie. Le marxisme, 
		sur ce point fondamental de sa doctrine, ne s'est jamais élevé au-dessus 
		du niveau d'une doctrine partisane à l'usage de la rue(11).
 
 4. Les formes de la lutte des classes
 
 La répartition de l'ensemble du produit de la 
		production nationale en salaire, rente foncière, intérêt du capital et 
		profit de l'entrepreneur s'opère en fonction de l'imputation du 
		rendement. Dans cette distinction, ce n'est pas la position de force 
		qu'occupent les différentes classes en dehors de l'économie qui joue le 
		rôle décisif; c'est l'importance relative attribuée aux différents 
		facteurs de la production par l'économie. C'est là un fait admis par 
		toutes les théories d'économie politique. Sur ce point, l'économie 
		classique s'accorde avec la doctrine moderne du profit limite. Même la 
		théorie marxiste qui emprunte sa doctrine de la répartition des biens à 
		la théorie postclassique ne fait pas exception. Dans sa déduction des 
		lois d'après lesquelles s'établit la valeur du travail – salaire du 
		travailleur et plus-value –, elle construit, elle aussi, une théorie de 
		la répartition où agissent seuls des facteurs purement économiques. La 
		théorie marxiste de la répartition nous paraît remplie de contradictions 
		et d'absurdités. Elle n'en est pas moins une tentative pour expliquer la 
		formation des prix des différents facteurs de la production par des 
		raisons purement économiques. Sans doute Marx fut-il amené par la suite, 
		dans l'obligation où il se trouvait pour des raisons politiques de 
		reconnaître les avantages du mouvement syndicaliste pour les 
		travailleurs, à faire sur ce point certaines concessions. Mais le fait 
		qu'il maintint son système économique prouve que ce n'était bien là pour 
		lui qu'une concession qui laissait subsister sans changement ses 
		conceptions fondamentales.
 
 Si l'on veut appliquer le terme de lutte aux efforts 
		que font les parties qui s'affrontent sur le marché pour s'assurer le 
		meilleur prix possible dans des conditions déterminées, alors l'économie 
		est le théâtre d'une lutte permanente de tous contre tous, et non pas 
		d'une lutte de classes. Le conflit n'est pas entre les classes, mais 
		entre les individus qui participent à l'économie. Même lorsqu'il se 
		forme des groupes de concurrents en vue d'une action commune, ce ne sont 
		pas des classes mais des groupes qui s'opposent. Les avantages obtenus 
		par une catégorie déterminée de travailleurs ne profitent pas à 
		l'ensemble des travailleurs; tout au contraire les intérêts des 
		travailleurs des différents branches de la production sont aussi opposés 
		que ceux des entrepreneurs et des travailleurs.
 
 En parlant de lutte des classes, la théorie marxiste 
		ne peut pas avoir en vue l'opposition qui met aux prises sur le marché 
		acheteurs et vendeurs(12). 
		La lutte qu'elle désigne sous le nom de lutte des classes se livre sans 
		doute pour des motifs économiques, mais elle se déroule en dehors de 
		l'économie. Lorsqu'elle assimile la lutte des classes à la lutte entre 
		les ordres, elle ne peut viser qu'un conflit politique se jouant en 
		dehors du marché. Il n'a jamais pu exister d'autre conflit entre les 
		maîtres et les esclaves, entre les seigneurs propriétaires et les 
		tenanciers du sol. Sur le marché, aucun rapport n'existait entre eux. Le 
		marxisme pose comme un fait d'évidence que les possesseurs ont seuls 
		intérêt au maintien de la propriété privée des moyens de production, que 
		les propriétaires ont un intérêt contraire, que les uns et les autres 
		ont conscience de cet état de choses et agissent en conséquence. Nous 
		avons déjà montré que cette conception ne serait juste que si l'on 
		admettait la vérité de tous les théorèmes marxistes. L'institution de la 
		propriété privée des moyens de production n'est pas seulement conforme à 
		l'intérêt des possédants, mais aussi à celui des non-possédants. Ce 
		n'est nullement une nécessité que la société soit divisée entre ces deux 
		grandes catégories, toutes deux conscientes de leur intérêt de classe. 
		Les marxistes ont eu assez de peine à éveiller la conscience de classe 
		des travailleurs et à les rallier à leur plan de répartition de la 
		propriété. C'est la théorie de l'opposition insurmontable des intérêts 
		de classe qui a groupé les travailleurs en vue d'une action commune 
		contre la classe bourgeoise. C'est cette conscience de classe créée par 
		l'idéologie de la lutte des classes qui a fait de cette dernière une 
		réalité. C'est l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a créé 
		l'idée.
 
