Montréal, le 15 août 1998
Numéro 18
 
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LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
LA PUISSANCE 
ET LA RETENUE
 
 par Pierre Lemieux
   
   
           La presse est remplie de témoignages et de leçons sur notre naïveté, notre bonasserie, notre infantilisation. Les perles cachées qu'on y trouve en disent autant à propos des journalistes qu'à propos des sujets qu'ils traitent et des lecteurs pour lesquels ils écrivent. Mais on a les journalistes qu'on est, et le drame se situe davantage dans ce qu'on est que dans les images que la presse en donne. 
          Un petit exemple. Le quotidien montréalais La Presse, dans sa livraison du 11 août, consacre un papier au jamboree scout qui se déroule au parc Maisonneuve. D'abord, on ne comprend pas très bien pourquoi « Huit policiers et huit cadets assurent la sécurité des lieux le jour, quatre policiers veillent sur les campements durant la nuit. » Plusieurs de ces jeunes ne sont-ils pas de jeunes adultes? les autres ne sont-ils pas sous la garde de chefs scouts adultes? Mais passons car, parmi les signaux de fumée incolore, j'ai surtout relevé la phrase suivante: « Les jeunes sont très impressionnés par la petite voiture Bombardier et les armes des policiers. » 
  
La fascination des enfants 
   
          D'où vient cette fascination des jeunes? Trois raisons, ce me semble, pourraient l'expliquer: 1) la découverte de l'inédit et de la nouveauté; 2) les promesses de l'avenir; 3) l'infantilisation permanente. 

          Pour qui sait apprendre, l'inédit et la nouveauté suscitent naturellement l'émerveillement. La photo de La Presse montre un véhicule que, comme les scouts du parc Maisonneuve, je n'ai jamais vu. D'allure vaguement futuriste, originale en tout cas, la voiturette de Bombardier ne peut manquer de provoquer la curiosité. 

          Pour des enfants, des adolescents, voire de jeunes adultes, les promesses de l'avenir offrent une autre raison d'intérêt et d'émerveillement. Plusieurs choses de la vie ne leur sont pas encore accessibles, et les promesses de leur avenir consistent justement en ce qu'elles le deviendront. « Quand je serai grand, je saurai conduire, j'aurai une voiture comme celle-là, et je sauterai dedans à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit pour aller acheter des bagels canelle-raisins. Quand je serai grande, j'aurai un revolver comme la flicesse. » 

          Attention! ici, il convient de répondre: « Mais non, ma chouette, tu ne seras jamais grande. Depuis la loi C-68 de 1995, tu n'auras jamais un revolver comme ça, car c'est une arme prohibée pour le simple citoyen. Ceux qui avaient la chance de posséder déjà une arme de poing avec un canon de moins de 105 mm ont (pour le moment) été autorisés à la conserver et même (jusqu'à ce que la loi change) à s'en procurer d'autres semblables, mais si ton père en possède une, il lui est interdit de te la léguer. » 

          Pourquoi donc les jeunes scouts seraient-ils fascinés par les armes des agents de police? Est-ce simplement l'attrait de l'inédit, du jamais vu? En partie, sans doute: dans notre société, même avant les contrôles sévères adoptés par le gouvernement fédéral en 1977, la possession des armes à feu, et surtout des armes de poing, était relativement peu répandue en milieu urbain. Il reste que les armes longues s'achetaient à peu près librement chez Eaton, qu'elles faisaient partie de l'ameublement des foyers de la campagne, et que la plupart des scouts qui viennent de la campagne voient encore des armes à la maison (lesquelles, en vertu de la loi de 1991, sont probablement rangées illégalement, transformant techniquement leurs parents en criminels). L'explication demande à être approfondie. 
  
L'attrait des choses inaccessibles 

          La fascination naturelle des hommes (ceux du sexe laid, en tout cas) pour les armes joue sans doute un rôle: l'arme individuelle est un symbole de puissance pour le bien comme pour le mal et, au bout du compte, le dernier rempart de la liberté et de la dignité individuelles. C'est d'ailleurs à cause de cette conscience de l'utilité des armes individuelles que la plupart des gens croient normal que les agents de police en portent. Chez les gens normaux, toutefois, la fascination tend à diminuer dans la mesure où les armes sont accessibles et répandues. Les choses inaccessibles exercent une plus grande fascination, comme dans l'histoire de cet ami d'Europe de l'Est qui, en arrivant au Canada il y a quelques décennies, s'était empressé d'acheter ce qu'il ne pouvait se procurer là-bas: des lunettes de soleil, une bicyclette, des armes à feu. 

          Les armes de service de la police de la Communauté urbaine de Montréal sont de banals revolvers .38 Special. Se pourrait-il que l'intérêt des jeunes scouts du parc Maisonneuve soit excité par le fait que, depuis 20 ans, les armes à feu sont de plus en plus difficiles à obtenir pour le simple citoyen, et que le six-coups des agents de police soit maintenant une arme prohibée? 

          Peut-être ces jeunes ignorent-ils que, sauf à risquer dix ans de prison en vertu du code criminel, ils ne pourront jamais posséder – et encore moins porter – une arme comme celle que les agents de police arborent fièrement (et, je dirais, de manière obscène) dans leur étui ouvert? Peut-être croient-ils vivre dans un pays libre et que, quand ils seront grands, ils pourront apporter leur revolver en forêt comme ils sauteront dans leur voiture à leur gré? En effet, la majorité des gens ignorent une bonne partie des dizaines de milliers de pages de lois et de règlements qui nous encarcanent de plus en plus étroitement – et, comme les journalistes, n'ont aucune idée des obstacles que la « loi » dresse maintenant devant un honnête citoyen qui souhaite simplement obtenir l'autorisation d'acheter une arme de chasse. 

          Mais on soupçonne que la fascination des jeunes pour les armes de la police vient aussi de leur conscience confuse que, dans ce domaine, ils demeureront toujours des enfants, qu'ils ne seront jamais grands. Or, ils ont la chance, au cours de leur jamboree, de rencontrer un grand, c'est-à-dire un agent de l'État, dont le pouvoir exerce sur eux une fascination à la mesure même de leur infantilisation désormais permanente. 

          Dans le domaine du contrôle des armes à feu, le gouvernement fédéral canadien suit la mère patrie britannique avec un décalage qui est passé du demi-siècle qu'il était en 1977 à environ dix ans avec l'infâme loi C-68 de 1996. Le risque est grand que la prochaine étape des contrôles canadiens imitera la prohibition complète des armes de poing que Sa Majesté britannique a imposée l'an dernier aux anciens titulaires des English liberties – poursuivant ainsi l'oeuvre des gouvernements conservateurs qui, comme le dit si brillamment Sean Gabb, ont fait d'une économie mixte en demi-faillite un État policier à peu près prospère(1). Colin Greenwood, gentleman britannique sexagénaire, ancien chef de police, consultant en armes à feu, auteur d'un ouvrage classique sur l'histoire du droit de porter des armes(2), me racontait comment la police est venue chercher chez lui les dizaines d'armes de poing personnelles qu'il avait collectionnées au cours de sa vie pacifique. 
  
Arme et automobile, bien et mal 

          L'article de La Presse fournit aussi l'occasion d'examiner les analogies intéressantes entre l'arme à feu et l'automobile. Les deux engins servent à la fois au bien et au mal: les armes à feu, à la légitime défense (et à accroître le coût de l'agression et de la tyrannie); l'automobile, à la commission de plusieurs crimes, notamment les cambriolages et les vols de banque. Des fous et des irresponsables utilisent à mauvais escient l'automobile comme le revolver. Si le droit de posséder des armes ou de conduire une automobile n'oblige pas l'individu à s'en prévaloir, ceux qui choisissent de s'en priver ont souvent du mal à comprendre les préférences des individus qui posent le choix inverse. 

          La possession et l'usage des véhicules à moteur est moins réglementée que les armes. Autrement, il vous faudrait suivre un cours(3) et répondre à des questions sur vos chagrins d'amour(4) simplement pour obtenir l'autorisation d'acheter des automobiles, on devrait immatriculer mêmes les véhicules qui ne circulent pas sur les chemins publics, les rendre inutilisables quand on n'en a pas besoin, et on ne pourrait pas, dans le cas des véhicules « à autorisation restreinte », les faire remorquer d'un endroit à un autre sans une autorisation de la police. Cependant, de même que le droit de porter et des posséder des armes est disparu un peu partout en Occident depuis le début du 20e siècle, de même la théorie a maintenant été accréditée que conduire une automobile est un privilège que le Prince peut retirer. 

