De l'éthique du libéralisme* | Version imprimée
par Damien Theillier**
Le Québécois Libre, 15 décembre 2014, no 327
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Le libéralisme est souvent présenté comme étant neutre moralement ou pire, comme étant un relativisme moral égoïste: « chacun ses valeurs et chacun pour soi ». Cette caricature mensongère, véhiculée par de nombreux intellectuels de droite comme de gauche, n'est faite que pour mieux justifier l'accaparement du pouvoir par des gens qui rêvent d'imposer leurs idées (collectivistes) au reste de la société. On les entend souvent invoquer la Société, l'Histoire, la Nation, comme des entités collectives supérieures qui pourraient justifier la contrainte et l'intrusion de l'État dans la vie des individus.

C'est d'ailleurs pourquoi le principal obstacle à tous ces réformateurs sociaux, qu'ils soient conservateurs ou socialistes, ce sont les droits inaliénables de l'individu et en particulier les droits de propriété. D'où leur besoin de caricaturer la liberté et le libéralisme. À l'encontre de cela, nous allons montrer que la liberté bien comprise repose en réalité sur des principes éthiques rationnels intangibles, qu'on ne saurait relativiser.

En 1957, dans son grand roman La Grève, Ayn Rand a mis en scène une société gangrénée par la corruption de ses élites. On y voit des politiciens qui magouillent pour s'assurer leur réélection, des hommes d'affaires qui utilisent la loi pour s'adjuger des rentes ou des privilèges en éliminant leurs concurrents. C'est une société du piston, de la multiplication des privilèges, dans laquelle le secteur public s'entend avec le secteur privé pour spolier le citoyen, l'entrepreneur indépendant ou innovant.

Pourtant, nous dit Ayn Rand à travers son héros, John Galt, la corruption des élites n'est qu'un symptôme. Le vrai problème réside dans les fausses idées philosophiques et les faux idéaux moraux auxquels nous adhérons sans nous en rendre compte. « La racine de la catastrophe du monde moderne est d'ordre philosophique et moral. Les gens n'embrassent pas le collectivisme parce qu'ils ont accepté une fausse théorie économique. Ils se tournent vers une fausse théorie économique parce qu'ils ont embrassé le collectivisme », écrit-elle.

Le problème est d'ordre philosophique, il réside dans la philosophie étatiste-collectiviste qui sacrifie la liberté et la responsabilité individuelles à des entités collectives abstraites comme l'Histoire, la Nation, la Société ou encore, c'est la mode aujourd'hui, la « Planète ».

De la lecture d'Ayn Rand, mais également de tous les grands auteurs de la tradition libérale classique et contemporaine, on peut retenir deux vérités philosophiques fondamentales qui vont à l'encontre de la pensée collectiviste. La liberté n'est pas une valeur, elle est la condition de toute valeur. Il serait faux de prendre la liberté pour une valeur comme une autre. C'est la condition de possibilité de toute valeur. Il ne saurait y avoir de responsabilité morale, de vice ou de vertu sans liberté de choix. Aucun acte contraint n'est moral. Aristote et Thomas d'Aquin à sa suite, l'ont posé comme un principe fondamental de leur éthique: « un acte accompli sous la contrainte ne peut entraîner aucun mérite ni aucun blâme. » Seul l'individu a des droits, la société n'en n'a pas. Les entités collectives abstraites comme la Société, l'Histoire, la Nation n'ont pas de volonté, pas d'intentions et donc pas de droits. La source de toute moralité, c'est l'individu. Il n'y a pas d'autre référence pour définir le bien et le mal, le juste et l'injuste que l'individu. C'est lui seul qui pense, lui seul qui agit, qui choisit, qui exerce une responsabilité morale. La société n'est pas un individu, elle n'agit pas, elle n'existe que par les individus qui la composent et qui agissent.

Les interactions entre individus sont bien sûr complexes et nombreuses. D'où les conflits, qui sont inévitables. Il est donc indispensable de disposer d'un critère universel pour savoir quand nos actions constituent une agression vis-à-vis d'autrui. Ce critère moral, c'est la propriété.

Une théorie rationnelle de la liberté énonce que chaque homme a un droit absolu de contrôler et de posséder son propre corps ainsi que ses facultés. Frédéric Bastiat écrivait: « l'homme naît propriétaire ». La première propriété, la plus fondamentale, c'est celle de chacun sur sa propre personne. Mes facultés et mes talents m'appartiennent. Cela signifie que je m'appartiens et que je n'appartiens pas à un autre. Je suis libre et non esclave. La propriété de soi est donc synonyme de liberté. Et tout droit de propriété légitime doit être déduit de cette propriété de chaque homme sur sa propre personne. Dans la mesure où je dois subvenir à mes besoins, je dois également disposer de tout ce que j'ai produit par mon travail, c'est-à-dire par l'usage de mes facultés.

Donc la propriété des choses n'est qu'un prolongement naturel de la propriété de soi. La propriété ainsi entendue est naturelle, elle fonde l'ordre social, elle est la norme de tout droit, de toute justice. De cela découle la seule conception rationnelle de la liberté: je suis libre si personne ne m'empêche de faire ce que je veux avec ce qui m'appartient. Et nul n'a le droit de m'utiliser ou d'utiliser les fruits de mon travail sans mon consentement.

Si l'homme a des droits de propriété sur sa personne et sur le fruit de son travail, ce n'est pas parce que l'histoire ou la société lui en accorde, ni parce qu'il se les donnerait à lui-même par sa volonté souveraine, mais bien parce que ces droits sont inscrits dans sa nature. L'homme a le droit de faire tout ce qu'il veut, mais seulement avec ce qui lui appartient et dans la limite du respect de la propriété d'autrui.

L'erreur de Rousseau et de toute la pensée socialiste après lui, c'est d'avoir dissocié la liberté et le droit de la propriété naturelle de soi. Chez Rousseau, la propriété n'est pas antérieure au droit, elle n'est qu'une convention instituée par la volonté générale et dans les limites décidée par elle. De ce fait, il n'y a pas de liberté ni de droit indépendamment de la société et du bon vouloir des législateurs. Or si l'on dissocie le droit de la propriété, on en vient à justifier de faux droits, qui ne sont acquis que par la violation des droits d'autrui. Par exemple: le droit au travail ou le droit au logement. Pour que je puisse acquérir gratuitement un logement il faut bien que quelqu'un paie pour moi. Et si c'est l'État qui paie, puisqu'il ne produit pas de richesses, il ne peut le faire qu'en prenant un logement à quelqu'un, ou son équivalent, pour me le donner.

Une société juste est donc une société dans laquelle les droits de propriété sont intégralement respectés, c'est-à-dire protégés contre toute ingérence de la part d'autrui. C'est cette ingérence qu'on appelle une agression et qui définit le crime.

La propriété telle que nous l'avons définie comprend l'intégrité physique, ainsi que celle des biens légitimement acquis. Le crime, c'est donc le fait de porter atteinte à l'intégrité physique ou aux biens d'autrui. Le crime est une agression contre la propriété, qui peut être observée et donc objectivement établie. Autrement dit, il ne suffit pas de nuire à quelqu'un pour qu'on puisse parler de crime et pour qu'on puisse justifier l'usage de la force contre cette action « nuisible ». Il y a beaucoup d'actions qui peuvent causer un tort à autrui: donner une mauvaise note à un élève, licencier un employé, acheter un produit concurrent, exprimer une opinion choquante, etc. Il ne s'agit en aucun cas d'agression, mais d'actions accomplies dans le cadre de contrats ou d'usage de son droit de propriété.

Encore une fois: la seule façon correcte de définir le crime, c'est le fait de disposer de la personne ou des biens d'autrui sans son consentement, par la violence, ce qu'on peut appeler une agression.

Nous pouvons en déduire trois conséquences. La propriété n'est injuste que si elle est acquise par voie d'agression. De ce point de vue la théorie marxiste de l'exploitation des travailleurs est un sophisme. Elle consiste à faire passer pour un crime ce qui relève de la liberté des échanges et des contrats. Tout titre de propriété qui résulte d'une agression doit être invalidé et remis à la victime. Il est juste de se défendre contre un agresseur (même si l'organisation de cette défense reste à penser). Autrement dit, il ne faut pas confondre la violence agressive avec la violence défensive qui est une réponse légitime à la première.

Si l'on s'en tient aux définitions posées antérieurement, il faut bien reconnaître que de nombreuses intrusions de l'État dans la sphère privée sont illégitimes. Elles peuvent prendre diverses formes selon le temps et le lieu: réglementations, blocage des prix, des salaires, taxations, redistributions, subventions, prohibitions, censures... Lorsque les droits de propriété sont violés, on force l'individu à se défaire d'une partie de ses biens au profit d'un autre ou au profit de la collectivité, ce qui est immoral. On l'empêche de faire usage de sa personne et de ses biens comme il l'entend, ou en libre association contractuelle avec d'autres, en vertu du droit, ce qui est injuste.

C'est pourquoi un libéral n'est pas et ne peut pas être un relativiste en matière de morale. Un libéral authentique, c'est-à-dire qui se rattache à la liberté et à la responsabilité individuelles, refuse d'accorder à l'État le droit de commettre des actions que tout le monde considérerait comme immorales si elles étaient commises par n'importe quel individu ou autre groupe social. Une société libre est donc une société dans laquelle un même code moral et juridique s'applique à tous, y compris et surtout aux personnes qui gouvernent, parce qu'elles disposent du pouvoir de contraindre. Frédéric Bastiat écrivait: « L'État a-t-il d'autres droits que ceux que les citoyens ont déjà? J'ai toujours pensé que sa mission était de protéger les droits existants déjà. » L'État n'étant qu'une association d'individus, il n'a pas d'autres droits que ceux mêmes que ceux-ci possèdent préalablement.

Certes, il n'y a pas de liberté sans règles. Mais il existe deux types de règles. Celles qui sont inventées et imposées d'en haut, de façon arbitraire, par des législateurs qui disposent du monopole de la force et qui sont censés agir pour notre bien. Et celles qui sont fondées dans le droit naturel de propriété. Seules ces dernières sont justes, car elles sont universelles. La liberté ainsi conçue renforce la responsabilité individuelle et contribue à créer un ordre social pacifique et prospère pour le plus grand nombre. En disant cela, nous ne sous-estimons pas le penchant au mal et à la violence qui subsiste en chaque homme. Ceci doit nous conduire à poser la question de l'arbitrage des conflits, de l'attribution des peines et de l'organisation de la sécurité. Mais c'est un autre chapitre.

Concluons donc avec Ayn Rand: « Si les hommes veulent s'opposer à la guerre, c'est l'étatisme qu'ils doivent combattre. Aussi longtemps qu'ils soutiennent la notion tribale que l'individu est bon à être sacrifié à la collectivité, que certains hommes ont le droit de régner sur les autres par la force et qu'un "bien" (n'importe quel "bien") peut le justifier – il ne peut y avoir de paix à l'intérieur d'une nation, ni de paix entre les nations. »

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*Ce condensé de la communication donnée lors de la Journée libérale romande du Cercle Libéral de Lausanne et de l'Institut Libéral le 8 novembre à Lausanne, a d'abord été publié le 12 novembre 2014 dans l'AGEFI. **Damien Theillier est président de l'Institut Coppet et professeur de philosophie à Paris.