 Dans ses moyens d'action comme dans son origine et 
		dans ses fins, la lutte des classes se situe en dehors de l'économie. 
		Les grèves, le sabotage, les actes de violence et de terreur ne révèlent 
		pas de l'économie. Ce sont des moyens de destruction qui tendent à 
		interrompre le cours de la vie économique, ce sont des moyens de combat 
		qui ne peuvent qu'entraîner la destruction de la société.
 
 5. La lutte des classes comme moteur de l'évolution sociale
 
 De la doctrine de la lutte des classes, le marxisme 
		tire cette conséquence que l'organisation socialiste de la société 
		s'imposera inéluctablement à l'humanité dans l'avenir. Selon lui, dans 
		toute société reposant sur la propriété privée, il existe nécessairement 
		une opposition insurmontable entre les intérêts des différentes 
		classes; les opprimés se dressent contre les oppresseurs; cette 
		opposition d'intérêts assigne aux classes leur position historique et la 
		politique qu'elles doivent suivre. Ainsi l'histoire se présente comme un 
		enchaînement de lutte de classes jusqu'au moment où, avec le prolétariat 
		moderne, apparaît une classe qui se libère de la domination de classe en 
		supprimant toutes les oppositions de classe et toute oppression.
 
 La théorie marxiste de la lutte a exercé son 
		influence bien au-delà des milieux socialistes. Le recul de l'idée 
		libérale de la solidarité finale des intérêts de tous les membres de la 
		société ne lui est sans doute pas uniquement imputable. Il est également 
		dû au réveil des idées impérialistes et protectionnistes. Mais plus le 
		libéralisme perdait de sa force et plus grandissait la force 
		d'attraction de l'évangile marxiste. Car il a au moins cet avantage sur 
		les autres théories antilibérales: il admet la possibilité de la vie en 
		société. Toutes les autres doctrines qui nient l'harmonie des intérêts 
		contestent par là même à la vie sociale toute possibilité d'exister. 
		Ceux qui, comme les nationalistes, les racistes ou même simplement les 
		protectionnistes estiment que les oppositions d'intérêts entre les 
		nations sont insurmontables, nient la possibilité d'une coexistence 
		pacifique des nations. Les défenseurs irréductibles des intérêts de la 
		paysannerie ou de la petite bourgeoisie qui adoptent en politique une 
		attitude uniquement fonction des intérêts des groupes qu'ils 
		représentent devraient logiquement aboutir à nier les avantages de la 
		vie en société. En face de ces théories, dont la conclusion logique est 
		le pessimisme le plus sombre en ce qui concerne l'avenir de l'évolution 
		sociale, le socialisme se présente comme une doctrine optimiste, dans la 
		mesure du moins où il laisse subsister dans l'organisation nouvelle à 
		laquelle il aspire la solidarité entre tous les membres du corps social. 
		Le besoin est si grand d'une philosophie sociale qui ne nie pas a valeur 
		de la vie en société que nombreux sont ceux qui ont été précipités pour 
		cette raison dans les bras du socialisme, qui, sans cela, en seraient 
		demeurés éloignés. C'est le pessimisme décourageant des autres théories 
		antilibérales qui les a rejetés vers le socialisme.
 
 Mais en se ralliant au socialisme, on oublie que le 
		dogme marxiste qui prédit l'avènement d'une société sans classes repose 
		entièrement sur le postulat considéré comme irréfutable de la 
		productivité infinie de l'organisation socialiste du travail. « La 
		possibilité, grâce à la production sociale, d'assurer à tous les membres 
		de la société une existence où leur soient garantis non seulement une 
		richesse matérielle chaque jour croissante mais encore le développement 
		de toutes leurs facultés corporelles et intellectuelles, cette 
		possibilité existe aujourd'hui pour la première fois, mais elle 
		existe. »(13) Le 
		seul obstacle qui nous sépare de cette société qui promet à tous le 
		bien-être, c'est la propriété privée des moyens de production qui, après 
		avoir été « une forme d'évolution des forces productrices », en est 
		devenue « la chaîne ».(14) 
		Libérer ces forces des liens que leur ont imposés les méthodes de 
		production capitaliste, « c'est ouvrir les voies à un progrès 
		ininterrompu et sans cesse accéléré des forces productrices et par là 
		une augmentation de la production pratiquement sans limite ».(15) 
		« L'évolution de la technique moderne, en créant la possibilité de 
		satisfaire d'une façon suffisante et même plus que suffisante les 
		besoins de la collectivité, à la condition que la production soit 
		économiquement l'oeuvre de cette collectivité et lui soit réservée, a 
		modifié pour la première fois le caractère de l'opposition des classes 
		qui, cessant d'être la condition de l'évolution sociale, devient au 
		contraire une entrave à l'organisation consciente et rationnelle de la 
		société. À la lumière de cette constatation, l'intérêt de classe du 
		prolétariat opprimé apparaît comme résidant dans la suppression de tous 
		les intérêts de classes et dans la constitution d'une société sans 
		classes. L'antique loi de la lutte des classes, qui paraissait 
		éternelle, conduit ainsi, par sa logique propre, au nom des intérêts 
		particuliers de la classe sociale la plus défavorisée et la plus 
		nombreuse, celle du prolétariat, à la suppression de toutes les 
		oppositions de classes, à la constitution finale d'une société où 
		règnent l'identité des intérêts et la solidarité humaine. »(16)
 
 L'argumentation marxiste est donc la suivante: l'avènement du socialisme 
		est inéluctable, parce que les méthodes de production du socialisme sont 
		plus rationnelles que celles du capitalisme. Mais le marxisme se borne à 
		affirmer l'existence de cette supériorité comme allant de soi et c'est à 
		peine s'il essaie de la prouver par quelques remarques jetées au hasard(17).
 
 Mais si l'on admet la supériorité des méthodes de 
		production socialistes sur toutes les autres, pourquoi limiter la portée 
		de cette affirmation en disant que cette supériorité dépend de certaines 
		conditions historiques et n'a pas toujours existé? Pourquoi une longue 
		période est-elle nécessaire pour que le socialisme arrive à maturité? 
		Ce serait certes incompréhensible si les marxistes daignaient expliquer 
		pourquoi, avant le XIXe siècle, les hommes n'avaient jamais 
		songé à adopter les méthodes plus productives de l'économie socialiste 
		et pourquoi, si l'idée leur en était venue, ils n'auraient pu la 
		réaliser. Pourquoi faut-il qu'un peuple, avant de parvenir au 
		socialisme, parcoure toutes les étapes de l'évolution, alors même que 
		l'idée du socialisme lui est devenue familière? On comprend qu'il en 
		puisse être ainsi si l'on admet « qu'un peuple n'est pas mûr pour le 
		socialisme tant que la majorité de la nation demeure hostile à cette 
		doctrine et ne veut pas en entendre parler ». Mais pourquoi « ne peut-on 
		affirmer avec certitude » que l'heure du socialisme a sonné « lorsque la 
		majorité de la nation, constituée par le prolétariat, s'affirme dans sa 
		majorité favorable au socialisme »(18)? 
		N'est-ce pas manquer totalement de logique d'affirmer que la guerre 
		mondiale a entraîné une régression de l'évolution sociale et a reculé 
		l'époque où la société sera mûre pour le socialisme. « Le socialisme, 
		c'est-à-dire le bien-être général à l'intérieur de la civilisation 
		moderne, n'est rendu possible que par le développement formidable des 
		forces productives du capitalisme, par les richesses énormes qu'il a 
		créées et concentrées dans les mains de la classe capitaliste. Un État 
		qui a gaspillé ces richesses par une politique insensée, par exemple par 
		une guerre sans résultats, ne constitue a priori pas un terrain 
		favorable à la diffusion rapide du bien-être dans toutes les couches de 
		la société. »(19) 
		S'il est exact que les méthodes socialistes de production multiplient le 
		rendement, le fait que la guerre nous a appauvris serait une raison de 
		plus pour hâter l'avènement du socialisme.
 
 À cela Marx répond: « Une forme de société ne disparaît pas avant que 
		toutes les forces de production pour lesquelles elle constitue un cadre 
		suffisant aient atteint leur plein développement, et une organisation 
		nouvelle supérieure de la production ne peut jamais s'instaurer avant 
		que les conditions qui la rendent matériellement possible n'aient été 
		réalisées à l'intérieur même de la société antérieure. »(20) 
		Mais cette réponse admet comme établi ce qu'il s'agit précisément de 
		prouver, c'est-à-dire aussi bien le fait de la supériorité de 
		productivité des méthodes socialistes de production que le rang plus 
		élevé qui leur est attribué par une classification qui voit en elles la 
		marque d'un stade plus avancé de l'évolution sociale.
 
 6. La théorie de la lutte des classes et l'interprétation de 
		l'histoire
 
 La majorité de l'opinion admet aujourd'hui que 
		l'évolution historique conduit au socialisme. On se la représente en 
		gros comme le passage de la féodalité au capitalisme, puis au 
		socialisme, du règne de la noblesse à celui de la bourgeoisie et enfin 
		de la démocratie prolétarienne. Le fait que le destin inévitable de 
		notre société aboutira au socialisme réjouit les uns, attriste les 
		autres; rares sont ceux qui mettent sa réalité en doute. Cette esquisse 
		de l'évolution sociale avait été tracée avant la venue de Marx. Mais 
		c'est lui qui lui a donné sa forme définitive et sa popularité. C'est 
		lui surtout qui l'a intégrée dans un système philosophique.
 
 De tous les grands systèmes de la philosophie 
		idéaliste allemande, seuls ceux de Schelling et de Hegel ont exercé une 
		influence directe et profonde sur la formation des différentes sciences. 
		De la philosophie de la nature de Schelling est née une école 
		spéculative dont les constructions, pures créations de « l'intuition 
		intellectuelle », jadis admirées et vantées, ont depuis longtemps sombré 
		dans l'oubli. La philosophie de l'histoire de Hegel a dominé pendant une 
		génération la science allemande; on écrivit des histoires générales, 
		des histoires de la philosophie, de la religion, du droit, de l'art, de 
		la littérature sur le modèle hégélien. Toutes ces hypothèses 
		évolutionnistes purement arbitraires et souvent bizarres se sont elles 
		aussi évanouies. Le mépris où les écoles de Schelling et de Hegel 
		avaient précipité la philosophie conduisit les sciences de la nature à 
		rejeter tout ce qui dépasse l'expérience et l'analyse du laboratoire et 
		les sciences de l'esprit à se désintéresser de tout ce qui n'est pas la 
		recherche et la critique des sources. La science se limita à l'étude des 
		faits, toute synthèse fut condamnée comme non scientifique. L'esprit 
		philosophique ne put pénétrer à nouveau la science que sous une 
		impulsion venue d'ailleurs: de la biologie et de la sociologie.
 
 De toutes les constructions de l'école hégélienne, il 
		n'y en a qu'une qui ait connu une existence de quelque durée: c'est la 
		théorie marxiste de la société. Mais elle est demeurée sans rapport avec 
		les différentes sciences. Les idées marxistes se sont révélées 
		incapables de fournir aux recherches historiques un fil conducteur. 
		Toutes les tentatives pour écrire une histoire d'inspiration marxiste 
		ont lamentablement échoué. Les travaux historiques des marxistes 
		orthodoxes, comme Kautsky et Mehring, n'ont pas même atteint le stade de 
		l'exploitation personnelle et de l'interprétation philosophique des 
		sources. Ils se sont bornés à des exposés faits au moyen des recherches 
		d'autrui et dont toute l'originalité consiste en un effort pour 
		considérer tous les événements à a lumière du marxisme. L'influence des 
		idées marxistes s'est certes étendue bien au-delà du cercle des 
		disciples orthodoxes; maint historien qu'on ne saurait considérer au 
		point de vue politique comme un adepte du socialisme marxiste s'en 
		rapproche singulièrement dans ses conceptions de la philosophie de 
		l'histoire. Mais précisément l'intervention du marxisme joue un rôle 
		perturbateur dans les travaux de ces chercheurs. L'emploi d'expressions 
		aussi imprécises que les termes d'exploitation, de mise en valeur du 
		capital, de prolétariat obscurcit le regard et empêche le jugement 
		impartial, et l'idée que toute l'histoire passée ne constitue que la 
		préface de la société socialiste oblige à une interprétation des sources 
		qui leur fait violence.
 
