Hydro-Québec et ses (présumés) compteurs en or (Version imprimée)
par Michel Lafontaine*
Le Québécois Libre, 15 octobre
2011, No 293.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/11/111015-4.html


La population du Québec a été littéralement bombardée au cours des dernières semaines par une campagne publicitaire web, radio et télé, commanditée par le Syndicat des employé(e)s de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec, syndicat affilié au Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP). Cette campagne publicitaire qui décriait fortement un projet d'Hydro-Québec visant l'installation d'une nouvelle génération de compteurs résidentiels devant permettre la lecture à distance des dits compteurs.

Perte de plus de 1000 emplois, factures d'électricité susceptibles de grimper, le ton alarmiste associé à cette avalanche de messages publicitaires m'a incité à y voir de plus près; j'ai donc suivi la recommandation des messages et je me suis rendu sur le site web www.compteursenor.com expressément développé et mis en ligne pour documenter ces catastrophes annoncées. Le site contient des liens vers quelques articles publiés par des quotidiens, mais les deux documents les plus importants sont:

Analyse d'impact économique du recours aux compteurs à lecture à distance par Hydro-Québec, SCFP, Pierre-Guy Sylvestre (économiste), le 14 juillet 2011.
Projet lecture à distance Phase 1, Hydro-Québec, HQD-1 Document 1, Demande R-3770-2011, soumise à la Régie de l'énergie du Québec, 30 juin 2011.

1. Le projet d'Hydro-Québec

De façon succincte, le projet d'Hydro-Québec prévoit le remplacement des compteurs de tous ses clients, sauf ses clients de grande puissance soumis au tarif L, par des compteurs permettant la lecture ainsi que l'interruption et la remise en service à distance. Au total, Hydro-Québec projette donc de remplacer 3.75 millions de compteurs sur la période 2012 à 2017, soit 5 ans, avec cependant la majorité des compteurs (3.4 millions) remplacés dès la fin de 2015.

Hydro-Québec évalue le coût total du projet à près de $1 milliard et les bénéfices actualisés du projet à $300 millions sur une période de 20 ans. Un des aspects principaux de l'analyse effectuée par Hydro-Québec est que, dans le cadre de cette demande, elle ne s'en tient qu'aux coûts et bénéfices générés par la lecture et l'interruption et la remise en service à distance (ce qu'Hydro-Québec appelle le « Périmètre du Projet »). Hydro-Québec précise cependant qu'à long terme, elle souhaite se diriger vers un réseau intelligent de type « Smart Grid » et que, par conséquent, elle a exigé des fournisseurs que les nouveaux compteurs permettent l'installation de nouvelles fonctionnalités.

Je reviendrai sur ces questions de nouvelles fonctionnalités plus loin dans ce texte, mais il suffit de souligner pour l'instant que l'approche d'Hydro-Québec a pour effet de circonscrire les bénéfices du projet aux seuls gains d'efficience engendrés par la lecture, l'interruption et la remise en service à distance; par conséquent ce sont les suppressions d'emplois chez les releveurs de compteurs, les employés affectés aux interruptions et mises en service ainsi qu'au niveau du service à la clientèle qui constituent les bénéfices escomptés du projet. Au total, Hydro-Québec estime que 726 postes seront éliminés d'ici 2018, dont 603 postes liés aux activités de relève, les autres postes étant reliés aux débranchements et rebranchements ainsi qu'à un certain nombre de postes du service à la clientèle qui ne seraient plus requis. Toutefois, Hydro-Québec a tôt fait de mentionner qu'à cause de circonstances particulièrement favorables, personne ne perdrait son emploi; avec les mises à la retraite prévues durant la période et le taux de roulement normal dans ces types d'occupation, Hydro-Québec prévoit donc que moins de 300 employés devront être relocalisés au sein d'autres unités de l'entreprise, ce qu'elle s'engage formellement à faire.

2. L'analyse du SCFP

Si l'on passe maintenant à l'analyse du SCFP, le document nous indique que l'impact économique a été établi à partir du modèle intersectoriel du Québec de l'Institut de la statistique du Québec en tenant pour acquis la perte de 800 emplois et les dépenses estimées de ces 800 travailleurs. Bien que cette analyse accepte d'emblée, sur le plan méthodologique, l'hypothèse selon laquelle personne ne sera congédié, l'analyse traite la situation comme s'il s'agissait d'une fermeture d'usine, une « destruction d'emplois » comme on peut le lire dans le texte. Et comme les compteurs sont fabriqués en dehors du Québec, l'analyse du SCFP fait l'hypothèse que hormis leur achat, ni leur installation et ni leur opération n'engendrent de bénéfices économiques. Il y a donc a priori deux erreurs fondamentales dans l'analyse effectuée par le SCFP, la première étant d'ordre méthodologique et la seconde étant d'ordre quantitative.

