Montréal, le 16 mai 1998
Numéro 11
 
 
 

Un regard libertarien
sur l'actualité québécoise et nord-américaine
  
 
numéros précédents 
  Publié tous les samedis  
  ql@quebecoislibre.org 
  
  
 
 
 
 
SOMMAIRE 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ 
Prêtres 
par Pierre Lemieux 
  
Page 2 
 
ÉDITORIAL 
Sucre Lantic:  
Landry tue des emplois 
par Martin Masse  
  
Page 3 
 
COUP D'OEIL SUR 
L'ACTUALITÉ 
 
NOUVELLES BRÈVES 
Internet en progression au Québec, pas de fumée sans jeu, le tax freedom day et les coûts de la société distincte 
  
Page 4 
 
LE MARCHÉ LIBRE 
Sur l'art de dégraisser 
une administration municipale 
par Pierre Desrochers 
 
Page 5 
 
ANTI-TOBACCO LAW 
Above the smoke  
and stir...  
by Ralph Maddocks 
 
Page 6 
 
SONDAGE QL 
L'image du Québec 
aux États-Unis 
 
Page 7 
 
LES PRIX BÉQUILLE 
à Réal Ménard et le groupe Solidarité populaire Québec, à Hervé Fischer le président du MIM, et à la raffinerie de sucre Lantic 
  
VIVE LE 
QUÉBÉCOIS LIBRE 
à Mario Dumont pour son opposition au projet de loi antitabac Rochon 
 
MOT POUR MOT 
Ron Paul et le  
Liberty Amendment 
 
 
 
 
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
PRÊTRES
 
 par Pierre Lemieux
  
  
          Une impression fugace, un livre, une anecdote: cela devrait suffire pour écrire cet article dans le peu de temps dont je dispose et pour éviter le syndrome de « l'écran blanc ». La liberté formera, comme d'habitude, la trame de l'article. 
 
          L'impression fugace en est une que j'éprouve souvent: autant les jeunes d'hier – ceux de Mai 68 disons, ou ceux de nos « années soixante » – étaient naïvement contestataires, autant ceux d'aujourd'hui sont bêtement moutonniers. Pardonnez-moi la généralisation; je sais qu'il y a des exceptions: je les connais presque toutes – et c'est bien là le problème.  
  
          Quand le jeune Québécois typique croit exercer son esprit libre, il ne fait en réalité qu'ânonner les slogans mous que ses maîtres lui ont appris sur la souveraineté du peuple, le fétiche de l'environnement, la justice sociale, les méchants capitalistes et les bons bureaucrates. Il suit les grands prêtres de l'étatisme. Il sourit quand on lui raconte qu'à l'époque des cavernes – c'est-à-dire juste avant 1960 –, l'Église interdisait, sous peine de damnation éternelle, de manger de la viande le vendredi. Il applaudit quand l'État interdit, sous peine de prison (puisque c'est la sanction ultime de ceux qui résisteraient jusqu'au bout), aux anglophones d'afficher dans leur langue, aux francophones d'envoyer leurs enfants à l'école anglaise, ou aux ouvriers de ne pas subventionner ses études avec les impôts qu'on leur extorque. 
 
          Aujourd'hui, on mange de la viande le vendredi, encore qu'elle doit, en général, être produite par des membres de l'Union des producteurs agricoles, abattue dans des abattoirs approuvés par le Prince, ou, en tout cas, contrôlée par des inspecteurs de ci ou des douaniers de ça, et vendue par des commerçants soumis à mille formulaires et autorisations.  
  
          Mais c'est le tabac qui a remplacé la viande, et on ne consomme l'herbe à Nicot que dans des endroits de plus en plus restreints par la loi. La ségrégation légale des fumeurs semble aussi naturelle aujourd'hui que la désapprobation sociale des mécréants le fut un jour, et le projet de loi qui vient d'être déposé à l'Assemblée nationale rendra la chasse aux sorcières tabagiques encore plus canado-américaine dans une société qui, par la voix de notre bouche collective, se prétend distincte. 
 
