Montréal, le 4 juillet 1998
Numéro 15
 
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     « On ne devrait jamais laisser quelqu'un crever de faim. Cependant, l'être humain étant par nature essentiellement égoïste, je ne crois pas non plus qu'on devrait offrir aux sans-emploi assez d'argent pour subvenir à tous leurs besoins. Les conditions de vie du chômeur doivent être dures, et même très dures, afin de le dissuader de se complaire dans sa situation de chômeur.    
   
     J'estime aussi que ses allocations devraient être conditionnelles à l'exécution de certains travaux. En offrant au chômeur assez d'argent pour subvenir à ses besoins sans qu'il ait à travailler, on l'empêche de se faire valoir dans la société; on lui enlève sa fierté. Bref, on le rend malheureux. »    
  
  
Albert Einstein
  
 
 
BILLET
  
SUR LES VERTUS 
DE LA MÉTHODE FORTE
  
par Brigitte Pellerin
   
  
          Je sais, tout le monde le bougonne là-dessus sans arrêt: les temps sont durs. Il n’y a pas de jobs, les diplômes ne mènent que trop souvent au fast-food ou à la vente de téléphones cellulaires, les adolescents se suicident à la chaîne et les jeunes retraités de l'État sombrent dans la dépression, version post-active.   
   
          Les pauvres se plaignent des banques, les travailleurs se plaignent des taxes, les vieux considèrent que les jeunes ont perdu le sens des « vraies » valeurs, les divorcées courent après leurs pensions alimentaires, et tout le monde trouve que le système de santé ressemble de plus en plus à une machine distributrice qui aurait le piton désespérément collé. Pour faire une histoire courte, disons que ça va mauditement mal.   
   
          N’empêche, des fois je me dis qu’on n'est pas assez sévères. Pour vous dire la vérité, je nous considère définitivement trop mous. On ne se dit jamais qu’on pourrait faire mieux, on ne se critique pas – du moins, pas en pleine poire – et on se réfugie bien vite devant notre télé en essayant de se consoler comme on peut avec les catastrophes qui arrivent aux autres. Les tragédies d’outre-mer ont au moins ceci qu’elles nous font prendre conscience que, malgré tout ce qu’on peut penser, on est drôlement bien chez nous.   
   
          C'est facile de nos jours de se laisser sombrer dans une douillette indifférence. On lit dans les journaux qu'il y a des enfants qui ne mangent pas à leur faim, mais on ne sait pas trop où ils sont. On voudrait bien que la misère humaine disparaisse de la surface du globe, mais on ignore par quel bout prendre le problème. Au fait, il commence où, le problème?   
 
          Et puis il y a des gens qui sont payés pour ça, non? Laissons-les faire leur job et contentons-nous de changer le Venmar ou de rénover le chalet. Les autres s'arrangeront. Moi, de toute manière, j'ai une ronde de golf à 11 heures. 
          Pour apaiser notre conscience (à supposer qu'elle se manifeste), on s'empressera de laisser tomber quelques pièces dans la tasse en fer-blanc qu'un bénévole nous tendra au centre commercial. Les dames patronnesses, version fin de siècle, sont facilement reconnaissables le samedi avant-midi, enracinées au comptoir des parfums du Eaton le plus près de chez vous.   
   
          Pas à dire, c'est triste. 
  
Deux types de misère 
  
          Mettons tout de suite quelques points sur les « i ». Il y a dans mon esprit deux types de misère: l'inévitable et la détestable. Que tous les moyens soient mis en oeuvre pour donner un coup de pouce à ceux qui n'ont vraiment pas de chance, bien sûr que j'en suis. Mais le grand niaiseux de 35 ans – le genre deux-bras-deux-jambes pétant de santé – qui tète à la fois la pension de sa vieille mère et le chèque de b.s. de sa blonde, alors là, non. 
  
          La vraie solidarité avec les pauvres et les mal pris n'a rien à voir avec les Parlements de la rue et autres babioles issues du puissant lobby de l'aide sociale. Pour donner un coup de main qui soit digne de ce nom, ça prend de la poigne. Les Anglos ont une belle expression qui résume parfaitement l'idée: ils appellent ça « tough love ». 
  
          De la même façon que des parents qui aiment leurs enfants doivent quelquefois les corriger pour leur apprendre à vivre, il faut être durs et exigeants avec ceux qui pourraient travailler mais qui préfèrent se laisser doucement vivre par les prestations de l’État. Assez durs, à tout le moins, pour leur faire passer le goût de la farniente subventionnée. 
  
          Tous ceux qui sont aptes à prendre soin d’eux-mêmes doivent le faire, and that's it. Ce n’est que de cette manière que la société s'évite de tomber dans l'engrenage fatal, celui qui mène à payer trop cher pour garder trop de monde en dehors du marché du travail. Plus il y a de travailleurs, plus il y a de revenus pour l’État, et moins il y a de dépenses – directes et indirectes, ces dernières étant les plus vicieuses parce qu'elles savent si bien se camoufler. 
  
          Il faut comprendre et aider, je veux bien. Mais arrive toujours un moment où c’est le grand coup de pied au cul qui force les sans-emploi et autres éclopés du système à s’aider eux-mêmes. Plus on les entretient dans l’idée que l’État, quoi qu’ils fassent, prendra soin d’eux, moins on les incite à se débrouiller seuls et à devenir responsables. 
  
          On crée alors de toutes pièces une armée d'handicapés sociaux; des gens qui, autrement, auraient pris les moyens pour se sortir du trou. On ne se développe un caractère que lorsqu'on en a besoin. À trop se faire gâter, on ramollit. Un grand sage disait qu'il ne faut jamais donner un poisson à celui qui a faim, mais lui apprendre à pêcher. 
  
Attendre le prochain chèque 
  
          L’irresponsabilité et le pantouflardisme, ça ne fait pas trop de mal dans la jeune vingtaine; il y a encore un espoir de les réchapper. Mais à mesure qu’on vieillit, on prend des mauvaises habitudes qui deviennent carrément impossibles à changer. Une habitude, après quelques années, devient parfaitement « naturelle », c'est bien connu. 
  
          C'est le premier effort qui est toujours le plus difficile. Après, on dirait que tout s'enchaîne plus facilement. C'est la même chose que se lever après une séance de trois heures en La-Z-Boy; d'abord le choc, ensuite le besoin de marcher un peu pour dégourdir la machine. À l'inverse, rester assis sur son steak en se répétant qu'on vit dans un monde qui ne veut pas de nous ne demande pas beaucoup d'énergie. 
  
          Ce n'est pas seulement néfaste parce que ça coûte un bras à ceux qui se crèvent le coeur à payer leurs impôts. Entretenir des gens à ne rien faire crée chaque jour des catastrophes individuelles qui n'ont pas de prix; des citoyens qui se découragent et se traînent d'une chaise à l'autre en attendant le prochain chèque au lieu de mettre en oeuvre leurs capacités et talents en faisant quelque chose de bien de leurs dix doigts. Une véritable tragédie. 
  
          Pousser dans le dos, forcer la personne à se retrousser les manches et à foncer tête baissée, c'est le meilleur service à lui rendre. Parce qu'une fois qu'on sait se débrouiller seul, on se souvient comment faire et on se promet bien de ne plus s'y faire reprendre. C'est un enseignement pour la vie et, pour dire comme l'autre: ça déniaise. 

          À se demander ce qu'on attend. 
  
  
  

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