Montréal, 15 octobre 2012 • No 304

 

Vincent Geloso est candidat au doctorat en histoire économique à la London School of Economics and Political Science.

 
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Les comportements sociaux des Québécois et l'emprise de l'Église entre 1945 et 1960*

 

par Vincent Geloso

 

          L'affirmation la plus souvent répétée pour décrire la période de la « Grande Noirceur » (1945 à 1960) consiste à souligner l'emprise de l'Église catholique dans la vie sociale et économique du Québec. Il est vrai que les catholiques francophones du Québec étaient généralement très pieux et que l'Église était une force sociale avec une influence considérable. Néanmoins, il faut se poser deux questions qui sont souvent évacuées du débat, sciemment ou non: est-ce que la religiosité des Québécois était « anormale » et est-ce que l'Église imposait des lois et sa volonté en dépit des volontés individuelles?

 

          Au cours des années 1940 et 1950, les États-Unis étaient une société toute aussi croyante que le Québec. En fait, la myriade de croyances différentes attisait encore les feux politiques. Il suffit de penser à John F. Kennedy qui, lors de l'élection présidentielle de 1960, dût défendre ses origines irlandaises et sa foi catholique. Aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède, en Norvège et en Italie, les partis politiques majeurs de la droite portaient l'étiquette de « démocrates chrétiens » et plusieurs partis de gauche défendaient la « social-démocratie chrétienne ». En 1960, la constitution de l'Irlande était explicitement religieuse et incluait de nombreuses dispositions liant l'État et l'Église catholique. En Suède, les membres du clergé luthérien étaient (et ils le sont toujours) rémunérés par l'État(1). En Grande-Bretagne, les évêques siégeaient (et siègent toujours) à la Chambre des Lords. Plusieurs postes religieux, dont le tout-puissant évêque de Canterbury, sont comblés par recommandation du premier ministre britannique assujetti à l'approbation du monarque. Il serait donc malhonnête de considérer le Québec comme une société « attardée » sur la base de la religiosité de ses habitants.

          Quant à la seconde question, il est possible de trouver des cas où l'Église était d'accord avec les actions du gouvernement. Mais l'Église au Québec a été longtemps en concurrence avec l'État. Il est tout aussi possible de trouver des cas où des décisions furent prises en dépit de l'opposition de l'Église que de cas où elles l'ont été avec son assentiment. En fait, pendant le Grand Rattrapage de 1945-1960, l'Église était probablement à son point le plus éloignée de l'appareil étatique québécois depuis la rébellion des patriotes.

          Au cours des années 1930 et 1940, l'Église s'était positionnée en opposition tant au capitalisme qu'au socialisme(2). Ainsi, lorsqu'elle appuyait le gouvernement contre la « menace communiste », l'Église s'opposait aussi aux mesures économiquement libérales du gouvernement. En gros, les politiciens québécois ont accepté le message de l'Église contre le socialisme mais ont ignoré sa critique du capitalisme(3). Les politiciens, tant libéraux qu'unionistes, se moquaient même souvent ouvertement de l'Église, comme la série Duplessis de Denys Arcand l'illustre lorsqu'un secrétaire de Duplessis ignore et méprise un archevêque que le premier faisait patienter délibérément depuis plusieurs heures. L'historien Conrad Black rapporte en long et large le mépris du premier ministre Maurice Duplessis à l'égard du clergé qui « mangeait dans sa main »(4).

          C'est pour cela qu'il est difficile de trouver des cas de lois adoptées spécifiquement pour protéger le statut de l'Église. Certes l'Église était omniprésente en éducation et en santé, mais il était possible de voir l'ouverture d'hôpitaux laïques privés ou d'écoles non confessionnelles ou de confessions différentes. En somme, l'Église n'avait pas un monopole légal même si elle était virtuellement maîtresse parmi les différentes dénominations. En dépit de son influence sur les individus, elle était le résultat d'associations volontaires. Elle produisait un sentiment de communauté et de spiritualité que plusieurs individus jugeaient – somme toute – nécessaire pour la conduite de leurs vies. La pression sociale qu'elle exerçait était puissante, mais celle-ci ne devrait pas être confondue avec la coercition légale puisque rien n'empêchait quelques courageux de briser les normes et essayer de changer l'avis des autres. En effet, puisque l'Église était composée de membres volontairement consentants, il était tout à fait possible de transgresser la foi catholique, de la renier ou même de se convertir à une autre confession. La croissance économique et le changement radical des moeurs de vie qui vont survenir dans les années 1940 et 1950 vont d'ailleurs pousser des centaines de milliers de Québécois à faire de telles transgressions.

          La littérature universitaire produite par les économistes nous permet de mieux comprendre pourquoi la croissance économique a pu contribuer au déclin de l'influence de l'Église catholique. Très simplement, plus une société s'enrichit, moins les gens sont portés à être pratiquants et croyants(5). Comment cela peut-il être le cas?

          En premier lieu, les communautés religieuses offrent souvent ce qu'on nomme du « capital social ». Ce concept réfère aux associations construites autour « des obligations réciproques et des réseaux qui sont d'une importance centrale dans la production de la confiance, dans la concrétisation des anticipations et dans la génération de normes et valeurs susceptibles de résoudre les problèmes associés à la sous-production de biens collectifs qui nécessite une certaine coopération »(6). Les communautés religieuses produisent souvent ce capital associatif au sein de communautés démunies afin de permettre aux membres de commercer en toute confiance et de s'entraider dans des moments plus difficiles. En sus, plusieurs organisations émergent autour des croyances partagées, comme ce fut le cas des sociétés fraternelles américaines(7). Parfois, elles offrent même des services bancaires pour leurs membres(8). Toutefois, la croissance économique élimine progressivement le besoin que ces associations qui produisaient de l'entraide (comme des assurances-vie) cherchaient à remplir. De plus, l'enrichissement des individus pourraient les pousser à se réaliser de manières différentes et leurs croyances personnelles se métamorphoseront en conséquence. Ainsi, la forme du capital social change: club de soccer, syndicats, cercles de lecture, associations professionnelles, chambres de commerce, organisations caritatives, associations étudiantes, équipe de bureau et associations parentales remplacent les sociétés de secours mutuels, les cercles de fermières et les congrégations de paroisse.

          Par ailleurs, certains comportements prohibés ou jugés comme « offensants » pour la foi d'un groupe particulier peuvent devenir acceptables aux yeux de certains membres. Dans le cas québécois, on pourrait penser à l'utilisation des méthodes de contraception, à la taille des familles, au mariage, à l'union libre et au divorce. En fait, l'Église a longtemps valorisé la famille comme institution sociale pour préserver la société canadienne-française. Originellement, la famille était une institution économique visant à réduire les risques individuels, maximiser les revenus du ménage et susciter l'épargne (le nombre d'enfants étant garants de la retraite des parents). Avec la croissance économique, la famille est devenue de moins en moins une institution économique et le lien sentimental est devenu plus important. Ainsi, la famille est devenue une institution visant à combler davantage les besoins émotionnels d'individus grâce à la croissance économique que des besoins de survivance économique(9).

          Si nous voulons mesurer l'influence de l'Église, il faut alors se poser la question à savoir si les individus « brisaient » et « transgressaient » les dictats de celle-ci alors qu'elle n'avait aucun moyen de recourir à l'État pour assurer son statut prédominant.

          Après la guerre, on trouve déjà des traces importantes de transgressions chez les Québécois. Avec les vagues de mariage de l'avant-guerre pour éviter la conscription, on aurait pu s'attendre à une augmentation temporaire du taux de divorce après la guerre. Toutefois, le niveau de divorce reste stable jusqu'en 1960 à des niveaux alors inégalés dans l'histoire du Québec.



Source:
Sans auteur, Bilan du siècle: Taux des divorces, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 2012. En ligne (page consultée le 14 mars 2012).

          En même temps que les divorces augmentent, les mariages diminuent relativement à la population. Les femmes du Québec commencent à réaliser qu'elles peuvent aspirer à mieux que la vie ménagère et c'est probablement pour cette raison qu'on remarque ce déclin du mariage. En ce qui a trait au nombre d'enfants par famille, on remarque une baisse considérable de la fécondité en dépit des encouragements de l'Église et du baby-boom relativement à l'Ontario.



Source:
Sans auteur, Nombre total de mariages au Québec, Université de Sherbrooke, 2012. En ligne (page consultée le 14 mars 2012);
Source (population):
Statistiques Canada, Tableau 051-0026: Estimations de la population, Ottawa, 2012.

 



Source (naissances):
Robert Bourbeau, Base de Données sur la longévité canadienne, 2012. En ligne (page consultée le 19 juin 2012);
Source (population):
Statistiques Canada, Tableau 051-0026: Estimations de la population, Ottawa, 2012.

