15 février 2014 • No 319 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
OPINION
Votre culte du peuple souverain - Lettre à l'élite québécoise
par Gabriel Lacoste


Il est courant de trouver parmi vous, l'élite cultivée québécoise, la croyance selon laquelle nous vivons depuis les années 1960 une ère de lumières qui en a suivi une de noirceur. Nos ancêtres avaient la foi; vous avez la science. Votre supposition a des ramifications politiques, car les décisions venant de votre État nous sont largement présentées comme résultant d'une étude réussie de nos vies. Cette aura d'omniscience contribue largement à stimuler notre obéissance à vos commandements.

Tout cela relève du mythe. Vous n'êtes jamais sortis de l'obscurité et c'est encore la foi qui vous guide. Vous n'avez pas troqué Jésus pour la science, mais vous vous êtes seulement converti à une autre religion: le culte d’une abstraction collective, le « peuple souverain ». L'Assemblée nationale est votre temple. Vous en êtes les fidèles. Quiconque s'oppose à son pouvoir en défendant l'idéal d'une société fondée sur des échanges volontaires se buttera inévitablement à votre culte, ainsi qu'à vos curés déguisés en experts. Votre combat contre notre liberté économique est fondamentalement religieux.

Origine de l'ordre

Les religions visent à expliquer l'ordre d'une réalité jugée trop complexe et trop bête pour fonctionner « toute seule ». Nos ancêtres avaient de la difficulté à concevoir qu'un ensemble de particules de matières dépourvus d'intelligence puisse produire spontanément de l'harmonie entre les êtres. C'est pourquoi ils ont supposé l'existence du divin. Forcément, une conscience supérieure doit être intervenue pour organiser le chaos et lui donner une forme aussi splendide.

Vous, membres de l'élite savante, avez largement cessé de croire que l'univers physique nécessite l'intervention d'une telle conscience. Vous avez donc l'air d'avoir laissé de côté le mode d'explication religieux. Cependant, vous n'avez jamais cessé de concevoir ainsi notre univers social. Vous justifiez la supervision politique de nos choix économiques comme nos ancêtres prouvaient l'existence de Dieu. Sans l'intervention d'une conscience collective supérieure incarnée dans votre Assemblée nationale, vos discours et vos manifestations, nos relations sombreraient dans le « tout est permis ». Notre égoïsme triompherait. Nos ressources se concentreraient entre les mains des plus forts. La pauvreté se répandrait avec son lot de tumultes. La Terre perdrait son équilibre. Votre peuple souverain, une entité collective supérieure consciente d'elle-même, intervient alors dans l'histoire et installe l'ordre dans notre univers jugé trop bête pour s'organiser « tout seul ». Il joue ainsi le rôle d'un Dieu.

Nous, les individus, pouvons défendre notre liberté économique en affirmant que votre conscience collective est une fiction qui a comme fonction de justifier le pouvoir que vous voulez exercer sur nous. Nier l'existence d'une telle entité revient à affirmer que nos interactions volontaires entre individus constituent en réalité le centre de gravité réel d'où émanent la raison, l'ordre et le progrès et qu'elles n'ont besoin d'aucune de vos représentations collectives « supérieures » pour fonctionner.

Récit fondateur miraculeux

Les religions se fondent sur des récits de super héros et de super vilains munis de super pouvoirs qui luttent pour installer cet ordre sacré. Les gentils font des miracles. Leur mental produit directement des merveilles sans l'intermédiaire d'un mécanisme. Il y a un « abracadabra » suivi d'un « pouf! »

Le récit fondateur de votre culte du peuple souverain a exactement cette structure. Votre super héros, c'est le peuple québécois. Les super vilains, ce sont les grandes compagnies étrangères, les Anglais, l'Église et les institutions « néolibérales » trompeuses. Ces super vilains ont les super pouvoirs de nous faire travailler dans les pires conditions, de nous abrutir, de nous assimiler et de détruire notre planète. La misère d'avant les années 1960, la Grande Dépression et le 19e siècle en témoignent. Ce sont ces êtres malfaisants et leurs super pouvoirs qui en étaient la cause.

Suite à l'avènement des idées de philosophes, le peuple souverain a commencé à prendre progressivement conscience de lui-même un peu partout dans le monde, puis sa volonté s'est incarnée ensuite au moyen de diverses luttes violentes dans des institutions politiques. Au Québec, ce mouvement nous a atteints après la mort de Maurice Duplessis. Il s'en est suivi une explosion de prospérité et de justice. Notre monde chaotique s'est subitement transformé en un monde de générosité éclairée où nous nous voyons tous attribuer une juste part. Votre lumière s'est mise à jaillir. Cependant, les forces de l'ombre veillent et rodent encore autour de nous et votre peuple reste sur le qui-vive.

