Montréal, le 29 août 1998
Numéro 19
 
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 LE MARCHÉ LIBRE EN REPRISE
 
LE MONDE
DES DIPLODOCUS*
  
par Pierre Desrochers
  
 
          Une récente livraison du bimestriel Manière de voir (Mars-Avril 1998), une sélection d'articles parus préalablement dans Le Monde diplomatique, est consacrée aux « ravages de la technoscience ».  
 
          Le ton y est donné d'entrée de jeu: « Après nous le Déluge ». Voilà, en bref, à quoi se réduirait la logique du productivisme, dont le capitalisme planétaire est désormais l'unique porte-fanion. Une logique de l'immédiat, dont l'incarnation est le marché où l'on rafle sa mise dans l'instant, sans mémoire du passé ni considération pour l'avenir. Et, dans une économie de casino, on spécule évidemment sur tout, quitte à jouer les apprentis sorciers... Pillage et gaspillage pour certains, mal-vie ou survie pour d'autres, voilà le nouvel ordre « naturel » que fait régner l'argent, non seulement roi, mais fou. 
          Et les auteurs d'ajouter que parce que l'économie se doit d'être écologique, l'État a un rôle évident à jouer... Ce Manière de voir a évidemment fait les délices des commentateurs des télévisions et radios publiques, de même que de tous les activistes ayant déclaré la guerre à la mondialisation du néolibéralisme sauvage. Reste toutefois le contenu de ce qui se veut un implacable réquisitoire contre l'ordre marchand. 
 
Autopsie d'une mort annoncée 
  
          Disons-le tout de suite, les auteurs de cet ouvrage ignorent, sciemment ou non, presque tout ce que la mouvance libérale offre comme solutions aux problèmes environnementaux, tout en nous présentant comme données factuelles des scénarios catastrophistes. Il serait évidemment beaucoup trop laborieux de reprendre un à un les sophismes, faussetés et caricatures de la pensée libérale contenus dans ce numéro. On peut toutefois examiner plus longuement quelques commentaires de l'éditorial du directeur du Monde diplomatique, Ignacio Ramonet, introduisant le reste de l'ouvrage. 
 
          1) Pendant des millénaires, cette nature généreuse, paradisiaque, exubérante, a dominé en maîtresse. L'être humain depuis son apparition s'y est nourri et a longtemps vécu en symbiose avec Mère Nature. Mais [...], au nom du progrès et du développement, l'homme a entrepris la destruction systématique des milieux naturels. 
  
          Qui se souvient toutefois que l'Alberta a déjà été une forêt tropicale et que le Québec était entièrement couvert par les glaces il y a quelques dizaines de milliers d'années? Que les volcans et les marais « polluent » infiniment plus que la race humaine ou encore que, toutes proportions gardées, un troupeau de vaches produit plus de déchets et de gaz toxiques que n'importe quelle usine? Que plus de 99% des espèces ayant un jour vécu sur cette planète sont aujourd'hui disparues? 
 
          Mère Nature est une marâtre à nulle autre pareille, mais la vie, en tant que phénomène biologique a survécu à nombre de catastrophes à côté desquelles une guerre nucléaire serait tout à fait banale. L'action de l'homme modifie évidemment certains écosystèmes, mais elle est encore très loin d'avoir l'impact de phénomènes « naturels ».            
  
          2) Le productivisme à outrance est le premier responsable de l'actuelle mise à sac. 
  
          Or, malgré leur densité de population bien supérieure, les écosystèmes des pays productifs d'Europe de l'Ouest sont en bien meilleur état que ceux de pays sous-développés bien moins peuplés et moins avancés technologiquement. Les habitants d'Europe de l'Ouest ont toutefois développé un ensemble d'institutions, notamment des droits de propriété privés et une relative liberté économique, qui garantissent que l'on cherche toujours, dans la mesure où l'on y est encore libre de ses actes, à « faire plus avec moins ». Les gains de productivité couplés aux droits de propriété privés sont les meilleurs garants de la sauvegarde des écosystèmes. 
 
          3) Il faudra plusieurs siècles, voire des millénaires, pour que certains déchets nucléaires perdent leur radioactivité... Les pays de l'OCDE sont responsables à 90% de la production de ces produits à risques. 
 
          Ce ne sont pas des pays qui produisent des déchets toxiques, mais des entreprises. Et dans le cas de l'énergie nucléaire, ce furent toujours des entreprises publiques. Aucune entreprise privée n'a en effet investi dans cette forme d'énergie en raison des risques encore trop grands au moment où ces centrales ont été mises en chantier. L'énergie nucléaire est tout à fait naturelle – chaque étoile est un gigantesque réacteur nucléaire – et il est certain que les humains pourront un jour en retirer plusieurs bénéfices. Les gestionnaires d'entreprises privées, en gens responsables et soucieux de l'impact à long terme de leurs actions, ne se sont cependant pas lancés trop rapidement dans un domaine qui était encore trop hasardeux pour être rentable et sécuritaire. 
 
          4) Si tous les habitants de la Terre avaient le niveau de vie des Suisses, la planète pourrait à peine subvenir aux besoins de 600 millions de personnes. Si au contraire, ils acceptaient de vivre comme des paysans bengalis, de 18 à 20 milliards de personnes pourraient subsister. 
 
          Si l'ensemble de la race humaine était aussi productive que la population des cantons suisses, de 18 à 20 milliards d'êtres humains auraient un niveau de vie plus élevé que celui de la population helvétique contemporaine. Si les Suisses ont un niveau de vie plus élevé que les paysans bengalis, ce n'est pas parce qu'ils ont pillé la nature plus qu'eux. Après tout, la Suisse compte bien moins de richesses naturelles que le Bangladesh. La différence entre la Suisse et le Bangladesh, c'est qu'il y a maintenant plusieurs générations que la population helvétique crée de la richesse grâce à des gains de productivité et à l'accumulation de capital productif, tandis que le Bangladesh a longtemps été l'une des économies socialistes les plus fermées de la planète. 
 
          De plus, il est tout à fait ridicule de croire que 20 milliards de paysans bengalis pourraient survivre bien longtemps. Ils mourraient beaucoup plus jeunes et en bien plus grand nombre, tout en faisant infiniment plus de dommages aux écosystèmes en raison de leur faible productivité agricole. 
 
          5) La pénurie d'eau potable, l'effet de serre, la déforestation, la crise énergétique, l'explosion démographique... 
 
          On pourrait continuer encore bien longtemps de souligner les erreurs factuelles et la caricature de la pensée libérale présentée par le bon docteur Ramonet et ses acolytes de Manière de voir, mais notre prose ne vaudra jamais l'encyclopédique The Ultimate Resource 2 (Princeton University Press, 1995) du regretté Julian Simon, ouvrage que le lecteur plus soucieux de rigueur analytique voudra bien consulter. 
 
          Les ravages de la technoscience n'est finalement qu'une ode à la haine de la liberté et de la créativité humaine. Mais heureusement pour les pontifes du Monde diplo, le libéralisme économique et le progrès technique leur ont permis de vivre suffisamment longtemps et en santé pour leur laisser le loisir d'écrire des drames fantasmagoriques dépourvus d'intérêt. 
  
  
(*) Ce texte est paru dans le numéro 7 du QL, le 18 avril dernier. Notre collaborateur Pierre Desrochers 
      revient d'un stage estival à Washington et sera de retour avec une nouvelle chronique la semaine prochaine. 
  
 
  
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