 

« Prenons ici la peine de se demander ce qu'aurait eu l'air le Québec aujourd'hui si ces tendances avaient continuées librement (sans la Révolution tranquille). Est-ce que les Québécois auraient été tout aussi croyants qu'en 1960? Auraient-ils été moins croyants que maintenant? Davantage? »


          Selon l'historienne Danielle Gauvreau, en étudiant la fécondité des femmes, on peut voir si les couples avaient décidé de cesser d'écouter l'Église et de fonder plutôt leur famille selon leurs désirs individuels. À la lumière des statistiques, Gauvreau conclut – comme je le fais ici – que l'image du déclin de la fécondité qu'on associe à la Révolution tranquille précède celle-ci(10). En fait, elle affirme que cette croyance populaire « est inexacte en ce qu'elle occulte une portion non négligeable du déclin survenu avant les années 1960 et sans l'aide d'un moyen de contraception moderne comme la pilule ». Elle ajoute qu'elle est « en mesure de conclure que certains éléments de cette évolution constituent une réelle transgression de la morale chrétienne »(11).

          Encouragés par la croissance économique, ces comportements individuels démontrent le début d'une transgression chez les individus les plus susceptibles d'ignorer les commandements de l'Église. En fait, c'est à Montréal – la ville de loin la plus riche au Québec – qu'on remarque qu'à partir de 1948, entre 30 et 50% des catholiques de l'île cessèrent d'aller à l'Église pour célébrer la messe(12). Dans le diocèse de Saint-Jean, 38% des catholiques cessèrent d'aller à la messe dominicale au cours des années 1950(13). Une étude conduite en novembre 1958 dans trois villes de tailles différentes démontre que 32% des habitants n'étaient pas à la messe le dimanche(14). Notons que ces proportions signifient que les Québécois célébraient la messe dans une proportion égale ou inférieure aux catholiques américains(15).

          Même les congrégations religieuses semblent incapables de recruter adéquatement relativement à la population croissante du Québec. Entre 1941 et 1961, pour la première fois depuis 1901, les communautés religieuses voient leurs effectifs diminuer relativement à la population du Québec. Même le nombre de membres du clergé relativement à la population a diminué. Ceci est corroboré dans la littérature qui discute des pressions causées au sein de l'Église par le manque d'effectifs(16). En fait, c'est justement cette perte d'influence qui effrite le pouvoir de l'Église dans les écoles puisque le manque de personnel force les administrateurs religieux à embaucher une proportion grandissante de professeurs et enseignants laïcs(17).



Source:
Sans auteur, Communautés religieuses, Québec, Effectifs des communautés religieuses masculines de 1901 à 1969,
Université de Sherbrooke, 2012. En ligne (page consultée le 14 mars 2012) et Sans auteur, Communautés religieuses, Québec,
Effectifs des communautés religieuses féminines de 1901 à 1969
, Université de Sherbrooke, 2012. En ligne (page consultée le
14 mars 2012); et Source (population): Statistiques Canada, Tableau 051-0026.: Estimations de la population, Ottawa, 2012.

 



Source (clergé):
Jean Hamelin, Histoire du Catholicisme québécois, Volume III, Tome 2: Le 20e siècle: de 1940 à nos jours,
Montréal, Éditions Boréal, 1984, p. 163-164; Jean Hamelin et Nicole Gagnon, Histoire du Catholicisme québécois, Volume III:
Le XXème siècle, 1898 à 1940,
Montréal, Éditions Boréal, 1984, p. 123.
Source (population):
Statistiques Canada, Tableau 051-0026: Estimations de la population, Ottawa, 2012.

          Prenons ici la peine de se demander ce qu'aurait eu l'air le Québec aujourd'hui si ces tendances avaient continuées librement (sans la Révolution tranquille). Est-ce que les Québécois auraient été tout aussi croyants qu'en 1960? Auraient-ils été moins croyants que maintenant? Davantage? Le déclin de l'emprise de l'Église sur la vie sociale du Québec aurait probablement pu se poursuivre sans le coup de grâce de la nationalisation des institutions religieuses en santé et en éducation. Par ailleurs, la sécularisation de secteurs comme l'éducation afin d'en moderniser le curriculum ne nécessitait pas du tout la nationalisation par l'État. Les États-Unis, une société où il y a beaucoup plus d'observance religieuse qu'au Québec, ont vécu une modernisation de l'éducation en grande partie dirigée par le choix des parents(18).

          Le cas des États-Unis est très révélateur puisque la taille du clergé relativement à la population a chuté à partir de 1900 jusqu'à 1970 pour ensuite connaître un regain(19). Toutefois, la participation hebdomadaire aux activités religieuses au sein de toutes les confessions en 1995 était sensiblement inférieure à celle observée en 1960(20). En fait, elle a décliné entre 1960 et 1970 et s'est stabilisées aux environs de 40% par la suite. Chez les catholiques américains, la tendance est différente puisqu'elle a chuté de manière continue entre 1960 et 1997. Alors que la participation hebdomadaire dépassait les 70% chez les catholiques (un niveau similaire à celui du Québec) à l'aube des années 1960, elle se situait plutôt sensiblement en dessous du seuil des 50% à l'aube des années 2000(21). Considérant que l'immigration des hispanophones catholiques provenant d'Amérique latine a probablement soutenu grandement cette proportion, les catholiques nés aux États-Unis doivent être très peu nombreux à aller à l'Église. Puisque le Québec a, en termes religieux, certaines similarités avec les États-Unis, il est raisonnable de croire que le pouvoir de l'Église aurait probablement continué de s'effriter progressivement.

          De manière contrefactuelle, on peut raisonnablement croire que le déclin de l'influence de l'Église catholique se serait poursuivi sans la Révolution tranquille. Il y a une conclusion importante pour le Québec à tirer de tout cela: les réformes effectuées par l'État ne sont pas la cause du déclin des institutions religieuses, elles en sont plutôt le résultat. La véritable révolution tranquille s'est en fait produite au cours de la période de 1945 à 1960 et ce n'était pas qu'une révolution mais plutôt des millions de petites révolutions tranquilles qui se produisaient sur le plan individuel. Ce qui a suivi était tout simplement les fruits de ces révolutions.
 
 

* Ce texte est une adaptation d'une section du livre de l'auteur Le grand rattrapage et le déclin tranquille  Une histoire économique et sociale du Québec depuis 1900, à paraître aux Éditions Accent Grave.

1. Laurence Iannaccone, Roger Finke et Rodney Stark, « Deregulating Religion: The Economics of Church and State », Economic Inquiry, Vol. 35, 1997, p. 350-364.
2. Benoît Tessier, De quelle Grande Noirceur parlez-vous: Le Québec à l'époque de Duplessis, thèse de maîtrise, Département de science politique, Université d'Ottawa, 2000.
3. James Iain Gow, Histoire de l'administration publique québécoise, 1867-1970. Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1983, p. 297.
4. Conrad Black, Duplessis, Toronto, McClellan and Stewart, 1976, p. 665.
5. Robert Barro et Rachel McCleary, « Religion and Economic Growth across Countries », American Sociological Review, Vol. 68, No. 5, 2003, p. 760-781.
6. Gilles Paquet, « Duplessis et la croissance économique: une analyse exploratoire », dans Alain Gagnon et Michel Sarra-Bournet (eds), Duplessis: entre la Grande Noirceur et la société libérale, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1997, p. 212-213.
7. David Beito, From Mutual Aid to the Welfare State: Fraternal Socities and Social Services, 1890-1967, Chapel Hill, NC, North Carolina University Press, 2000.
8. Mark Pennington et John Meadowcroft, Rescuing Social Capital from Social Democracy, Londres, Institute of Economic Affairs, 2007, p. 52 (Mutual ownership and building societies)
9. Steven Horwitz, « The Function of the Family in the Great Society », Cambridge Journal of Economics, Vol. 29, No. 2, 2005, p. 669-684; Steven Horwitz, Markets, Maslow, and the Evolution of the Modern Family, document de travail, Saint-Lawrence NY, Department of Economics, Saint-Lawrence University, 2007.
10. Danielle Gauvreau et Diane Gervais, « Women, Priests and Physicians: Family Limitation in Quebec, 1940-1970 », Journal of Interdisciplinary History, Vol. 34, No. 2, 2003, pp. 293-314.
11. Danielle Gauvreau, « La transition de la fécondité au Québec: un exemple de transgression de la morale catholique », Études d'Histoire Religieuse, Vol. 70, 2004, pp. 23.
12. Martine Poulain, « L'art à l'époque de la ''grande noirceur'': le Refus global », Histoire Québec, Vol. 5, No. 3, 2000, p. 15.
13. Jean Hamelin, Histoire du Catholicisme québécois, Volume III, Tome 2: Le 20ème siècle: de 1940 à nos jours, Montréal, Éditions Boréal, 1984, p. 213.
14. Fernand Dumont et Gérald Fortin, « Un sondage de pratiques religieuses en milieu urbain », Recherches Sociographiques, Vol. 1, No. 4, 1960, p. 501-502.
15. Laurence Iannaccone, « Introduction to the Economics of Religion », Journal of Economic Literature, Vol. 36, septembre 1998, p. 1470.
16. Jean Hamelin, Histoire du Catholicisme québécois, Volume III, Tome 2: Le 20ème siècle: de 1940 à nos jours, Montréal, Éditions Boréal, 1984, p. 163-164.
17. Ibid, p. 164.
18. Susan Adler, « Education In America », The Freeman, 1993 (en ligne).
19. Ibid, p. 1469.
20. Ibid, p. 1470.
21. Ibid, p. 1470.

 

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