 L'idée que la domination bourgeoise exercée par la bourgeoisie doit 
		faire place à celle du prolétariat s'appuie pour une large part sur 
		l'habitude devenue générale depuis la Révolution française d'assigner un 
		numéro d'ordre aux différents états et aux différentes classes. La 
		Révolution française et le mouvement qui en est découlé dans les États 
		européens et américains ont amené, dit-on, la libération du tiers-état; 
		la libération du quatrième état est maintenant à l'ordre du jour. 
		Faisons abstraction du fait que la conception qui voit dans le triomphe 
		des idées libérales une victoire de la classe bourgeoise et dans la 
		période de libre-échange une période de domination de la bourgeoisie 
		suppose démontrés tous les éléments de la théorie marxiste de la 
		société. Car une autre question s'impose immédiatement à l'esprit: 
		pourquoi serait-ce précisément le prolétariat qui serait le quatrième 
		état dont l'heure aurait maintenant sonné? Ne pourrait-on pas soutenir, 
		et même à plus juste titre, que c'est dans la population paysanne qu'il 
		faut chercher ce quatrième état? Sans doute pour Marx la question ne 
		faisait-elle aucun doute. C'est pour lui une chose certaine que dans 
		l'agriculture comme partout la grande exploitation supplante la petite 
		et que le paysan propriétaire sera remplacé par l'ouvrier sans terre des 
		latifundia. Le fait que la thèse selon laquelle les petites et moyennes 
		exploitations sont incapables de soutenir la concurrence est depuis 
		longtemps enterrée, pose ici une question à laquelle le marxisme est 
		incapable de fournir une réponse. L'évolution à laquelle nous assistons 
		conduirait à admettre que la domination est en train de passer entre les 
		mains des paysans plutôt que dans celles des prolétaires(21).
 
 Ici encore la question essentielle, c'est le jugement 
		que l'on porte sur les effets des deux organisations sociales, 
		capitaliste et socialiste. Si le capitalisme n'est pas ce produit de 
		l'enfer, que nous présente la caricature qu'en fait le socialisme, et si 
		le socialisme n'est pas cet ordre idéal des choses que prétendent ses 
		partisans, toute la construction s'écroule. La discussion se ramène 
		toujours au même point: l'organisation socialiste permet-elle une 
		productivité du travail social supérieure à celle de l'organisation 
		capitaliste?
 
 7. Conclusion
 
 La race, la nationalité, le rang social exercent sur 
		la vie une influence directe. Peu importe qu'une idéologie de parti 
		prétende ou non grouper tous les membres de la même race ou de la même 
		nation, du même État ou du même ordre social dans une action commune. 
		L'existence des races, de nations, d'États, d'ordres sociaux détermine 
		les actions humaines même si aucune idéologie n'invite les hommes à se 
		laisser conduire dans un sens déterminé en raison du groupe auquel ils 
		appartiennent. La pensée et l'action d'un Allemand se ressentent de la 
		formation intellectuelle qu'il doit au fait qu'il appartient à la 
		communauté de langue allemande. Peu importe à ce point de vue qu'il ait 
		subi ou non l'influence de l'idéologie d'un parti nationaliste. En tant 
		qu'Allemand, il pense et agit autrement qu'un Roumain dont la pensée est 
		le fruit de l'histoire de la langue roumaine, et non de la langue 
		allemande.
 
