Charlie Hebdo : des victimes plus méritantes que d'autres | Version imprimée
par Manuel Pasquale*
Le Québécois Libre, 15 février 2015, no 329
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Chaque fois qu'un événement tragique se produit et que nos médias de masse le rapportent (car ce ne sont pas toutes les tragédies qui méritent d'être rapportées selon eux), leur interprétation s'accommode généralement bien avec l'agenda de l'élite politique. George Orwell ne se trompait pas quand il disait que le langage politique, lequel est régurgité par nos médias, sert à faire paraître les mensonges pour des vérités et à rendre les meurtres acceptables. On va parler d'attentats et de terrorisme lorsque des individus ou des groupuscules commettent des actes de violence, mais lorsque nos gouvernements (des groupes d'individus se donnant le droit moral exclusif de commettre des actes de violence) le font, les mots employés sont différents. On parle alors d'interventions, de guerres pour de nobles causes, parfois même de missions humanitaires et civilisatrices. Il n'est certes pas étonnant qu'une organisation comme l'État, fondée sur un double standard de moralité, puisse dénoncer quelque chose comme le terrorisme ‒ qui par définition se veut l'utilisation de la violence dans un but de terroriser afin d'imposer certaines politiques ou revendications ‒, alors que ça correspond parfaitement à son modus operandi. Orwell disait aussi que dans des temps de tromperie généralisée, dire la vérité est un acte révolutionnaire…

L'attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo a fait réagir beaucoup de gens et de plusieurs façons. Ma première réaction, après avoir trouvé cela tragique, en a été une de colère ‒ car je savais dès le départ que les réactions de la majorité des politiciens et des médias seraient profondément dégoûtantes d'hypocrisie et d'opportunisme. Je suis libertarien-anarchiste parce que j'accepte le principe de non-agression et la propriété privée. Je crois donc à la totale liberté d'expression. L'attentat contre Charlie Hebdo viole complètement ces principes. C'est aussi le cas des « attentats » (interventions) de nos gouvernements qui tuent des milliers (voire des millions) de gens au Moyen-Orient et dans le Tiers-Monde depuis des années. Je suis aussi athée et considère les religions comme étant généralement nuisibles; je pense néanmoins que l'étatisme est encore plus dangereux comme idéologie.

Dans les pays occidentaux, il s'en est suivi une réaction quasi hystérique pour s'opposer à cette violence et défendre la liberté d'expression. Médias, politiciens et une partie importante de la population ont joint le mouvement, ou comme on dit en anglais: « have joined the bandwagon ». Je ne suis pas choqué de voir un mouvement de masse s'opposer à la violence et défendre la liberté. Non. Ce qui me choque, c'est de voir qu'il y a une réaction presque uniquement parce que ça se produit dans le monde occidental. Ça me choque parce que des événements semblables avec une ampleur et une fréquence beaucoup plus grande se produisent aussi dans le reste du monde et nos médias en parlent beaucoup moins, surtout lorsque nos gouvernements en sont en bonne partie responsables. Ça me choque de voir nos politiciens verser hypocritement des « larmes » au nom de la paix et de la liberté quand en fait ils vont utiliser cet événement pour justifier leurs guerres impériales au Moyen-Orient et aussi pour attaquer nos libertés ‒ ce qui tragiquement semble encore bien fonctionner puisqu'un sondage récent révélait qu'une majorité de Québécois soutenaient ces mesures. C'est aussi choquant de voir nos mêmes politiciens hypocrites pleurer la mort du roi d'Arabie Saoudite, un régime théocratique, médiéval et cruel qui alimente certainement le terrorisme dans le monde, au moment même où ils nous parlent de liberté en lien avec une attaque motivée par la religion musulmane.

Mon éveil politique s'est produit avec les attentats du 11 septembre 2001. Comme beaucoup de gens, j'ai été touché et effrayé par cet événement. Cependant, je me demandais pourquoi des gens pouvaient détester les États-Unis au point de faire ça? J'ai donc appris que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les interventions impérialistes par les États-Unis avaient causé la mort de dizaines de millions de gens. J'ai aussi appris que selon Jean Ziegler, ex-rapporteur à l'ONU pour le droit à l'alimentation, la famine tuait 100 000 personnes par jour. Même si Ziegler est évidemment un socialiste, je n'ai aucun doute que la famine dans le Tiers-Monde est en bonne partie le résultat des interventions occidentales qui n'ont absolument rien à voir avec le libre marché et le capitalisme. Mais à l'époque, dans les médias, on parlait presque toujours des attentats du 11 septembre qui avaient causé la mort de 3000 Américains et qui, par la suite, avaient servi à justifier l'invasion de l'Irak, de l'Afghanistan et d'autres pays du Moyen-Orient ou d'Afrique dans lesquels des centaines de milliers de personnes supplémentaires sont mortes.

