Première partie d'un entretien avec Serge Schweitzer : les vertus du libéralisme et de l’entrepreneuriat* | Version imprimée
propos recueillis par Grégoire Canlorbe**
Le Québécois Libre, 15 janvier 2016, no 338
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Serge Schweitzer est un économiste français libertarien. Enseignant-chercheur à Aix-Marseille Université, il dirige la filière « analyse économique » à l’Institut Catholique d’études supérieures (ICES).

1) On a coutume d’opposer un libéralisme modéré, soi-disant pragmatique et sensé, « le vrai libéralisme », à ce qui serait un libéralisme doctrinaire, caricatural et aveugle à la complexité de la réalité: « l’ultralibéralisme ». Des figures telles que Robert Barro, Robert E. Lucas, Martin Feldstein, Ludwig von Mises ou Friedrich A. von Hayek, pour ne pas parler des anarcho-capitalistes à l’instar de Murray Rothbard, rentreraient, dit-on, dans la seconde catégorie. D’aucuns n’hésitent pas à inclure dans la première catégorie Keynes et ses disciples sympathisants d’une économie de marché très régulée, à l’instar de John Hicks, Paul Samuelson et Robert Solow; des protectionnistes tels que Maurice Allais; voire des partisans radicaux du Welfare State, à l’instar de Amartya Sen.

Compte tenu votre positionnement clairement anarcho-capitaliste, on vous voit mal revendiquer le statut de « libéral critique » ou « libéral modéré ». On vous voit mal également accepter le qualificatif de « libéral idéologue », c'est-à-dire « aveugle à la complexité des choses ».

Si vous deviez justifier le caractère éminemment scientifique (et non idéologique) de votre libéralisme « pur et dur », quels arguments invoqueriez-vous en priorité? Plus généralement, que répondriez-vous à ceux qui décrivent Gary Becker, James Buchanan, Murray Rothbard et les autres, comme des auteurs purement idéologiques, sans aucune valeur scientifique?


C’est un piège grossier que cette catégorisation. Ainsi, pour donner un premier exemple, être libéral est parfaitement admissible et même admis, sauf en France. Mais en ajoutant la préposition ultra, tout d’un coup, l’incarnation du diable prend figure dans l’ultralibéralisme. Nos lecteurs ont-ils jamais lu une fois, dans leur vie, le qualificatif ultrasocialiste? On voit bien qu’il s’agit d’un piège grossier. En réalité, il y a deux grandes catégories: ceux qui trouvent l’État globalement bienveillant et ceux qui trouvent les hommes de l’État porteurs de captures de rentes, et d’idées mortifères car on n’a jamais vu des individus libres déclarer joyeusement combien ils étaient heureux de partir en guerre pour tuer froidement des individus.

Certes, dans une palette de nuances, certains tolèrent des interventions qu’ils pensent judicieuses, d’autres font confiance de façon plus rigoureuse aux ajustements spontanés. Les classifications peuvent être trompeuses. Même Amartya Sen, dans une longue interview au mensuel du FMI, a pu écrire mot pour mot qu’il était « stupéfié » qu’on puisse imaginer une autre technique que le marché, et surtout le libre-échange, pour sortir un pays de la pauvreté. Quant à Keynes, ses disciples ont largement dépassé sa pensée, puisque la seule hypothèse dans laquelle il imagine un choc exogène provenant de l’État est la situation qu’il estime ne pas être la situation habituelle du marché, c'est-à-dire un équilibre de sous-emploi. Que les concepts, les catégories méthodologiques et la légèreté scientifique des hypothèses de structure de Keynes soient malheureusement largement partagés par les économistes professionnels, ne change rien au fait qu’il n’est pas très crédible, ni honnête, de qualifier Keynes de socialiste. Il était bien trop intelligent pour cela. En outre, il aimait beaucoup trop spéculer!