Ce récit fabuleux a la forme du miracle, car la plupart d'entre vous n'avez aucune idée du mécanisme qui l'a produit. Votre peuple souverain a surgi de la Philosophie Sainte, a gagné le combat contre la mal, a décrété en assemblée que désormais les enfants iront à l'école, que les patrons offriront de bonnes conditions aux travailleurs, que la lumière brillera, que les médecins soigneront tous les malades, que l'argent des riches ira aux pauvres et « pouf! », tout cela s'est produit. Fin de l'histoire.

Or, nous pouvons, tel des trouble-fêtes devant la prestidigitation d'un magicien, vous livrer le truc de poulies et de ressorts qui se cachent derrière la scène. La misère n'est pas apparue sous l'action du capitalisme, des Anglais et des curés. Elle a toujours été là. La vie était dure parce qu'il n'y avait pas encore assez de machines, de bidules, de trucs et de patentes inventés pour produire des choses et permettre de se les échanger efficacement.

La précarité stimulait la violence et l'insécurité. Ce climat freinait le développement car les innovateurs n'avaient aucune garantie qu'ils pourraient jouir du fruit de leur invention. Cependant, chacun des progrès dans les techniques de production, d'échange et de protection de la propriété individuelle a permis de créer des îlots de croissance où les individus étaient libres de faire leurs expériences et de les marchander sans crainte de représailles. C'est notre liberté et non votre peuple qui a fait le travail. Ce n'est que tardivement dans ce processus, lorsque la croissance a atteint l'ensemble d'entre nous, que vous vous êtes associés dans des organisations politiques afin de détourner une partie de notre prospérité à votre avantage en employant une rhétorique de justice sociale extraite des prophéties de Marx et de Rousseau.

L'État de votre peuple souverain et son culte ont prospéré alors sur les cendres de la religion de nos ancêtres. Vos conteurs ont ensuite réinterprété l'histoire comme l'action d'une conscience collective présente en chacun de nous, tel le Saint-Esprit. Pourtant, la prospérité n'a pas suivi votre pensée depuis les années 1960, mais l'a précédée et elle s'est accrue ensuite malgré vous sans que vous n'ayez à en comprendre le processus, ni à le diriger. Votre peuple et sa magie ne sont pas au centre de notre histoire, mais à sa traîne, telle une communauté de poux narcissiques sur le dos d'un cheval qui se croient responsable de sa vitesse.

Sermon appuyé sur des sources sûres

Le prétendu savoir des religieux ne repose pas sur un art observable, mais sur une érudition leur permettant de référer à des sources identifiées comme « sûres » dans le but de sermonner les gens. « Dans tel passage du Grand Livre Sacré, il est écrit que ceci ou que cela, tenez-vous le pour dit. » Un médecin n'a pas besoin de se livrer à ce genre de facéties pour nous convaincre. Nous sentons le mal s'en aller et cela nous convainc qu'il sait quelque chose. Or, vos prétendus experts de la société humaine ressemblent beaucoup plus aux curés qu'aux médecins.
 

   

« Les religions se fondent sur des récits de super héros et de super vilains munis de super pouvoirs qui luttent pour installer cet ordre sacré. Le récit fondateur de votre culte du peuple souverain a exactement cette structure. »

   


Nous n'avons jamais vu un expert de la pauvreté placé en position de pouvoir la faire disparaître. Ce que nous voyons, c'est vous référant à des « études » qui emploient des « méthodes fiables » nous proposer des interprétations de la pauvreté sans être capable de l'influencer. Votre « savoir » consiste à pointer du doigt des forces parmi nous qu'il faut contrôler à coup de lois et de programmes, comme nos prêtres détectaient la présence du malin en nous et se livraient ensuite à des exhortations pieuses.

Notre liberté économique peut être défendue en niant cette prétention à une connaissance de la société dans sa globalité. Le savoir utile à nos interactions n'existe que dans le microcosme de nos vies individuelles et c'est justement pourquoi les solutions doivent provenir de ce niveau d'analyse et non du jugement d'une prétendue conscience supérieure incarnée dans votre Assemblée du peuple souverain et vos druides déguisés en experts.

Combat moral, signes confus

Les religieux interprètent les situations comme un combat entre le bien et le mal plutôt que comme une suite d'actions et de réactions. S'il y a de la misère, c'est parce qu'il y a de la méchanceté. S'il y a de la joie, c'est parce qu'il y a de la bonté. Il faut que la bonté l'emporte sur la méchanceté.