2.1 L'erreur méthodologique

L'analyse du SCFP traite la situation comme si il s'agissait d'une fermeture d'usine, où la suppression d'emplois est accompagnée d'une destruction de la production de l'usine en question. Or ce n'est évidemment pas le cas dans la situation qui nous concerne; le projet d'Hydro-Québec est un projet qui modifie les coefficients de production, la production elle-même, toutes autres choses étant égales par ailleurs, n'étant pas affectée.

Pour bien comprendre l'absurdité du raisonnement du SCFP, on n'a qu'à imaginer une société agricole où la technologie existante est caractérisée par l'utilisation de la charrue et des boeufs. Survient alors une innovation technologique qui s'appelle le tracteur, mais qui est malheureusement fabriqué par John Deere aux États-Unis. Dans un tel cas, l'analyse du SCFP conclurait que l'utilisation des tracteurs est néfaste pour l'économie québécoise. Et il en serait de même pour l'utilisation d'ordinateurs; ceux-ci étant importés, il serait mieux que l'on continue à utiliser des dizaines de milliers d'employés cléricaux qui conserveraient ainsi leur emploi.

De fait, la faiblesse de l'argumentation est encore plus facile à comprendre si l'on prenait pour hypothèse que les 800 travailleurs avaient réellement perdu leur emploi. Dans un tel cas, on se retrouverait avec une situation où la production d'Hydro-Québec n'a pas changé et où les 800 travailleurs (ou à tout le moins, une partie d'entre eux) produisent de nouveaux biens et services, ce qui fait que l'économie du Québec dans son ensemble est plus riche.

Les auteurs du document du SCFP semblent conscients de cette faiblesse méthodologique et tentent en fait de faire pénitence dans le tout dernier paragraphe de cette courte étude de cinq pages. Dans le paragraphe intitulé « Conclusions », on y lit: « Si le projet LAD ne s'avère pas rentable, le PIB soutenu par la dépense des travailleurs liés à la relève manuelle sera perdu sans être compensé par des gains significatifs. » (Mes italiques)

2.2 L'erreur quantitative

Si il est correct de prendre pour hypothèse qu'étant importés, l'achat des compteurs ne génère pas d'effets d'entraînement sur l'économie québécoise, l'étude du SCFP aurait cependant dû comptabiliser l'impact des investissements associés dont certains, comme l'installation desdits compteurs par exemple, est définitivement généré au Québec. De plus, dans le tableau 4 présenté à la page 38 du document d'Hydro-Québec, on voit que le projet comporte également des charges d'exploitation qui font fort probablement l'objet d'une fourniture locale et dont certaines apparaissent de plus récurrentes; c'est notamment le cas des postes dits « Technologie d'informations » et « Télécommunications » qui semblent se stabiliser aux alentours de $16 millions à partir de 2015. Non seulement l'étude du SCFP néglige-t-elle de comptabiliser les nouveaux emplois créés, mais elle ne tient pas compte du fait que ces emplois seront de toute évidence de meilleure qualité que les emplois supprimés par le projet actuel.

2.3 Les utilisations suspectes du modèle intersectoriel du Québec

À propos du modèle intersectoriel, l'étude du SCFP indique que les tableaux d'entrées-sorties utilisés sont « inspirés des travaux de Wassily Leontief » et « spécialement conçus pour le Québec ». Cette remarque, probablement anodine pour les profanes, m'a fortement interpellé puisque s'il est vrai que Leontief a joué un rôle fondamental dans le développement des modèles intersectoriels, rôle pour lequel on lui a d'ailleurs attribué un prix Nobel, la remarque escamote cependant l'énorme et formidable contribution du regretté Tadek Matuszewski, alors qu'il était directeur du Laboratoire d'économétrie de l'Université Laval de 1966 à 1976, contribution qu'il a ensuite poursuivi en tant qu'employé du Bureau de la statistique du Québec. Cette contribution lui valut à l'époque non seulement une renommée mondiale, mais la reconnaissance et même l'admiration de Leontief lui-même.

Je parle en connaissance de cause puisque non seulement je l'ai connu lorsque j'étudiais moi-même à la même époque au département d'économique (auquel le laboratoire d'économétrie était rattaché) de l'Université Laval, mais j'ai aussi contribué directement au développement et à l'utilisation de versions dérivées du modèle intersectoriel du Québec dans le cadre de projets effectués en Algérie et en Bolivie alors que j'étais employé de SORÈS, alors filiale du groupe SNC.