Bien sûr, les post, les néo, et les néo-néo keynésiens ont développé, eux, une perspective idéologique, non sans arrière-pensée, car quand on plaide pour l’intervention de l’État, il faut bien des experts. Ils se voyaient naturellement dans ce rôle. Voilà qui nous ramène à votre question sur l’idéologie. Il n’est pas nécessaire d’écrire des traités entiers; l’idéologue est celui qui tord la réalité pour la faire rentrer dans le schéma préalable qu’il a imaginé. Le libéral constate l’ordre social tel qu’il se présente. Il comporte évidemment ici des défauts, là des injustices. La raison n’en tient pas aux institutions de l’ordre libre, mais tout simplement au fait que cet ordre est animé par des êtres humains. Certains de nos actes sont vertueux, mais d’autres sont le fruit de comportements vicieux et peuvent engendrer des situations injustes. Cet ordre spontané, parce qu’il est le résultat d’individus libres, est toujours supérieur sur le plan moral et éthique à un ordre qui soi-disant serait meilleur, mais fruit de la contrainte imposée par la violence. Qui plus est, et enfin, pourquoi cet ordre conçu par quelques uns serait-il supérieur? Les libéraux ont le devoir impérieux de faire éclater les phrases toutes faites du style « Aron décrit l’ordre tel qu’il est, Sartre tel qu’il devrait l’être ». L’univers de Sartre, pour qui le marxisme était un horizon indépassable, est une illustration parfaite de la maladie essentielle de tous les interventionnistes quelle que soit leur qualification. Le véritable drame de ceux qui veulent à tout prix faire notre bonheur, c’est que « l’enfer est pavé de bonnes intentions », c’est que « le mieux est l’ennemi du bien », c’est que « celui qui veut faire l’ange fait la bête ».

Quant à la trilogie Becker-Buchanan-Rothbard, le premier a été reconnu, y inclus par ceux qui ne partageaient pas ses convictions, comme un authentique génie, parce qu’appliquant la science de la perception et de la décision à toutes les activités humaines. Il est non pas probable, mais certain, qu’il sera reconnu un jour comme l’unificateur des sciences humaines. Considérant Buchanan, sa description du marché politique est tellement criante de vérité que les entrepreneurs politiques eux-mêmes l’admettent comme exacte. Au passage, qu’il soit souligné que la fonction – objectif de maximisation qui consiste à obtenir les votes – n’est a priori ni meilleure ni moins bonne que la grille de maximisation d’un universitaire ou d’une call girl. La seule différence, c’est que les deux derniers, pour maximiser leur utilité, ne vont voler personne, alors que pour maximiser des voix, il faut produire des biens publics ou distribuer des pots de vin afin d’acheter des suffrages. Et pour ce faire, lever par la violence l’impôt qui n’est jamais que le vol par quelques uns du fruit de l’effort des autres.

Le cas de Murray Rothbard est plus délicat: ayant refusé de se glisser dans la boîte à outils utilisée par tous les économistes, y inclus une partie des Autrichiens, il est considéré par certains comme un génie absolu, et par d’autres, comme quelqu’un de peu sérieux et de peu crédible. En ce qui me concerne, il m’apparaît que dans son grand traité, Man, Economy and State, il se fait l’égal des plus grands et en particulier de son maître Mises. Par contre, ses positions politiques étaient proprement baroques. L’application du principe de non coercition de façon aveugle a pu l’amener à avoir des positions envers le communisme, du temps de l’URSS, qui en ont fait un allié objectif et ce que Lénine appelait un « imbécile utile ». Mes amis auront beau crier au sacrilège, je prétends que lorsque les libertariens brûlaient sur les campus, de concert avec les marxistes, le drapeau américain, pendant la guerre du Vietnam, c’était proprement irresponsable. Pour une raison simple: si le communisme avait triomphé, il est peu probable que nous puissions échanger ce matin, autour d’un café. Il n’en reste pas moins que L’Éthique de la Liberté est un monument et que Économistes et Charlatans est encore meilleur. Rothbard n’est jamais aussi bon que lorsqu’il fait de la science économique.

Si enfin, vous me permettez d’ajouter ceci à votre question, puis-je signaler à vos lecteurs qu’ils sortiront comme chacun de mes étudiants qui a bien voulu le faire, littéralement transformés intellectuellement par la lecture de Walter Block. Je ne saurais trop conseiller de lire Défendre les indéfendables.

2) Sous quelles circonstances et pour quelles raisons êtes-vous devenu partisan de l’anarcho-capitalisme? Ceci s’est-il fait du jour au lendemain? Avez-vous eu au contraire une transition lente, subreptice, pas à pas, vers cette philosophie politique?