 L'idéologie de parti du nationalisme est un facteur 
		tout à fait indépendant de l'appartenance à une nation déterminée. Des 
		idéologies nationalistes contradictoires peuvent coexister et se 
		disputer l'âme des individus. Il peut aussi n'en exister aucune. 
		L'idéologie de parti est toujours quelque chose qui vient s'ajouter au 
		fait donné de l'appartenance à un groupe social déterminé; elle 
		constitue donc une source particulière d'action. Le simple fait 
		d'appartenir à un groupe ne suffit pas à faire naître dans les esprits 
		une doctrine de parti. La position de parti de chaque individu résulte 
		toujours d'une théorie distinguant ce qui est avantageux et ce qui ne 
		l'est pas. On peut jusqu'à un certain point incliner de par sa situation 
		sociale vers une idéologie déterminée; les doctrines ne revêtent-elles 
		pas le plus souvent une forme destinée à les rendre plus attrayantes 
		pour un groupe social déterminé? Mais il faut toujours distinguer 
		l'idéologie de cette donnée qu'est la situation naturelle et sociale.
 
 L'être social de chaque individu relève lui-même de 
		l'idéologie dans la mesure où la société est un produit de la volonté et 
		par suite aussi de la pensée humaine. Le matérialisme historique se perd 
		dans une inextricable confusion d'idées quand il considère l'être social 
		comme indépendant de la pensée.
 
 Si l'on nomme position de classe de l'individu la 
		place qu'il occupe dans l'organisme fondé sur la coopération que 
		constitue l'économie, ce que nous venons de dire vaut également pour la 
		classe. Force est de distinguer entre les influences que l'individu 
		subit du fait de sa position sociale et celles qu'exercent sur lui les 
		idéologies politiques des partis. L'employé de banque subit les 
		influences qui résultent de sa position dans la société. Si dès lors il 
		se détermine en faveur de la politique capitaliste ou de la politique 
		socialiste, cela dépend des idées dont il subit l'influence.
 
 Si l'on prend le concept de classe dans l'acception 
		marxiste d'une division tripartite de la société en capitalistes, 
		propriétaires du sol et salariés, alors ce concept perd toute précision. 
		Il n'est plus qu'une fiction au service d'une idéologie politique de 
		parti. C'est ainsi que les concepts de bourgeoisie, classe ouvrière, 
		prolétariat, sont des fictions dont l'utilité pour la science dépend de 
		la valeur de la théorie qui les emploie. Cette théorie, c'est la 
		doctrine marxiste d'après laquelle des conflits irréductibles existent 
		entre les classes. Si l'on estime que cette théorie n'est pas valable, 
		alors il n'existe plus de différences ou d'oppositions de classes au 
		sens marxiste de ces mots. S'il est prouvé qu'entre les intérêts bien 
		compris de tous les membres de la société il n'existe en dernière 
		analyse aucune opposition, non seulement il en résulte clairement que la 
		conception marxiste de l'opposition des intérêts ne vaut rien mais 
		encore le concept de classe, au sens où l'emploie la doctrine 
		socialiste, perd toute sa valeur. Car c'est seulement dans le cadre de 
		cette doctrine que le groupement des capitalistes, des propriétaires 
		fonciers et des ouvriers en unités spirituelles peut avoir un sens. Hors 
		de cette doctrine, un tel groupement est aussi dépourvu de signification 
		que le serait par exemple le groupement de tous les hommes blonds ou de 
		tous les hommes bruns en unités distinctes, à moins que l'on ne veuille, 
		comme le font certaines théories racistes, donner à la couleur des 
		cheveux une valeur particulière, que ce soit comme caractère extérieur 
		ou comme élément constitutif.
 
 Dans sa vie, sa pensée et sa philosophie chaque 
		individu subit d'une façon décisive l'influence de la position qu'il 
		occupe dans le processus social de la production fondé sur la division 
		du travail. Il en est de même maints égards de la différence de la 
		situation assignée à chaque individu dans la production sociale. 
		Entrepreneurs et travailleurs pensent différemment parce que les 
		habitudes de leur travail quotidien leur font voir les choses sous un 
		jour différent. L'entrepreneur a toujours des choses une large vision 
		d'ensemble, le travailleur une vision partielle et réduite(22). 
		Le premier s'élève aux généralités, le second reste attaché aux détails. 
		Ce sont là sans doute des faits d'importance pour la connaissance des 
		rapports sociaux, mais il n'en résulte pas qu'on ait le droit de faire 
		intervenir le concept de classe au sens où l'entend la théorie 
		socialiste. Car les différences que nous avons signalées ne sont pas en 
		soi des caractères spécifiques propres aux différentes positions 
		occupées dans le processus de la production. Le petit entrepreneur se 
		rapproche davantage par sa façon de penser de l'ouvrier que du grand 
		entrepreneur. L'employé préposé à la direction d'une grande entreprise 
		est au contraire plus apparenté à l'entrepreneur qu'au travailleur. À maints égards, la distinction entre riche et pauvre est plus importante 
		pour la connaissance des rapports sociaux que nous avons ici en vue que 
		la distinction entre entrepreneur et travailleur. Le niveau d'existence 
		et la manière de vivre sont davantage fonction de l'importance du revenu 
		que de la place occupée dans la production. Cette dernière n'entre en 
		ligne de compte que dans la mesure où elle intervient dans la 
		détermination de l'échelle des revenus.
 