Et ce dont je me souviens vivement, c'est que malgré cette énorme réputation, M. Matuszewski était un homme très humble, conscient des limitations de ses propres travaux et même critique à leur égard. Pour ce qui est du modèle intersectoriel par exemple, il le qualifiait modestement d'outil de propagation de la demande, et il n'hésitait pas à souligner que son approche négligeait totalement l'offre, c'est-à-dire la réaction des unités de production face à des conditions réelles de changements continus.

Quant à moi, c'est de la notion du coût d'opportunité dont je me souviens le plus avoir discuté avec lui, surtout dans le cadre de projets impliquant des subventions; il s'agit pour moi d'une évidence que lorsqu'on calcule l'impact économique de tels projets, il faudrait toujours comparer cet impact à autre chose, notamment à l'option de laisser l'argent dans les poches des contribuables québécois qui vont certainement le dépenser, ce qui générera aussi des retombées économiques. Dans le cas de certains projets qui impliquent de fortes importations au cours des premières itérations de tels modèles (pensez sports professionnels par exemple), de telles comparaisons auraient probablement pour effet de réduire considérablement la durée des discussions entourant les fameuses retombées économiques de ces projets.

3. Un retour sur le projet d'Hydro-Québec

L'analyse économique effectuée par Hydro-Québec ne retient, comme on l'a vu précédemment, que les bénéfices associés à l'élimination des relevés manuels des frais reliés aux débranchements et rebranchements. Hydro-Québec justifie ce « périmètre » par l'argumentation suivante:

« Cette approche prudente est dictée par l'expérience vécue par certaines entreprises de distribution ayant mis en place un projet de déploiement de compteurs de nouvelle génération avec un périmètre plus large. Dans certains cas, l'étendue du périmètre a eu pour effet de rendre le projet plus difficile à accepter par la clientèle, celle-ci devant à la fois s'habituer au nouveau compteur, à de nouveaux tarifs et à des affichages dans les domiciles. Dans d'autres cas, l'ampleur du projet a eu pour résultat une implantation en retard par rapport aux échéanciers initialement prévus. » (Projet lecture à distance Phase 1, p. 23)

Hydro-Québec fait bien sûr référence, entre autres, à la notion de « Smart Grid » qui permettrait de mettre en place des tarifs d'électricité différentiés dans le temps. L'économiste que je suis souhaite que de tels tarifs soient introduits le plus rapidement possible afin que les consommateurs québécois puissent faire des choix rationnels basés sur les coûts de production réels d'Hydro-Québec. À l'heure actuelle, des tarifs trop élevés en période creuse (la nuit durant l'été par exemple) incitent les consommateurs d'une part à consommer moins d'électricité qu'ils ne le devraient et d'autre part à subventionner ceux qui consomment de l'électricité en période de pointe (le 21 décembre à 17h00 par exemple).

Force m'est cependant de conclure que l'approche utilisée par Hydro-Québec est probablement plus prudente sur le plan de l'obtention d'une autorisation de la Régie de l'énergie et sur le plan des discussions publiques qui accompagneront nécessairement toute modification importante de la structure des tarifs d'électricité. L'aspect le plus surprenant de la proposition d'Hydro-Québec demeure néanmoins le fait que les coûts des nouveaux compteurs et autres éléments du projet actuel aient suffisamment diminué au cours des 5 ou 6 dernières années pour que le projet soit viable seulement sur la base de l'automatisation des relevés et des branchements; compte tenu de ceci, il est cependant évident que les autres fonctionnalités associées à ces nouveaux compteurs sont susceptibles de générer des bénéfices substantiels puisqu'il ne sera pas nécessaire de prendre en compte les coûts associés à la présente phase.

4. Conclusion

En guise de conclusion, la campagne publicitaire acharnée et certainement coûteuse menée par le Syndicat des employé(e)s de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec pour contrer l'introduction d'une nouvelle génération de compteurs m'apparaît mal fondée dans son ensemble et même absurde sur certains points particuliers. De fait, on pourrait s'attendre en ce XXIème siècle à l'attitude contraire de la part d'un syndicat. Quoi de mieux en effet tant pour une entreprise que pour ses travailleurs qu'une hausse de la productivité (la même électricité produite avec des coûts moindres), une suppression de catégories d'emplois fastidieux exigeant peu de qualifications, et le remplacement de ces emplois (en partie du moins) par d'autres exigeant beaucoup plus de qualifications et par conséquent des salaires plus élevés? Il faut malheureusement reconnaître qu'il semble y avoir des organismes syndicaux qui n'ont pas encore fait leur entrée dans ce XXIème siècle.

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* Michel Lafontaine détient une maîtrise en sciences économiques de l'Université Laval et, mis à part quelques activités de consultation dans le domaine financier, est essentiellement retraité.