Dans ma génération, même en faculté de droit et de science économique, beaucoup de mes camarades étaient attirés vers le socialisme. Ceux qui se sentaient « de droite » croyaient aux mirages du keynésianisme. D’aussi longtemps que je me souvienne, je n’ai jamais eu la moindre tentation en ce domaine. Je n’aime pas trop les confidences, laissez-moi vous en conter une seule.

Je n’avais même pas 15 ans et un soir, je réfléchis longuement au système du plan en économie soviétique. Et du haut de mes 15 ans d’adolescent boutonneux, je me suis demandé, bien-sûr avec des mots enfantins et pas ceux d’un économiste, comment les ingénieurs du plan pouvaient savoir ce que les individus voulaient, alors que je constatais qu’avant de faire les boutiques en ville pour être à la mode, je ne savais même pas ce que je voulais, avant d’avoir découvert les propositions dans les vitrines. De façon enfantine, j’avais pensé tout seul, à la manière d’un adolescent, l’article fondateur de Hayek « the use of knowledge in the society ». Si vous ajoutez que ma passion pour l’Histoire m’a appris très tôt le rôle des groupes et des foules, tout m’a poussé à voir dès mon plus jeune âge en l’individu l’atome du tout et le tout du tout.

Pour terminer, un élément circonstanciel m’a vacciné contre toute tentation d’une vision collectiviste et coercitive du monde. Mai/Juin 1968 est souvent présenté comme un joyeux happening libérateur, marqué par quelques dérapages. Tous ceux qui l’ont vécu et qui sont honnêtes ont vu des terroristes à l’œuvre; mais comme on était en temps de paix, nos maîtres n’ont pas fini fusillés ou pendus. Mais tous ceux qui ont assisté à des procès en amphi de tribunaux populaires, ont pu constater que les professeurs qui osaient résister étaient trainés physiquement devant des amphis hystériques qui, symboliquement, les condamnaient à mort. Telles sont les méthodes de ceux justement qui, pratiquant l’idéologie, font fi de l’individu.

Figurant parmi les professeurs qui résistèrent, André Piettre a titré joliment un ouvrage sur mai 68 Les Voyous du cœur. Il reste enfin à vous expliquer pourquoi parmi les libéraux je me sens en harmonie avec les anarcap. C’est ma logique qui me l’impose: il y a deux situations cohérentes, admissibles, théoriquement pensables, même si pratiquement elles ont donné des résultats différents. Il est admissible d’être intégralement socialiste; vous croyez que l’intérêt général existe, représenté par l’État, que le tout (comme concept) est supérieur à l’individu, et que le plan coordonne les efforts de tous. Inversement, si vous êtes libéral, vous ne pouvez pas l’être un peu, à moitié, ou aux 3/4; l’option de système est intégralement dichotomique.

L’État et ses hommes ne peuvent pas être un peu gentils et un peu méchants. Une chose ne peut pas être et ne pas être en même temps. En conséquence, vous pensez que l’individu est supérieur à l’État et que la coordination des efforts se fait par le mécanisme des prix. De même qu’on ne peut pas être un peu ou beaucoup socialiste, on ne peut pas être un peu ou beaucoup libéral. On est libéral ou on est socialiste. Les deux attitudes qui intellectuellement sont d’une logique imparable sont d’être collectivistes ou anarcap.

Les solutions intermédiaires sont, soit l’expression d’un refus de penser, soit la traduction d’une lâcheté intellectuelle répandue en notre temps -- celle du refus des choix clairs pour se réfugier dans des compromis boiteux où chacun faisant un pas vers l’autre, les ordres sociaux sont devenus complètement bâtards; pour faire court: 50% État, 50% marché. Nous y sommes en France. Telle est la cause qui explique tout de ce qui se passe en France, tant dans l’ordre des facultés d’économie que dans un déclin de la concurrence des idées qui est si importante, car de la concurrence on peut espérer que cet affrontement, viril et courtois, permettra d’inverser la loi de Gresham et de pouvoir formuler: « les bonnes idées chassent les mauvaises ».

3) On avance couramment que les mathématiques seraient un outil indispensable pour ériger en science (c'est-à-dire en savoir vrai) l’étude des phénomènes économiques, y compris pour ce qui a trait à la firme.

Vous écrivez, dans un article de 2000: « Les néoclassiques (i.e. le courant mainstream) faisant le complexe des scientifiques lourds vont se faire croire que leur discipline est infiniment plus savante s’ils la représentent à l’aide des mathématiques, c’est-à-dire essentiellement avec des instruments algébriques et des représentations géométriques. Seulement, évidemment, l’être humain s’accommode mal de représentations géométriques et algébriques et pour présenter l’entreprise, collection d’êtres humains, cohorte au sens des statisticiens, réunis dans un même lieu pour produire des biens et services qui vont réduire l’écart aux ressources rares/besoins illimités, la formalisation est impuissante. Si je cherche à représenter l’être humain dans la firme, je ne peux pas procéder par l’outil mathématique, je vais donc être amené à vider complètement la firme de l’être humain et la représenter suivant nos représentations favorites des économistes, i.e. une firme sans humanité, désincarnée. »

Pourriez-vous expliciter et développer ce point de vue?

Cette question est complexe et nous disposons d’une énorme littérature, désormais. Comment nous positionner dans le débat? S’il s’agit de dire que les maths sont une boîte à outils commode, permettant un raccourci dans l’expression, nous sommes d’accord. L’exemple standard, c’est d’expliquer la forme de l’offre et de la demande soit avec des mots soit avec des courbes; en quelque sorte, hic et nunc, les courbes économisent les mots.

Mais l’invasion des mathématiques en analyse économique a relevé d’un tout autre projet, celui de penser que la mécanique de la décision humaine obéissait à des lois analogues aux sciences de la nature et qu’on pouvait alors les découvrir en utilisant des outils analogues. Même un Jacques Rueff se laisse prendre quand il publie en 1922 chez Payot Des Sciences physiques aux Sciences morales.

Or le nœud du problème est le suivant: si on croit possible de penser demain par l’utilisation des mathématiques, ce qui est le projet explicite ou implicite des économistes mathématiciens, cela signifie que quelles que soient les actions des hommes libres, l’avenir est connu d’avance et le résultat prévisible. Le dessein de ceux qui préconisent une utilisation intense des maths dans l’économie est d’éliminer ce qu’ils nomment le hasard qu’ils prétendent mépriser. Qu’on se souvienne de l’ouvrage du conseiller du général de Gaulle, Pierre Massé: Le Plan ou l’Anti-hasard. En réalité, l’utilisation des outils mathématiques, même par ceux qui n’ont pas au départ ce dessein, se termine toujours par la volonté de puissance de l’idée selon laquelle demain est découvrable.

Bien-sûr, les modèles contemporains admettent plusieurs sentiers de progression et des zones d’aléa. Mais l’idée centrale, une fois de plus, c’est que demain est prévisible et qu’on peut forger l’avenir de façon volontariste à l’aide de l’outil puissant des mathématiques. Or comme le dit dans une formule saisissante G.L.S. Shackle: « le déterminisme, c’est le futur sans humanité ». Expliquons succinctement: si demain peut se prévoir par anticipation grâce à des modèles mathématiques, cela signifie que les actions de tous les individus libres ne changent rien à demain puisque demain est connu ou peut être découvert par des modèles dits de prévision. Affirmer que « demain est déjà écrit » revient à nier totalement la liberté des êtres humains.

Cela explique au passage pourquoi toutes ces prédictions baroques sur la croissance, le chômage, l’inflation ou le prix de l’énergie, sont évidemment régulièrement démenties, puisque les hommes libres s’acharnent à ajuster leurs actions à leurs désirs, désirs qui se découvrent au fur et à mesure par nos actions. Dieu que le monde serait chouette, s’il n’y avait pas d’êtres humains! Cela me fait penser irrésistiblement à la satisfaction qu’éprouveraient les écologistes, car si on supprimait l’être humain, la consommation de pétrole serait assurée jusqu’à la fin du temps!

4) En forçant le trait quelque peu, on peut dire qu’il existe deux grandes visions de l’entrepreneur en science économique (celui-ci brillant par son absence dans le cadre de pensée néoclassique). Dans la vision de Schumpeter, l’entrepreneur est un être à part, « un héros des temps modernes », lequel met en place une innovation qui rompt avec l’ordre établi. Dans la vision autrichienne de Mises et de Kirzner, l’entrepreneur est un homme pour ainsi dire ordinaire, simple découvreur d’opportunités.