 Notes
 
 1. Cf. Marx, Das Kapital, t. I, p. 550. – Tout le passage 
			auquel la citation ci-dessus est empruntée ne figurait pas dans la 
			première édition parue en 1867. Marx l'a introduit pour la première 
			fois dans l'édition française parue en 1873, d'où Engels l'a reprise 
			pour la 4e édition allemande. Masaryk (Die 
			philosophischen und soziologischen Grundlagen des Marxismus, 
			Vienne, 1899, p. 299) remarque avec juste raison que cette addition 
			est en corrélation avec les modifications que Marx a fait subir à sa 
			thèse dans le tome III du Capital. Il est permis d'y voir une 
			rétractation de la théorie marxiste des classes. C'est un fait 
			remarquable que dans le tome III du Capital le chapitre 
			intitulé « les classes » s'interrompt brusquement après quelques 
			phrases. Dans ses considérations sur le problème des classes Marx 
			n'est pas allé au-delà de l'affirmation sans preuve d'un dogme.
 2. Sur l'histoire du concept de répartition, cf. Cannan,
			o.c., 
			pp. 183 sqq.
 3. Cf. Ricardo, 
			Principles of Political Economy and Taxation, 
			p. 5.
 4. Cf. Marx, 
			Das Kapital, t. III, IIe partie, 
			3e éd., p. 421.
 5. Cunow (Die marxsche Geschichts-, Gesellschafts- und 
			Staatstheorie, tome II, Berlin, 1921, pp. 61 sqq.) essaie de 
			défendre Marx contre le reproche qu'on lui a fait de confondre les 
			concepts de rang social et de classe. Mais ses propres remarques et 
			les passages des écrits de Marx et d'Engels qu'il cite montrent au 
			contraire combien ce reproche est justifié. Qu'on lise par exemple 
			les 6 premiers paragraphes de la 1ère 
			partie du Manifeste Communiste intitulée « Bourgeois et 
			Prolétaires » et l'on se convaincra que là tout au moins les termes 
			de rang social et de classe sont employés sans cesse 
			indistinctement. On a déjà rappelé plus haut que, lorsqu'il devint 
			par la suite à Londres plus familier avec le système de Ricardo, 
			Marx sépara son concept de classe du concept de rang social et le 
			relia aux trois facteurs de la production de Ricardo. Mais Marx n'a 
			jamais développé ce nouveau concept de classe; Engels et les autres 
			marxistes n'ont pas davantage tenté de montrer ce qui fiat des 
			concurrents – car ce sont là des individus dont « la similitude des 
			revenus et des sources de revenus » fait une unité spirituelle – une 
			classe animée par les mêmes intérêts particuliers.
 6. Cf. Bagehot, 
			Physics and Politics, Londres, 1872, 
			pp. 71 sqq.
 7. Aujourd'hui encore il existe suffisamment de terres libres à 
			la disposition des individus qui voudraient se les approprier. 
			Cependant le prolétaire européen ne s'expatrie pas en Afrique ou au 
			Brésil mais préfère demeurer dans son pays comme salarié.
 8. « La source du profit du propriétaire d'esclaves, dit Lexis 
			(à propos du livre de Wicksell, Über Wert, Kapital und Rente 
			in « Schmollers Jahrbuch », tome XIX, pp. 335 sqq.) ne peut pas être 
			méconnue et cela est également vrai du sweater. Le rapport 
			normal de l'entrepreneur au travailleur n'a rien de commun avec une 
			telle exploitation, c'est bien plutôt une dépendance d'ordre 
			économique qui influe incontestablement sur la répartition du 
			produit du travail. Le travailleur qui ne possède rien est contraint 
			de se procurer des biens de consommation immédiate sous peine de 
			périr; il ne peut en général appliquer son travail qu'à la 
			production de biens destinés à la consommation à venir, mais ce 
			n'est pas là la question principale car même lorsque, comme c'est le 
			cas du mitron, il fabrique un produit destiné à être consommé le 
			jour même, la part de production qu'il reçoit est influencée 
			défavorablement par le fait qu'il ne peut pas exploiter pour son 
			propre compte sa capacité de travail mais qu'il est contraint de la 
			vendre, en renonçant au produit de son travail, en échange de moyens 
			de subsistance, plus ou moins suffisants. Ce sont là des banalités, 
			mais elles conserveront pour l'observateur impartial leur force 
			convaincante à cause de leur évidence même. » Böhm-Bawerk (Einige 
			strittige Fragen der Kapitalstheorie, Vienne et Leipzig, 
			1900,p. 112) et Engels (Préface au tome III du Kapital, 
			p. xii) voient avec raison dans ces idées – qui ne font d'ailleurs 
			que traduire les conceptions généralement admises par « l'économie 
			populaire » allemande – une approbation prudemment enveloppée de la 
			théorie socialiste de l'exploitation. Nulle part les sophismes 
			économiques de la théorie de l'exploitation n'apparaissent plus 
			clairement que dans cet essai de justification qu'en a tenté Lexis.
 9. Le 
			Manifeste Communiste lui-même est contraint de le 
			reconnaître: « L'organisation des prolétaires en classe, et par là 
			même en parti politique est menacée sans cesse par la concurrence 
			qui existe entre les travailleurs eux-mêmes. » (O.c., p. 30). 
			Cf. aussi Marx, Das Elend der Philosophie, 8e 
			édition, Stuttgart, 1920, p. 161.
 10. Ce faisant on oublie totalement, avec une singulière 
			inconséquence, les intérêts des travailleurs en tant que 
			producteurs.
 11. Même Cunow (O.c., t. II, p. 53) doit concéder dans 
			son apologie du marxisme si dépourvue d'esprit critique que Marx et 
			Engels, dans leurs écrits politiques, n'ont pas parlé seulement des 
			trois classes principales, mais ont encore distingué toute une série 
			de classes secondaires ou adventices.
 12. Cf. la citation de Marx, 
			p. 376.
 13. Cf. Engels, 
			Herrn Dührings Umwältzung der Gesellschaft, 
			p. 304.
 14. Cf. Marx, 
			Zur Kritik der politischen Ökonomie, éd. 
			par Kautsky, Stuttgart, 1897, p. xi.
 15. Cf. Engels, 
			o.c., p. 304.
 16. Cf. Max Adler, 
			Marx als Denker, 2e éd., 
			Vienne, 1921, p. 68.
 17. Sur les tentatives faites par Kautsky, cf. ci-dessus,
			p. 209.
 18. Cf. Kautsky, 
			Die Diktatur des Proletariats, 2e 
			éd., Vienne, 1918, p. 12.
 19. Cf. 
			Ibid., p. 40.
 20. Cf. Marx, 
			Zur Kritik der politischen Ökonomie, p. xii.
 21. Gerhard Hildebrand, 
			Die Erschütterung der 
			Industrieherrschaft und des Industriesozialismus, Iéna, 1910, 
			pp. 213 sqq.
 22. Cf. Ehrenberg, 
			Der Gesichtskreis eines deutschen 
			Fabrikarbeiters « Thünen-Archiv », tome I, pp. 320 sqq.
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              Chapitre quatre (section un de la troisième partie) du livre 
				Le Socialisme - Étude économique et sociologique, 
				Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English 
				version)
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