          Ce qui m'amène au livre, parcouru cette semaine: Valérie Demers, Le contrôle des fumeurs. Une étude d'effectivité du droit (Montréal, Thémis, 1996). Le livre n'a rien de remarquable, et il me semble écrit dans la perspective du légiste si bien décrite par Tocqueville: 
          « Ce que les légistes aiment par-dessus toutes choses, c'est la vie de l'ordre, et la plus grande garantie de l'ordre est l'autorité. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que, s'ils prisent la liberté, ils placent en général la légalité bien au-dessus d'elle; ils craignent moins la tyrannie que l'arbitraire, et, pourvu que le législateur se charge lui-même d'enlever aux hommes leur indépendance, ils sont à peu près contents(1). »
          Ce livre révèle toutefois une statistique intéressante qui, si elle correspond à la réalité, contredirait mon impression fugace: parmi les étudiants fumeurs de l'Université de Montréal, 79% fumeraient où c'est interdit – c'est-à-dire, maintenant, à peu près partout. 
 
          Quant à l'anecdote, je l'ai déjà racontée, il y a vingt ans, à André Thirion, libertarien sans le savoir, auteur du fabuleux Révolutionnaires sans Révolution (Paris, Laffont, 1972) et de l'Éloge de l'indocilité (Paris, Laffont, 1973). Thirion me dit alors qu'il fallait à tout prix que je l'écrive un jour. Ce sera fait dans quelques minutes. L'histoire se passe au Québec, au milieu des années soixante, dans un des anciens collèges classiques dirigés par des prêtres.
Les obsessions de Kéops 

        En Rhétorique, nous eûmes un professeur titulaire, l'abbé F., qui ne connaissait pas grand-chose mais n'était pas sans panache. On le surnommait Kéops à cause de son front dégarni et de son crâne en forme de pyramide. Il nous enseignait la littérature française, façon de parler puisque la majorité de ses leçons radotaient sur la religion. Lisant des extraits de Lamartine en classe, il sautait les passages les plus osés (mais si peu). Les élèves, qui suivaient dans le texte, s'en apercevaient aussitôt; de petits rires fusaient. 
 
          Kéops était obsédé par les athées. Comme presque aucun d'entre nous n'avait jamais rencontré le moindre spécimen de l'espèce, nous en apprenions l'existence de la bouche même de leur pourfendeur. Troublé que l'on pût contester aussi radicalement la seule valeur de son existence, Kéops voyait les athées au mieux comme des fous, au pire comme des imposteurs. L'existence de vrais athées, soutenait-il, est inconcevable. Ses fréquentes diatribes contre eux se terminaient par sa tirade favorite: « Les athées disent que Dieu n'existent pas et pourtant, se moquait-il, ils en parlent tout le temps. » Preuve évidente de leur mauvaise foi. Faire mine de nier Dieu n'est pour les athées qu'une façon d'exprimer leur haine envers Lui. Les athées n'existent pas. C.Q.F.D. 
 
          Quelque chose me turlupinait dans ce raisonnement. À l'issue de l'une de ces fameuses tirades, je décidai un jour de faire partager mes doutes à mes camarades de classe. 
 
          Le bureau du  professeur était juché sur une estrade qui s'avançait jusqu'à la première rangée d'élèves. Mon banc était là, juste en contrebas du maître. Debout derrière son bureau surélevé, Kéops me dominait de sa haute stature, accentuée par une brioche proéminente sous la longue soutane noire. Me voyant la main levée, il dut soupçonner quelque mauvaise intention. 
 
          Je crois qu'il m'aimait bien, même s'il se méfiait de mon « mauvais esprit ». Il craignait peut-être aussi les leçons qu'un premier de classe pouvait parfois se permettre de donner au maître. Il arqua encore davantage les épaules vers l'arrière et me toisa, l'œil sévère et le regard oblique par-dessus son ventre: 
 
– Oui, Môssieu Lemieux? 
 
– Mais alors, Monsieur l'Abbé, demandai-je l'air innocent, comment se fait-il que vous, vous dites bien que les athées n'existent pas et vous en parlez tout le temps? 
 
          La classe fut secouée d'un grand éclat de rire, qui s'éteignit bientôt. Kéops, lui, ne riait pas. Il me passa un savon magistral qui commença par: « Monsieur Lemieux, vous êtes un polisson ... » et dura presque l'éternité. 
 
          Aujourd'hui, le faiseur de lois a remplacé le prêtre. Et les nouveaux prêtres sont beaucoup plus dangereux car ils ont le bras armé de l'État et, mon Dieu, de quel État! 
  
  
1. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, livre I, deuxième partie, chapitre 8. 
  
  
©Pierre Lemieux 1998 
Cette chronique de Pierre Lemieux revient aux deux semaines. 
 
 
  

 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante