Montréal, le 1er août 1998
Numéro 17
 
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Tyler Cowen, In Praise of Commercial Culture, Harvard University Press, Campbridge (Mass.), 1998, 278 p.
  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LIVRE
 
 UNE VISION OPTIMISTE
DE L'ART
  
par Gilles Guénette
  
  
          Si la culture n'est pas qu'un produit de consommation, comme l'affirment plusieurs, les artistes eux ne sont pas des êtres déconnectés de la réalité du marché. À preuve, le conflit qui oppose les musiciens de l'Orchestre symphonique de Montréal à sa direction. Au coeur du litige, on retrouve une demande de « salaires comparables à ceux des musiciens des autres grands orchestres internationaux »(1). La direction de l'OSM propose une augmentation de salaire de 3% pour les trois prochaines années, son association de musiciens en réclame une de 38.5% pour la même période. Certains diront que ces musiciens ont de la chance d'être payés pour faire ce qu'ils aiment, mais au-delà de la chance, ces derniers veulent être reconnus à leur juste valeur – c'est-à-dire, celle du marché.  
 
          Et pour les musiciens qui seraient tentés d'éprouver des remords face à ces revendications, rassurez-vous! Vous ne serez pas les premiers à vous laisser aller aussi bassement à vos instincts mercantiles! Bach, Beethoven, Telemann, Mozart et Haendel, pour ne nommer que ceux-là, étaient tous d'affreux capitalistes. Ils ne composaient pas que pour leur bon plaisir ou dans un espoir caché de passer à l'Histoire, ils composaient aussi... pour de l'argent. Et oui! ces grands de la musique classique n'ont pas simplement fait fortune en présentant des concerts, en exécutant des commandes ou en faisant preuve de génie. La plupart d'entre eux publiaient des partitions musicales afin que des musiciens amateurs puissent jouer leurs pièces à la maison – pièces développées à partir de thèmes faciles à comprendre et à jouer, tout en gardant cette clientèle d'amateurs en tête lors de l'écriture.  
          Ces faits sont tirés du fascinant ouvrage In Praise of Commercial Culture(2) qui traite de la relation entre l'artiste et son client et du lien indissociable entre l'épanouissement de l'art et le marché. Dans un style accessible et à l'aide de nombreux exemples bien documentés, Tyler Cowen y présente les principaux facteurs qui ont fait que l'art s'est développé, et continue de se développer, dans un environnement où le marché le favorisait. Professeur à l'Université George Mason à Fairfax en Virginie, Cowen utilise le terme « art » pour définir tout objet ou performance réalisés par l'homme qui transporte le spectateur et l'amène à élargir sa perception du monde ainsi que sa place dans celui-ci. 
  
          Tout au long de ces quelque 200 pages, il porte une attention particulière aux arts visuels, à la littérature et à la musique, et défend une approche libertarienne de la culture. Car à l'encontre des Louise Beaudoin et Sheila Copps de ce monde qui mettent de l'avant une vision hautement pessimiste d'une culture menacée de tous bords, tous côtés – et que l'on doit donc subventionner et protéger pour la garder en vie –, Cowen propose une vision optimiste d'une culture qui se développe de concert avec l'économie de marché. Pour illustrer son propos, il nous guide à travers près de 600 années d'évolution culturelle, de la Renaissance au groupe de musique grunge Nirvana. Et les deux principaux facteurs qui, selon lui, vont amener l'art à se développer sont la chute des prix et l'entrée en scène d'une classe de gens plus aisés. 
  
À l'origine, il y a la pierre 
  
          Le matériau étant la base de toute oeuvre d'art, plus son coût est minime, plus il est accessible à un grand nombre. Et plus il est accessible, plus les points de vue artistiques se multiplient. Que ce soit dans le domaine de la peinture, de la sculpture, de la musique ou de la littérature, la chute des prix des matériaux de base (la pierre, le bois, le papier...) a permis à l'artiste d'explorer de nouvelles avenues et de ne plus avoir à s'en tenir à des « valeurs sûres ». Elle a permis une multiplication des genres. 
  
          À son tour, cette multiplication, jumelée à l'arrivée d'une classe de gens aisés qui ont les moyens et des raisons d'acheter des objets d'art (meubler leur maison, offrir des cadeaux, installer une notoriété familiale, etc.), a favorisé la naissance d'un plus grand bassin d'acheteurs potentiels. Dorénavant, l'artiste ne se limite plus aux exigences de clients issus de l'aristocratie – il ne se limite plus simplement à la demande: il crée l'offre. 
  