De ces deux conceptions de la figure entrepreneuriale, laquelle serait, selon vous, véritablement scientifique? À vos yeux, est-ce la théorie de Schumpeter ou bien la théorie de Kirzner qui colle à la réalité?


Il y a en effet deux grandes conceptions de l’entrepreneur: la première, amorcée par J.-B. Say, poursuivie par Marshall et achevée en apothéose par Schumpeter, fait de l’entrepreneur un héros qui à lui seul bâtit de nouveaux univers, façonne le monde et relance le cycle à son point bas quand il innove.

L’entrepreneur héros est évidemment celui dont la tête dépasse celle des autres par sa puissance créatrice. On comprend, dès lors, que devant le triomphe, dans les années 1950, de la vulgate keynésienne, Schumpeter, saisi d’effroi, voit une victoire inéluctable de l’égalitarisme. Or celui qui dépasse, c’est l’entrepreneur; dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, il décrit alors dans son célèbre chapitre « le crépuscule de la fonction d’entrepreneur ». Et comme l’entrepreneur est l’alpha et l’oméga de l’économie de marché, il conclut sa célèbre trilogie par cette question: « la victoire du socialisme est elle inéluctable? » À cette question, Schumpeter répond: oui.

Voilà à quelles erreurs grossières on est exposé lorsqu’on se trompe sur ce qu’est un entrepreneur, car on sait que le socialisme et les économies de plans sont mortes. Et non seulement le capitalisme est désormais le système économique du monde entier, mais encore les entrepreneurs fleurissent sur toute la planète, rivalisant de séduction pour nous rendre des services attendus, en contrepartie de l’espérance du profit.

Pour notre part, nous sommes en phase complète avec la perspective autrichienne: l’entrepreneur est simplement quelqu’un qui voit avant les autres et exploite judicieusement cette information, un individu sans cesse en veille, qui n’a aucun don exceptionnel, hors celui de découvrir juste avant que la chose soit évidente ce que personne ne voit mais qui est pour lui d’une clarté totale. Quelles que soient ses attentes inassouvies ou inexprimées, si chacun savait donner une réponse, et la bonne réponse, à ses désirs, en apportant la bonne solution, tout le monde serait entrepreneur. Le seul don particulier de l’entrepreneur est sa capacité à anticiper, juste l’espace de l’instant d’avant, ce qui sera perçu pour la réponse évidente par tous, dès que la proposition est faite.

Soyons concrets pour nos lecteurs. Quel fil à la patte que le téléphone filaire, et on aurait bien voulu continuer hors de chez soi à dire à sa belle en allant vers son travail combien elle est unique; du moins, à nos yeux subjectifs. Oui, mais le fil n’est pas si long. À la seconde où le téléphone cellulaire fait son apparition, chacun se dit « mais bien-sûr, c’est la solution! » Mais seul le premier ou les premiers se sont positionnés juste avant tous les autres. L’entrepreneur est celui qui en quelque sorte sur un territoire précis a un don de prophétie: il voit ce que les autres ne voient pas, comme réponse adéquate. Il sait que sa proposition répond correctement aux désirs. L’entrepreneur fait donc le pont entre les besoins des uns et les réponses qu’il propose. Il est celui qui donne une réponse meilleure et provisoire à nos besoins qui n’ont pas changé de nature depuis les grottes de Lascaux.

En décrivant l’entrepreneur comme un homme standard, banal, modeste, Kirzner résout victorieusement un double problème: d’une part, il permet de comprendre ce que le magazine L’Expansion résumait bien dans une couverture il y a quelques années après la chute du communisme: « Adam Smith? Il va bien, merci. » Oui, le capitalisme ne peut exister sans entrepreneur, oui celui-ci est un personnage central, mais en aucun cas il n’est une sorte de Vulcain faisant surgir le feu de la terre. Simultanément, le capitalisme peut exister, alors que la social-démocratie a triomphé dans les faits un peu partout. Bien-sûr, une fiscalité folle va décourager certains, mais pourtant, partout, des entrepreneurs surgissent, qui changent le monde sans même le comprendre ni le savoir.

Le second paradoxe que résout Kirzner, ce qu’il permet de comprendre, c’est pourquoi il n’existe pas de par le monde une seule école qui ose prétendre former des entrepreneurs. Les écoles du commerce, les IAE, les « business schools », forment des managers, des experts, mais n’ont pas la prétention de former les entrepreneurs. C’est que Kirzner, en donnant la description correcte d’un entrepreneur banal, standard, nous fait comprendre qu’on peut arrêter très tôt ses études et devenir un entrepreneur majeur.