          Que les propriétaires d'automobiles responsables se sentent un jour menacé parce que quelque chauffard aura fauché des écoliers en masse nous apparaît aussi inconcevable aujourd'hui qu'il aurait paru impensable aux Anglais du 19e siècle que soient confisqués les armes de poing d'un individu pacifique. Parmi les véhicules motorisés, les avions privés viendront sans doute en premier: il s'agira qu'un kamikaze fou (ou quelqu'un qui en a ras le bol qu'on lui dise constamment quoi faire de sa vie) fasse plonger le sien sur la Maison Blanche ou sur l'Assemblée Nationale pour que la clameur populaire accepte qu'on restreigne sévèrement la possession de ce genre de bombe volante en puissance. Du reste, qui a besoin d'un avion personnel? Déjà, en France, les hélicoptères sont considérés comme « arme de guerre ». 
  
Un sentiment de puissance 

          Une autre analogie entre l'arme à feu et la voiture individuelle se rattache à un phénomène socio-psychologique dont je ne sais s'il a déjà été remarqué. L'automobile donne aux bipèdes que nous sommes un sentiment de puissance. Ce sentiment ne réside pas seulement dans l'idée qu'en cas d'urgence, la voiture nous attend tapie dans la nuit – de même que (maintenant en violation de la « loi ») le revolver dans la table de chevet permet de parer à toute éventualité, comme une police d'assurance-vie. Mais observez aussi comment on se plaît parfois à faire grimper le compte-tours au démarrage, comment, de temps à autre dans un moment d'euphorie, on presse sur l'accélérateur pour lancer sa voiture dans un sursaut que le conducteur prudent retient rapidement. De même, l'homme armé (incluant, bien sûr, la femme armée(5)) se sent souverain et puissant et, dans sa puissance retenue, expérimente l'exaltation de la responsabilité individuelle. On apprend ainsi la responsabilité individuelle, cette tension grisante entre la puissance et la retenue, entre le sentiment de sa propre souveraineté et la conscience de la souveraineté de l'autre. 

          L'analogie entre les armes et les véhicules à moteur s'arrête là. Car les armes individuelles ont un avantage unique: elles représentent, de par leur nature même, un outil de défense de la liberté et de la dignité individuelle(6). C'est pourquoi, du reste, elles passent en premier dans le collimateur de la tyrannie administrative. 

          Après quelques décennies de prohibition, seuls les criminels et les agents de l'État auront des armes. Adultes comme enfants, les yeux remplis d'admiration et de déférence, s'émerveilleront comme des mouflets à la foire foraine devant la quincaillerie des flics de plus en plus lourdement armés. L'infantilisation permanente et la résignation béate auront remplacé la puissance et la retenue. Dans ce scénario, les scouts du parc Maisonneuve, tels que décrits par La Presse, représenteraient l'avant-garde de la génération de l'avenir. 
 
 
 
1. Voir Sean Gabb, « Dr Pirie Has Not Changed Trains (But Remains Waiting on the Platform) », 
     Free Life Commentary, no 9 (7 juillet 1998).  >> 
2. Colin Greenwood, Firearms Control: A Study of Armed Crime and Firearm Controls in England and Wales, 
     Routledge & Kegan Paul, 1971.  >> 
3. Sur ce genre de camp de rééducation, qui est devenu encore plus lourd depuis que je l'ai moi-même subi, 
     voir mon « Rééduquer les rééducateurs », La Presse, 30 avril 1996.  >> 
4. Voir mon « Questionnaire policier pour citoyens idiots et irresponsables », Le Devoir, 29 juillet 1996.  >> 
5. Voir mon petit article « The Right to Sleep and Bear Arms », Liberty Magazine, novembre 1997.  >> 
6. Je traite ces questions plus en profondeur dans Le droit de porter des armes, Paris, Belles Lettres, 1993.  >> 
 
 ©Pierre Lemieux 1998 
 
 
 

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