Montréal, le 9 janvier 1999
Numéro 28
 
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QUÉBEC / PADANIE
 
MIGRATION ET LIBRE CIRCULATION (II)
 
Bonjour Monsieur Lottieri, 

          Votre lettre touche à plusieurs points mais il y a un thème en particulier qui, il me semble, sous-tend une bonne partie de votre argumentation, même si vous ne le mentionnez pas explicitement dans vos deux questions de départ: c'est celui de la migration et de la libre circulation des personnes. Je pense qu'il y a une différence fondamentale entre la situation du Québec et celle de la Padanie sur ce point, et aussi plus généralement entre l'Amérique du Nord et l'Europe.  

 
 
          La liberté pour les individus de s'établir et de vivre où ils le souhaitent est sûrement l'une des libertés les plus fondamentales de notre point de vue commun, nous sommes d'accord là-dessus. Mais il faut bien sûr que les individus puissent migrer (ou ne pas migrer) pour les bonnes raisons. Pouvoir s'établir ailleurs parce qu'on y trouve un emploi, parce qu'on y achète une propriété et on y refait volontairement sa vie est une chose positive qu'il faut permettre; quitter son lieu d'origine sous l'impulsion d'incitatifs étatiques, d'opportunités d'emplois massives dans la fonction publique ou de programmes sociaux plus généreux, en est une autre qu'il faut décourager. Vous distinguez vous-même entre ces deux types de migration dans votre texte: une migration libre et une migration artificielle encouragée par l'État.  
 
          La question est donc de savoir si, dans les situations respectives du Québec et de la Padanie, c'est le statu quo ou la sécession qui seront le plus favorable à une migration réelle et le plus défavorable à une migration artificielle.  
   
Ouvrir ou fermer les portes 
 
          De toute évidence, l'Italie, et l'Europe en général, pourraient difficilement supporter une immigration artificielle massive. On le voit aux Pays-Bas ces temps-ci, les termes très généreux d'accueil des réfugiés d'Europe de l'est et du Moyen-Orient posent toutes sortes de problèmes. On les installe pendant des mois, sinon des années, dans des campements aux alentours des villes, et la population locale devient de plus en plus réfractaire à l'idée de faire vivre ces gens à ne rien faire pour des périodes prolongées. L'Italie est un petit pays déjà surpeuplé et l'arrivée de dizaines de milliers d'Albanais ou de Turcs sans éducation ni compétences utiles pour s'intégrer dans l'économie et la société italienne n'est certainement pas une perspective à contempler d'un oeil approbateur.  
  
          À ce titre, vous vous en prenez à la fin de votre lettre à ceux qui prônent la « free immigration », une immigration sans restriction. Le débat est très vif sur cette question aux États-Unis, et les libertariens sont divisés. Certains souhaitent ouvrir les portes tout de suite, quelles que soient les conséquences; d'autres disent qu'il faut attendre l'établissement d'une société libertarienne pour éviter une arrivée massive d'étrangers qui viendront simplement parasiter les programmes sociaux du pays. Je comprends les arguments de ceux qui souhaitent des restrictions, mais je dirais qu'en Amérique du Nord, la question est beaucoup moins cruciale qu'en Europe.  
  
          Depuis plus de 300 ans, ce continent attire les individus les plus entreprenants du monde entier et c'est la liberté relative qui y existe encore qui reste la première source d'attraction, non le désir de se mettre sur l'assistance sociale et de profiter facilement des largesses de l'État, même si cela est bien sûr le cas pour une minorité. Il n'y a tout simplement pas tant d'immigration artificielle ici, même si le Canada et les États-Unis accueillent encore et toujours des immigrants de façon massive si on compare avec le Vieux Continent. Les citoyens déménagent aussi énormément d'une région à l'autre en Amérique du Nord, contrairement à chez vous où les frontières culturelles et historiques restent élevées malgré l'unification européenne. Cela fait partie de la réalité nord-américaine et le danger d'une immigration artificielle importante, qui semble vous préoccuper, est donc beaucoup moins important de ce côté-ci de l'Atlantique, y compris au Québec.  
  
          Qu'est-ce que tout cela a à voir avec l'unité ou la sécession? Le fait est que les Québécois sont, contrairement aux Padaniens, peu affectés par la migration artificielle; et qu'ils disposent déjà, parce qu'ils font partie du Canada, de cette liberté essentielle qu'est la liberté de circuler. Une liberté qu'ils risquent fort de perdre s'ils se séparent. 
  
          Votre exemple de l'entrepreneur de Brescia qui doit s'adresser à un employé du Midi pour obtenir son permis m'a frappé. Ce que vous dénoncez ici et dans les autres exemples, c'est la migration artificielle des méridionaux vers le Nord encouragée par l'appareil bureaucratique italien. Sans ces incitatifs (et les interventions néfastes de Rome dans l'économie du Sud), les gens du Mezzogiorno resteraient simplement chez eux et réussiraient probablement à mieux faire fonctionner leur économie avec leurs propres moyens. Je suis tout à fait d'accord avec cela. 
  
          Cette fausse migration n'existe toutefois pas au Québec.  Il n'y a pas de Canadiens des autres provinces qui viennent s'établir ici pour profiter de nos programmes sociaux, ou qui sont encouragés à le faire dans n'importe quelle région par le gouvernement fédéral (sauf bien sûr à Ottawa, où des Canadiens de partout viennent travailler dans la fonction publique). C'est plutôt l'inverse qui est vrai. La mobilité est très grande au Canada, et les gens des régions pauvres peuvent facilement migrer vers les régions plus dynamiques, non pas pour devenir des assistés sociaux mais pour trouver du travail. C'est ce que font depuis longtemps les citoyens des provinces pauvres de l'Atlantique, ou les Québécois qui vont travailler en Ontario ou dans l'Ouest. Il n'y a aucun ressentiment dans les régions d'accueil contre cette migration, comme celle que vous décrivez chez vous; au contraire, les provinces concernées l'encouragent.  
  
          Pour récapituler, les Québécois sont peu affectés par la migration artificielle et bénéficient d'une liberté de circulation qui leur permet et qui permet à d'autres de migrer pour de bonnes raisons, cela dans la situation actuelle où le Québec fait partie du Canada. Si le Québec se sépare, ces avantages seront perdus et les conséquences pourraient même être désastreuses en termes de migration.  
  
Population à mobilité réduite 
 
          Vous écrivez: « la naissance du Québec augmenterait la possibilité des individus et des capitaux de choisir un bon lieu où s'installer. » Je suis tout à fait en désaccord avec cette proposition. La séparation du Québec ferait en sorte, au contraire, de rendre plus difficile à court et moyen termes la circulation des personnes entre le Québec et le reste du Canada, aussi difficile qu'elle peut l'être entre n'importe quels pays, même très proches et qui ont des rapports très serrés. Mais là n'est pas la conséquence la plus grave à mon avis.  
  
          La démographie québécoise est différente de celle du reste du continent à cause bien sûr des ascendants français du 4/5 de la population, ce qui rend la plupart des gens ici moins désireux d'aller s'établir ailleurs où l'on parle surtout anglais. Malgré cela, comme le reste du continent, le Québec et surtout Montréal ont grandi en partie grâce à l'immigration étrangère et intérieure. Montréal est une grande métropole cosmopolite parce que le quart de sa population est anglophone et que des centaines de milliers d'immigrants de partout – notamment du sud de l'Italie! – sont venus s'y établir et refaire leur vie. Elle est devenue une grande ville industrielle parce que, au 19e siècle et au début du 20e, elle a servi de porte d'entrée commerciale et démographique à un demi-continent. Cette réalité historique est indissociable de ce que Montréal et le Québec tout entier sont devenus depuis.  
  
          Ces anglophones et immigrants (qui ne sont donc pas de vieille souche française), qui forment près de la moitié de la population montréalaise, ont une chose en commun: ils sont farouchement fédéralistes, se sentent d'abord Canadiens et ne veulent surtout pas qu'on impose de nouvelles barrières entre le Québec et le reste du pays. Ce n'est bien souvent pas un enracinement séculaire qui les maintient ici, mais ils choisissent d'y vivre par choix, parce qu'ils apprécient la vie dans cette ville, tout en sachant qu'ils peuvent partir et revenir facilement. Bien souvent, des membres de leur famille se sont installés ailleurs. Cette fluidité est partie intégrale de la culture nord-américaine à laquelle le Québec appartient, même si à un degré moindre que les régions anglophones.  
  
          Je me trompe peut-être mais dans une région où les gens sont si fortement enracinés, depuis si longtemps, comme c'est le cas chez vous, il me semble que peu d'entre eux songeraient à quitter la Padanie même si celle-ci se séparait du reste de l'Italie. Les conséquences démographiques seraient assez minimes. Au Québec, des dizaines de milliers de non-francophones sont toutefois déjà partis depuis 25 ans parce qu'ils en avaient assez des querelles linguistiques, assez de se sentir traités chez eux comme des citoyens de seconde zone par des politiciens nationalistes et une administration publique asservie à la même cause. Des milliers d'autres – y compris des francophones – partiront si le Québec se sépare et si la fluidité avec le reste du continent est détruite. Ajoutez à cela le fait que les résidants des autres provinces, qui peuvent maintenant facilement venir s'installer à Montréal, seront découragés de le faire avec les complications et la rupture psychologique que la séparation aura engendrées. L'impact démographique, économique, social et culturel sur Montréal sera catastrophique. C'est l'une des raisons majeures qui m'ont poussé à renier le projet indépendantiste, cette incapacité des séparatistes à prendre cette conséquence au sérieux dans leur évaluation.  
  
          Il est bien possible que, si le libertarianisme devenait une philosophie politique très populaire partout en Amérique du Nord dans 25 ans, les barrières qui existent entre les pays du continent n'aient alors plus beaucoup d'importance. Que le Québec soit ou non séparé à ce moment n'y changera rien, et les gens pourront circuler à leur guise sur le continent. Mais un Québec qui se séparerait dans deux ans, par exemple, ne pourra s'insérer dans un tel contexte de libre circulation à l'échelle continentale ou même canadienne. Me demander d'appuyer la séparation du Québec en ce moment, sans tenir compte des conséquences démographiques négatives élaborées plus haut, sous prétexte que cela correspond à un idéal libertarien abstrait, c'est comme vous demander d'appuyer une ouverture totale et immédiate des frontières de l'Italie. Imaginez le chaos. Vous dire que les problèmes d'une immigration massive se résorberont quand les libertariens auront pris le pouvoir et réduit la taille de l'État italien ou padanien en 2025 ne vous fera sûrement pas changer d'avis.  
  
          De la même façon, contempler un possible avenir libertarien en Amérique du Nord dans 25 ans ne me convaincra pas que d'ici là, je devrais faire abstraction des conséquences à court terme sur Montréal d'une séparation du Québec. Je ne tiens pas à sacrifier ma ville sur l'autel de principes libertariens abstraits. Travailler à faire avancer les idées libertariennes dans le contexte canadien me semble encore la meilleure démarche à suivre pour le moment.  
 
          Je tenterai, dans une prochaine lettre, d'aborder d'autres sujets contenus dans la vôtre. À bientôt,  
   
  
   
Martin Masse
Montréal
libre@colba.net
 
 
 
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