Voir ce que les autres ne voient pas encore avant eux, ça ne s’apprend pas dans les écoles et dans les universités. Cela explique encore et encore un Bill Gates, sorti d’une université de seconde zone, tel est le cas aussi de Steve Jobs, et de la quasi totalité de ce qui est qualifié de façon absurde « les petits génies de la Silicon Valley ». Leur seul génie, c’est tout bêtement d’avoir les yeux ouverts, quand les nôtres sont aveugles. Percevoir, décider, agir, c’est cela être entrepreneur. Et c’est la raison pour laquelle on peut être un immense entrepreneur, tout en étant immensément inculte.

5) De nos jours, les intellectuels ont généralement une vision négative du profit, de l’entrepreneuriat et plus largement de la liberté d’entreprendre et de l’économie de marché. Comment expliquer, selon vous, que cette vision négative soit si répandue au sein des milieux universitaires?

Pour comprendre la vision majoritairement négative que la plupart des intellectuels ont de la société libre et de l’économie de marché, il faut prendre en compte deux phénomènes: d’une part, et depuis au moins Platon, ceux qui sont sur le marché des idées estiment que les dures études qu’ils ont faites et les concours sélectifs qu’ils ont réussis doivent leur donner la primauté. Dès lors qu’il ne comprend pas profondément que le montant des revenus dépend du service rendu au consommateur, il est déroutant pour un Normalien, agrégé de lettres classiques, de savoir qu’en fin de carrière il peut avoir des revenus d’un montant x fois inférieur à un vendeur de T-shirts ou de pizzas. D’autre part, et encore plus profondément, la middle class intellectuelle, que sont les journalistes, ne peuvent pour la plupart cautionner un système dont ils imaginent que la philosophie tient toute entière dans le « self love » et dans l’adage central de la Fable des Abeilles, de Mandeville: « Private vices, public benefits. »

Si on ajoute que les libéraux utilitaristes font leurs l’adage de Bentham, « À chaque part de richesse correspond une part de plaisir », on explique aisément que le marché est au mieux toléré parce que plus efficace, mais bien rarement estimé pour ce qu’il est. Encore plus profondément, ce qui est en cause aujourd’hui, n’est même plus l’hostilité à l’économie de marché mais l’aversion à l’idée même qu’il faudrait pratiquer la lutte contre la rareté, la gestion de ses affaires, c'est-à-dire l’économie, d’où le thème de la décroissance. Il est important de préciser que ces trois idées doivent beaucoup aux remarquables travaux d’Alain Wolfelsperger dont on consultera en particulier le remarquable article sur « l’attitude des médias de masse à l’égard du libéralisme économique », qu’on trouve sur internet.

6) Il est de bon ton d’affirmer que la compétition à laquelle se vouent les entrepreneurs peut prendre l’aspect d’une bataille sans merci, où le plus fort écrase le plus faible. Dans ce contexte, il serait conforme aux exigences de la morale, avance-t-on, que les entrepreneurs, par charité mutuelle, s’imposent des actes d’autolimitation et tempèrent la compétition dans laquelle ils se trouvent.

Supposons qu’au cours d’un dîner mondain, vous fassiez la rencontre d’un petit entrepreneur qui vous tient en substance ce discours: « Les entrepreneurs les plus efficaces sur un marché peuvent ruiner leurs concurrents, et ceci se fait au détriment des salariés des boîtes les moins efficaces. Ils perdent tout simplement leur emploi. J’appelle cela du "meurtre commercial". Celui qui réussit à abaisser ses prix au point de retirer du marché ses concurrents est tout simplement un criminel. Il crée du chômage et finit par imposer un monopole en sa faveur. Dès lors, il peut fixer les prix à sa guise et les consommateurs n’ont plus leur mot à dire. Cette situation est parfaitement indécente. J’estime pour ma part que le plus fort sur le marché devrait tempérer son agressivité et laisser survivre ses concurrents. J’appelle cela: Vivre et laisser vivre. La loi morale ne nous ordonne-t-elle pas avant toute chose de ne pas faire aux autres ce que nous n’aimerions pas qu’ils nous fassent? Ce précepte élémentaire vaut notamment pour le monde des affaires. »

Que répondriez-vous à cet homme?


Curieusement, en évoquant dans votre question précédente l’intellectuel, on est souvent heurté par la compétition et la concurrence qu’ils estiment meurtrière, alors que souvent, ils ont passé les concours les plus sélectifs qu’on puisse imaginer, dans lesquels le nombre d’élus est insigne.

L’individu que vous évoquez, qui pense que jamais personne, même quand il travaille mal, ne doit être éliminé du marché, se trompe lourdement en voulant faire survivre à tout prix ceux, parmi les entrepreneurs, qui gaspillent les facteurs de production rares pour proposer des biens ou des services dont nul ne veut. Mais alors, le même individu dira: « Que fait-on pour les salariés qui ont perdu leur emploi? » Pourtant, il ne fait pas de doute que si certaines entreprises ou secteurs entiers sont délaissés, cela signifie que d’autres sont plébiscités. Ici des emplois sont supprimés, là des emplois surgissent.

Un seul exemple: ceux des entrepreneurs qui s’acharnent à produire des lampes à pétrole, vont disparaître; mais dans l’électricité, on va créer encore plus d’emplois qu’on n’en supprime dans la lampe à pétrole. Mais est-ce si sûr? En 1950, il y avait en France 14 millions d’actifs, il y en a aujourd’hui 26 millions. Où a-t-on vu qu’on supprimait plus d’emplois qu’on n’en créée?

7) Au Moyen-âge, un condottiere dont l’Histoire n’a pas retenu le nom, sauva la ville de Sienne d’un agresseur étranger. Il devint alors le saint patron de la ville, mais en contrepartie, il fut décapité sur la place publique par les habitants. Beaucoup de grands condottieri du Moyen-âge et de la Renaissance subirent un sort similaire au saint patron de Siennes: on craignait qu’ils ne devinssent trop puissants, orgueilleux et exigeants.

En un sens, ne réserve-t-on pas de nos jours le même sort aux entrepreneurs? Tout en témoignant de leur gratitude pour les produits nouveaux ou meilleur marché qui leur sont mis à disposition par les entrepreneurs qui réussissent, la plupart des gens ne redoutent-ils pas le pouvoir (financier, publicitaire, politique) des businessmen, au point de demander qu’on les « assassine » en les accablant de taxes ou de réglementations?

La jalousie envers ceux qui réussissent de belles actions, et il y a beaucoup de jaloux, voilà qui explique que de tous temps, et encore demain, les entrepreneurs soient cloués au pilori et qu’on estime que si ces gens réussissent, c’est parce qu’ils ont exploité soit les salariés, soit les consommateurs, en leur faisant payer plus cher qu’ils n’auraient dû.

Dans l’épisode que vous évoquez à Sienne, c’est l’assassinat « hard ». La manière soft d’aujourd’hui, c’est l’assassinat fiscal. Mais en même temps, par une sorte de sixième sens, chacun comprend que si personne ne prend l’initiative de proposer de nouvelles façons de consommer qui accroissent l’utilité de chacun, nous en serions encore dans les grottes de Lascaux. L’entrepreneur, on l’a dit, n’est pas un héros. Du reste, nul ne l’oblige à embrasser cet état. Par contre, il est celui sans lequel nous pourrions crier en vain: « Nous avons soif! », « Nous avons faim! », « Nous voulons nous abriter et nous déplacer! » Ces personnes ne comprenant pas les moyens requis pour satisfaire ces besoins, nous aurions disparu depuis longtemps.

La tâche accomplie par l’entrepreneur est si vitale que tout le monde peut la comprendre; et tous ceux qui voudraient l’être, mais n’ont ni le talent, ni le courage, ni l’énergie, voient leurs sentiments d’envie s’exciter. Le socialisme est rigoureusement la doctrine qui répond à cet état presque naturel à tout homme en disant: « Je vais prendre aux uns qui ont réussi par leur naissance ou la ruse ou la tricherie, pour te donner à toi, qui as eu moins de chance. » Le socialisme, c’est la drogue quotidienne de tous tous ceux qui voudraient bien, mais n’y arrivent pas.

à suivre...

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*Entretien d'abord publié le 2 septembre 2014 sur le site de l'Institut Coppet. **Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel français. Il réside actuellement à Paris.