          L'artiste s'installe là où cette classe aisée est établie, c'est-à-dire dans les grands centres urbains. L'art fleurit dans ces grands centres en raison de la présence de cette classe aisée, mais aussi en raison de la facilité qu'ont les artistes d'entretenir des contacts et de s'approvisionner en matériaux. Florence, Amsterdam, Paris et New-York sont des villes qui ont joué – et qui joue encore dans certains cas – un rôle crucial dans le développement de l'art. Ces villes ont vu naître ou ont attiré des créateurs comme Michelangelo, da Vinci, Botticelli, Rembrandt Vermeer, Hals, Monet, Cézanne, Renoir, etc. Autant d'artistes qui n'auraient certainement pas connu autant de succès s'ils n'avaient pas vécu dans ces grands centres où l'économie se portait bien et le commerce était prospère. Car aussitôt que l'économie se détériore dans un de ces grands centres, les artistes le quittent vers des ailleurs meilleurs. Ainsi, l'Italie laisse sa place aux Pays-Bays après la Renaissance; les Pays-Bays laissent leur place à la France après leur siècle d'or; la France laisse sa place à New-York après sa période des Salons; et New-York... 

          Aujourd'hui, on peut affirmer sans se tromper que l'art se porte bien. En fait, il ne s'est jamais aussi bien porté. L'ouverture des marchés, le rôle grandissant de la femme artiste et les nouvelles technologies sont autant de facteurs qui favorisent une plus grande accessibilité à l'art. Résultat: New-York a perdu son titre de capitale mondiale de l'art au détriment d'un marché de niches éparpillées à l'échelle de la planète. 

          Londres, Cologne et Los Angeles par exemple, se sont taillé une importante place dans le marché de l'art et ont contribué à faire évoluer notre définition du centre mondial de l'art. Dans cette vague de décentralisation, certains artistes, comme Agnes Martin et Georgia O'Keefe, ont même été jusqu'à s'isoler dans le sud-ouest américain pour peindre – quelque chose qui, jusqu'à aujourd'hui, aurait été qualifié de suicidaire pour une carrière – le tout, sans trop de répercussions. 
  
À l'heure du numérique et d'internet 
  
          La chute des coûts de reproduction et les nouvelles technologies de l'information ont permis une dynamisation et une plus grande accessibilité de l'art. Pour environ 15 $, on peut maintenant s'offrir le dernier disque compact de Philip Glass, la vidéocassette du dernier film de Peter Greenaway, la dernière édition d'un des grands classiques de la littérature française, la visite d'une exposition regroupant les trésors de l'Egypte ancienne, etc. La chute des coûts permet à des petits groupes de musiciens « de garage » d'enregistrer un album, d'en imprimer quelques centaines de copies et de les distribuer, de façon artisanale, sur de petits territoires. Cette même chute des prix permet à de jeunes vidéastes de tourner un premier film sans avoir à s'endetter pour le reste de leur carrière. 

          Internet nous permet d'écouter et de visionner ces mêmes produits. Il nous donne aussi la possibilité d'écouter des musiques de partout dans le monde, des entrevues auxquelles nous n'aurions jamais pu avoir accès auparavant, de visionner des émissions de télévision, des longs métrages, d'avoir accès à des informations sur les artistes qui les réalisent, de pouvoir communiquer avec eux, d'exposer ses propres objets d'art... Bref, internet nous offre une fenêtre sur le monde et sur l'art et cela, à un coût plus que minime. 

          In Praise of Commercial Culture est une bouffée d'air frais pour quiconque s'intéresse de près ou de loin à la culture. Malgré un chapitre un peu long sur l'évolution de l'industrie du disque et une conclusion qui nous laisse un peu sur notre faim, Cowen nous livre une vision très optimiste de ce que pourrait être un sain marché de l'art si seulement on lui laissait un peu plus d'espace pour respirer. 
  
          Le lecteur québécois y trouvera de quoi remettre en perspective toute la propagande interventionniste des ministres Beaudoin et Copps. Il y trouvera des munitions pour défendre les mérites d'une culture plus ouverte sur le monde et moins protégée artificiellement par une série de lois, de règlements, de quotas, de clauses spéciales et de minimums requis. La multitude d'intervenants et de lobbyistes du milieu culturel québécois et canadien qui gravitent autour du pouvoir et qui se la coulent douce entre deux ou trois programmes gouvernementaux y trouveront de quoi rager et augmenter leur crainte face à ce qu'ils entrevoient comme une « montée de la droite » – et surtout une menace pour leur job. Les créateurs y trouveront un art qui repose beaucoup plus sur leurs créations que sur des critères d'admissibilité ou des tournures de phrases aguichantes dans d'interminables formulaires pour obtenir leur subvention. 
  
  
1. Gérin, Marie-Ève, « OSM: les musiciens sont prêts à annuler des concerts », La Presse, jeudi le 9 juillet 1998, p. D8 >>
2. Cowen, Tyler, In Praise of Commercial Culture, Harvard University Press, Cambridge, Mass., London, 1998, 278 p. Pour ceux qui souhaitent se procurer ce livre via internet,  Laissez Faire Books tient le plus large inventaire de livres libertariens en Amérique du Nord >>
  
 
 

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