Plusieurs de ces interventions se poursuivent toujours et le Canada a désormais des soldats en Irak pour combattre l'État islamique, ce qui à mon avis ne peut qu'attirer plus de haine à notre égard. Parfois une bombe ou le missile d'un drone tue des gens lors d'un mariage. Mais nos médias continuent à nous parler du terrorisme et à nous dire que c'est le vrai problème. J'avais rapidement été choqué et dégoûté par ce double standard. Je le suis tout autant par la réaction démesurée qui a eu lieu après l'attentat contre Charlie Hebdo.

Pourquoi être étonné que des gens dans le Tiers-Monde et dans beaucoup de pays musulmans détestent l'Occident au point d’appuyer ou de commettre des attaques terroristes quand depuis des décennies, nos gouvernements interviennent chez eux pour installer des dictateurs, faire des coups d'État, bombarder, et que nos médias mettent presque toujours l'accent sur la mort de quelques occidentaux quand ils parlent de choc entre les deux « civilisations »? Mais attention, selon le ministre conservateur Blaney, faire l'apologie du terrorisme pourrait devenir un crime.

La fabrique de l'opinion publique est un livre de Noam Chomsky qui explique très bien cette hypocrisie flagrante de la part des médias et des gouvernements. Chomsky démontre plusieurs cas de couvertures médiatiques qui choisissent de mettre l'accent sur des victimes plus méritantes que d'autres lorsque ça avantage leur gouvernement. Il démontre, par exemple, les cas de religieux assassinés par des gouvernements dans les années 1980. Lorsque la victime est assassinée par le gouvernement polonais communiste, qui est ennemi des États-Unis, la couverture médiatique est évidement beaucoup plus grande que lorsque les victimes sont assassinées par des dictatures d'Amérique centrale, qui sont alliées avec les États-Unis. Cette pratique malhonnête se poursuit de nos jours et la réaction à l'attentat contre Charlie Hebdo en est un bel exemple.

Personnellement, je ne crois pas que l'Islam radical et le terrorisme qui y est relié soient une grosse menace pour la sécurité mondiale et la liberté d'expression. Ce sont la plupart du temps des symptômes et des résultats du vrai problème que sont l'État et l'impérialisme occidental ‒ je vous recommande d'ailleurs un excellent article sur le sujet écrit par Martin Masse: « La guerre contre le terrorisme que nous perdons ».

Il y aura probablement toujours des individus violents motivés par des idéologies ou des religions. Cependant, dans un monde où l'État et ses interventions violentes ne serviraient pas de catalyseur, ils seraient beaucoup moins nombreux. Le fascisme et le communisme auront probablement toujours quelques adeptes frustrés et envieux. Mais un événement comme la Première Guerre mondiale a été un excellent catalyseur pour augmenter le nombre de leurs supporteurs.

L'attentat contre Charlie Hebdo n'était probablement pas une réaction directe à l'impérialisme au Moyen-Orient puisque les auteurs ont revendiqué l'attaque en lien avec des caricatures dénigrant leur religion. Je pense néanmoins qu'on ne peut analyser le phénomène du terrorisme relié à l'Islam radical sans considérer l'impérialisme occidental qui alimente la haine, quand il ne finance pas directement des groupes terroristes lorsque ces derniers luttent contre un État rival.

J'ai la conviction que si l'on veut un monde plus libre, plus harmonieux et moins violent, on doit d'abord appeler les choses par leur vrai nom, à savoir que ce que font nos gouvernements est l'équivalent de l'attaque contre Charlie Hebdo et que ça ne fait qu'engendrer haine et désir de vengeance. Aussi, il est clair que nos médias sont trop souvent des prostitués au service de ces mêmes gouvernements, dont le rôle n'a presque plus rien à voir avec le journalisme honnête. Finalement, les doubles standards entre la mort tragique de deux catégories d'individus lorsque ça sert un agenda politique contribuent eux aussi à engendrer le cercle vicieux de la haine et de la violence.

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* Manuel Pasquale est technicien aéronautique et détient un bac en histoire. Il était anciennement d'orientation marxiste avant de s'intéresser aux idées libertariennes et d'y adhérer pleinement.