Montréal, le 29 août 1998
Numéro 19
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que  leurs auteurs.     
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
 
DE L'UTILITÉ MORALE
DES CONTRAINTES LÉGALES
  
par Martin Masse
 
 
          Le jugement de la Cour suprême sur le droit du Québec à la sécession rendu la semaine dernière a été accueilli favorablement par presque tout le monde. Même les séparatistes ont crié victoire et loué les juges pour avoir affirmé que le reste du Canada n'aurait pas le choix de négocier avec le Québec advenant un vote positif lors d'un référendum. Une bien mince victoire, il faut le dire, lorsqu'on regarde le jugement dans son ensemble: oui, le reste du pays devra négocier, mais tout comme le Québec, auquel on ne reconnaît finalement aucun droit à la sécession unilatérale, ni dans la constitution canadienne, ni en droit international. 
  
          Non seulement cela, la légitimité de la démarche sécessionniste ne pourra s'ancrer, selon les juges, que dans une question claire, à laquelle une majorité claire aura répondu. Donc, plus de question interminable qui réfère à des associations ou des partenariats hypothétiques, mais plutôt quelque chose comme « Acceptez-vous que le Québec se sépare du reste du Canada et devienne un pays indépendant? » Et même si le sens de « majorité claire » n'est nulle part explicité, il est évident qu'il s'agit de plus que le 50%+1 auquel le gouvernement péquiste – de même que sa succursale dans l'Opposition, le Parti libéral – continue de se rattacher. 
  
          Comme il n'y a jamais eu de majorité claire en faveur de la séparation du Québec, les séparatistes vont de toute évidence essayer de finasser et de contourner ces règles. La détermination du gouvernement fédéral, des autres provinces et des groupes fédéralistes à l'intérieur du Québec de continuer à clarifier les conséquences d'une éventuelle démarche sécessionniste feront la différence lorsque la prochaine crise surviendra. 
Des raisons morales 
  
          Il est toutefois fort peu probable que le beau texte rationnel de la Cour et l'avalanche de commentaires légalistes qui l'ont suivi aient convaincu un seul séparatiste d'abandonner la foi et de retirer son appui à un projet aussi risqué. Se faire dire que la loi vous permet ou vous empêche d'agir d'une certaine façon est une chose – une chose encore plus abstraite dans le cas d'une action collective, où l'on peut toujours faire choir la responsabilité sur les autres –, comprendre pourquoi et en tirer les conclusions logiques dans sa conscience en est une autre. Pourquoi, en effet, devrait-on accepter ces contraintes légales? Quelle est leur utilité, leur pertinence? Ultimement, ce n'est pas simplement parce qu'il faut obéir à l'autorité qu'on doit s'y conformer, mais bien pour des raisons morales. 
  
          Ce n'est pas la possibilité de boire du Coca-Cola, de prendre l'avion vers le sud en hiver, ni même d'avoir l'eau courante et de pouvoir se laver régulièrement, qui fait la différence entre la barbarie et la civilisation. C'est la règle de droit. Chez les barbares (dans la préhistoire comme aujourd'hui), c'est la loi du plus fort qui sévit. L'ordre toujours précaire n'est maintenu que par la soumission à la terreur, la peur des représailles. L'arbitraire domine toute relation entre les hommes de pouvoir et la masse. Il n'y a pas de citoyens, que des assujettis. 
  
          Dans les sociétés civilisées au contraire, le droit régit les rapports entre les individus et entre ceux-ci et le pouvoir (cf. la Déclaration américaine des droits, p. 8). Si je veux obtenir un bien qui t'appartient, je ne te donne pas un coup de massue sur la tête pour le voler, je négocie pour l'acheter ou l'échanger s'il est disponible. Si je me sens lésé, je ne me fais pas justice seul, je m'en remets à une procédure légale qui permettra de régler pacifiquement – et, en général de façon équitable – le différend. 
  
          Lorsque la très grande majorité (si on exclue les criminels, terroristes et autres déviants) des citoyens se conforment à ces règles et respectent les contrats qui en découlent, l'ordre et la paix peuvent exister dans une société. Mieux encore, il n'y a pas d'autre façon d'assurer la liberté individuelle; dans l'arbitraire et l'insécurité permanente, personne n'est libre. 
  
          La situation est la même au chapitre des rapports politiques, des conflits entre groupes et communautés: sans la règle de droit, c'est l'anarchie ou la guerre civile. C'est pour cette raison que les pays se donnent des constitutions très difficiles à changer, pour que les règles fondamentales qui régissent la vie en société ne soient pas constamment remises en question par une faction ou une autre qui voudra les modifier à son profit. Dans ce contexte, la règle de 50%+1 a une valeur toute relative. Si elle permet des changements réguliers et ordonnés de gouvernements (qui restent tous soumis à la loi constitutionnelle dans leurs actions législatives), il est absurde de vouloir s'en servir pour modifier les droits ou les procédures fondamentales elles-mêmes. 
  
Tyrannie de la majorité 
  
          Le ministre québécois des Affaires intergouvernementales Jacques Brassard et le premier ministre Lucien Bouchard ont répété toute la semaine qu'il n'y a qu'une seule règle en démocratie, celle du 50%+1. Il est pourtant facile de démontrer que ce n'est pas le cas. Un peu plus de la moitié de la population pourrait-elle, par exemple, décider d'abolir la démocratie et d'instaurer une dictature? Le ministre serait-il d'accord pour appuyer la légitimité d'une démarche référendaire où une majorité simple déciderait d'expulser les Juifs et les homosexuels du pays? Et si tous les hommes et suffisamment de femmes réactionnaires décidaient de retirer le droit de vote aux femmes? 
  
          On peut regarder le problème sous un autre angle, celui de la définition du groupe au sein duquel doit se constituer la majorité. Pourquoi en effet l'entité « population du Québec » aurait-elle seule le droit de tout décider à 50%+1? On peut se demander ce qui se passerait si une majorité de Canadiens décidaient par exemple d'abolir le niveau de gouvernement provincial et de créer un pays unitaire. Les Québécois nationalistes auraient raison de protester et de demander de quel droit ces unionistes, aussi majoritaires soient-ils dans l'ensemble du pays, peuvent se permettre de briser si légèrement le contrat politique qui définit la fédération canadienne depuis plus de 130 ans. Et pourtant, c'est cette même tyrannie de la majorité que les Bouchard, Brassard et cie présentent comme la seule règle démocratique possible. 
  
          Au-delà du pour et du contre de l'indépendance du Québec, ce sont ces interrogations qui devraient hanter la conscience des séparatistes. On ne peut en effet discuter de l'indépendance en faisant abstraction du processus lui-même et de sa légitimité morale. Le coup de force que constituerait une démarche sécessionniste fondée sur une mince majorité de 50% et quelques voix – le scénario le plus probable – ne pourrait que déboucher sur une forme d'anarchie et briser le contrat social qui maintient aujourd'hui cette société en paix. 
  
Un cheminement personnel 
  
          On me permettra de conclure sur une note plus personnelle. C'est précisément cet argument qui m'a finalement convaincu, il y a quelques années, de renoncer à l'idéal indépendantiste. Les conséquences possiblement désastreuses d'une rupture qui n'aurait pas l'assentiment d'une forte majorité de Québécois m'ont toujours paru l'une des principales déficiences du projet. Lorsque j'ai écrit il y a dix ans un livre (publié en 1994) qui mettaient de l'avant une « vision non nationaliste d'une Québec indépendant », je voyais dans l'impossibilité de tenir compte de ce risque un autre exemple de la myopie de l'idéologie nationaliste: 
          Il ne suffit pas simplement, en effet, d'atteindre le chiffre magique de 51 p. 100 des voix, ou même de 55 ou 60 p. 100, qui permettrait à un gouvernement du Québec de déclarer l'indépendance. On voit mal comment le potentiel que nous avons décrit pourrait se réaliser si ce réaménagement politique répugne à plus de 40 p. 100 des citoyens du nouveau pays. Si des dizaines de milliers de Québécois non francophones ont quitté le Québec, depuis deux décennies, parce qu'ils se sentaient étrangers à l'évolution de cette société, on peut prévoir que des dizaines de milliers d'autres feront la même chose s'ils ne sont pas convaincus d'avoir un rôle à jouer au sein d'un Québec indépendant. Seuls les nationalistes traditionalistes, ceux qui considèrent encore le Québec comme le territoire exclusif de l'ethnie canadienne-française, peuvent se réjouir d'une telle perspective.(1)
          Évidemment, à l'époque, personne ne parlait de la légalité de la démarche sécessionniste et c'est seulement en termes sociologiques que j'y trouvais à redire. Le premier auteur à avoir présenté ce problème à un plus large public est Jean-Pierre Derriennic, professeur à l'Université Laval, dans un petit livre publié au début de 1995 où il discute notamment des limites légales et morales de cette règle du 50%+1. Lorsque je me suis rendu compte, à la suite de l'élection du Parti québécois à l'automne 1994 et pendant le cirque des commissions régionales sur le projet de souveraineté-partenariat qui ont suivi, que ma vision non nationaliste n'avait aucun avenir, c'est la lecture de ce livre qui m'a finalement convaincu de changer d'allégeance politique. Les quelques paragraphes de la fin, où sont résumés les principaux arguments, donnent les raisons profondes pour lesquelles les séparatistes devraient accepter de se conformer au jugement de la Cour suprême: 
          Si une majorité de Québécois vote en faveur de la séparation et si celle-ci a lieu, il restera entre 25% et 45% des habitants d'un Québec indépendant qui seront mécontents ou furieux de ne plus vivre au Canada. Leur insatisfaction sera pour le nouvel État un problème plus grave que ne l'est aujourd'hui, pour le Canada, l'insatisfaction des indépendantistes québécois. 

          Pour les Québécois qui ne veulent pas de la séparation, celle-ci serait une injustice. En effet, c'est depuis longtemps un des principes de notre société que, par un vote à la majorité, on peut désigner des gouvernants ou adopter des lois, mais on n'a pas le droit de modifier les règles fondamentales de notre régime politique. 
  
          S'il y a un jour une majorité favorable à l'indépendance, elle devrait reconnaître qu'elle n'a pas le droit, sur un point comme celui-là, d'imposer sa volonté. Si elle s'efforce quand même de le faire et y parvient, elle découvrira ensuite que ce n'était pas une bonne idée, parce que c'est un malheur d'avoir à vivre dans un État dont plus du quart des habitants refusent la citoyenneté ou ne l'acceptent qu'à contrecoeur.(2)

  
  
1. Martin Masse, Identités collectives et civilisation. Pour une vision non nationaliste d'un Québec indépendant, 
    Montréal, VLB Éditeur, 1994, p. 159. 
2. Jean-Pierre Derriennic, Nationalisme et démocratie. Réflexion sur les illusions des indépendantistes québécois, 
    Montréal, Boréal, 1995, p. 140-141. 
 
 
 
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
 
  
Le Québec libre des 
nationalo-étatistes 
 
          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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