Vous interprétez la société largement de cette manière. Votre peuple souverain vous sert de balance départageant le bien du mal. Celui d'entre nous qui lui prête allégeance et se soumet à sa volonté est bon et celui qui s'y refuse est méchant. Il est un « ennemi de classe », un « égoïste », un « traître à la nation », un « matérialiste », un « néolibéral de droite », un « individualiste », traductions modernes du concept ancestral de « possédé par le démon ». Vous confondez alors l'esprit de votre troupeau avec un sens de la justice.

Les religieux cherchaient le contenu de la volonté supérieure à travers des signes confus. Votre « volonté du peuple souverain » est interprétée d'une manière à peine plus savante. Votre vote, vos sondages d'opinion, vos chroniques, vos manifestations et votre panel d'invités à Tout le monde en parle sont censés nous indiquer ce que le peuple souverain veut. Vous y allez tous de votre petite théorie, mais personne d'entre vous ne peut prétendre en avoir eu la révélation claire.

Vous confondez principalement la volonté de votre gang avec celle du peuple souverain.

En faveur de notre liberté économique, nous pouvons vous répondre que nos achats, nos ventes, nos dons et nos choix d'employeurs expriment notre volonté réelle beaucoup plus clairement que vos votes ou vos sondages d'opinion, car nous décidons alors pour nous-mêmes dans le respect du droit d'autrui en étant informé des coûts devant une vaste diversité d'options sans être dupé par de vagues promesses trompeuses.

Choisir les mécanismes politiques démocratiques comme signe de nos volontés plutôt que les mécanismes économiques libres est non seulement arbitraire, mais vraisemblablement contraire à la réalité. Il est possible de nous faire vouloir à peu près n'importe quoi si vous ne nous présentez pas une facture et vous nous suggérez que quelqu'un d'autre en paiera le prix. C'est ce que vous faites.

Exhortation aux sacrifices

Les religions sont passées à l'histoire en nous exhortant à faire des sacrifices. Elles se sont livrées ainsi à des meurtres ritualisés, mais elles ont également préconisé la privation matérielle comme moyen de purifier son âme. Vous et votre culte du peuple souverain vous nourrissez largement de cette tradition ancestrale. Se priver d'un revenu et le mettre en offrande à l'État du peuple souverain est un acte vertueux peu importe le résultat. Il faut réduire notre consommation pour éviter des malheurs épouvantables.

Cet appel au sacrifice ne suit pas une analyse rationnelle, mais un instinct millénaire auquel vous superposez ensuite des motifs rationnels ramassés dans un bric-à-brac conceptuel de chiffres sorti de leur contexte, d'appel à l'autorité, d'anecdotes et de légendes urbaines. Vous pensez que nous épuisons les ressources, alors que nous les produisons et que notre potentiel à le faire défie les limites de votre imagination craintive.

En termes de sacrifices humains, votre culte aura été la religion la plus sanglante. Presque toutes les guerres, depuis la Révolution française, ont une justification commune: le combat du peuple souverain contre ses ennemis. Auparavant, la guerre était largement une affaire privée entre des rois et des mercenaires professionnels à leur solde et se limitait à des querelles territoriales délimitées. Avec l'avènement mondial de votre culte, la guerre s'est transformée en une industrie du meurtre visant à protéger votre Dieu du danger. Ces exactions ont été commises peu importe si la volonté du peuple s'exprimait dans la personnalité d'un chef charismatique ou dans une assemblée de représentants élus.

Et alors?

Si nous cessons de nous vouer à votre culte, qu'est-ce qui se passe? Vos agissements nous apparaissent sous un nouvel éclairage. Vos discours expriment votre volonté particulière d'imposer votre vue à la collectivité tout entière. Votre défense d'un « idéal collectif » n'est plus une vertu civique, mais une menace. Vous ne semez plus l'ordre et la justice, mais agressez aveuglément notre propriété et notre liberté. Nous en récoltons le désordre, la pauvreté et l'injustice.

Le monde en dehors de l'association politique ne nous suggère plus le chaos, mais une marche vers le progrès. La source du mal n'est plus à nos yeux la mauvaise volonté des individus, mais la mécanique du pouvoir politique, la rareté des ressources, l'envie, la peur et vos superstitions. Le peuple souverain nous apparaît comme une chimère utile à votre emprise sur nous. Nous avons désormais foi dans notre capacité d'échanger, d'aider, de nous associer et de nous protéger sans la supervision de votre conscience supérieure incarnée dans un monopole de la violence « légitime ».

Le problème, ce n'est peut-être pas le crucifix qui y est accroché, mais l'Assemblée nationale elle-même, point de convergence de toutes les prières du Québec moderne. C'est elle le plus grand signe ostentatoire qui devrait se faire plus discret.

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Gabriel Lacoste travaille dans le secteur des services sociaux et complète une maîtrise en philosophie à l'UQAM.

   
 

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