Montréal, le 6 février 1999
Numéro 30
 
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QUÉBEC / PADANIE
 
FÉDÉRALISME VS SOCIÉTÉ SANS ÉTAT (I)
 
  
          Depuis quelques années, un mouvement sécessionniste fait parler de lui dans le nord de l'Italie. Représenté dans l'arène politique par la Ligue du Nord (Lega Nord), il souhaite créer un nouveau pays appelé Padanie. Alors qu'au Québec, le mouvement indépendantiste a toujours eu une forte coloration sociale-démocrate, les padanistes s'inspirent plus des principes libéraux et on y retrouve même une aile libertarienne. Là-bas comme ici, qu'il s'agisse d'indépendance ou de fédéralisme, le défi libertarien reste toutefois le même: lutter contre les vieux États centralisés, mais également se garder des nouvelles menaces à la liberté que sont le nationalisme et les étatismes de toutes sortes dans les États micro-nationaux. 
  
          Carlo Lottieri est l'un des leaders de cette aile libertarienne padaniste. Il a étudié la sociologie à la Sorbonne, collaboré à divers journaux et magazines, et publié un livre sur l'écologie libertarienne. Martin Masse a déjà été séparatiste et a publié un essai qui mettait de l'avant une vision non nationaliste d'un Québec indépendant. Il défend maintenant le maintien de la province dans une fédération canadienne décentralisée.  
  
  
 

 
 
 
 
          « En plus, j'imagine que cette solution pourrait ouvrir la route à d'autres sécessions:  
des Amérindiens du Canada, des provinces canadiennes de l'Ouest, de l'Alaska (où il y a un  
mouvement indépendantiste), de la Californie, etc. Est-ce une folie absolue d'imaginer que  
le fédéralisme des États-Unis puisse connaître une évolution de plus en plus centrifuge?  
Est-il impossible d'espérer que le "Dixieland", le Texas et les autres grandes régions  
américaines puissent demander de gérer de manière autonome leurs problèmes et leur futur? »  
   

Bonjour Monsieur Lottieri,  

          C'est la citation de votre texte ci-haut lors de notre dernier échange (QL, no 28) qui m'inspire ce mois-ci des réflexions sur l'avenir du Québec en Amérique du Nord et sur la pertinence ou non des sécessions politiques comme moyen d'étendre l'aire des libertés individuelles. Au-delà des contextes différents auxquels nous sommes confrontés, j'ai l'impression qu'il y a aussi des nuances philosophiques qui nous amènent à des conclusions divergentes.  
   
          Si je me fie à cet extrait et à d'autres parties de vos lettres, il me semble clair que votre idéal est celui d'une « fragmentation » ou d'une « désagrégation », comme vous avez déjà écrit, des grandes entités politiques. Les deux fédérations de ce continent devraient donc, idéalement, se décomposer en multiples entités souveraines, suivant les frontières des États et provinces actuels ou même des tracés encore plus restreints (les territoires amérindiens, la Californie qui pourrait se séparer en deux, etc.). Je vois bien qu'il y a une logique libertarienne dans ce modèle: les citoyens auraient ainsi un contrôle beaucoup plus grand sur des entités politiques plus petites, les administrations publiques seraient plus près des réalités locales, une saine compétition pourrait naître entre ces divers États et les individus jouiraient d'un grand choix de « modèles de société ».  
   
          Il y a pourtant un autre côté de la médaille à ce modèle, et c'est par le terme plus péjoratif de « balkanisation » qu'on le désigne, c'est-à-dire la multiplication d'entités politiques aux intérêts et aux règles de conduite divergents, incapables de coordonner leurs relations de façon harmonieuse. Évidemment, l'Amérique du Nord n'est pas l'Europe de l'est, mais la diversité ethnique, culturelle et socio-économique sur ce continent est beaucoup plus grande qu'on l'imagine souvent, peut-être à cause de l'effet de distorsion de la culture de masse hollywoodienne qui cache une réalité beaucoup plus complexe.   
   
          (Un journaliste américain, Robert Kaplan, vient d'ailleurs de publier un livre qui fait beaucoup jaser, An empire wilderness: Travels into America's future, dans lequel il décrit un tel scénario de balkanisation du continent. Selon lui, au 21e siècle, les États-Unis et le Canada n'existeront peut-être plus comme entités politiques cohérentes et seront remplacés par des pouvoirs régionaux, des Cité-États, des enclaves tribales ou raciales, des quartiers cloisonnés, tous faiblement reliés par des échanges économiques mais capables de fonctionner de manière autonome.)  
   
          Rien qu'ici au Québec, nous avons eu droit à deux périodes de conflits violents au cours des quarante dernières années, l'un (le terrorisme du Front de libération du Québec) s'inscrivant dans le contexte du séparatisme et des tensions entre anglophones et francophones et l'autre (la Crise d'Oka) lié au conflit séculaire entre Amérindiens et « blancs ». Le mouvement partitionniste qui a pris de l'ampleur depuis le référendum de 1995 pourrait lui aussi être source de conflit et même de violence si jamais la sécession du Québec avait lieu. En ouvrant cette boîte de Pandore de la « désagrégation » politique, on se sait tout simplement pas jusqu'où cela ira. Vous vous demandiez dans votre dernière lettre « si aujourd'hui ceux qui parlent au nom du Québec demandent d'être indépendants, est-il possible qu'ils puissent trouver des arguments solides pour nier ce droit aux villes et aux régions québécoises qui n'auront pas envie de rester à l'intérieur du nouvel État? » Je ne vous répondrai pas que ce sont des arguments solides, mais le fait est que nos séparatistes refusent d'envisager une modification des frontières du Québec après qu'eux-mêmes auront modifié celles du Canada, et cela conduira inévitablement à des conflits.   
    
Le modèle fédératif 
  
          Au-delà des risques qu'implique la balkanisation, il me semble évident qu'il y a des avantages à appartenir à de grands ensembles. Dans la théorie politique, c'est le modèle fédératif qui tente bien sûr de concilier les avantages des petites entités politiques avec ceux des grandes. Parmi ces avantages, il y a ceux qui ont trait à la sécurité. Les ambitions impérialistes de la Chine, ou les instincts dominateurs de l'Irak et de la Serbie, ne trouveront pas beaucoup de résistance si la puissance occidentale s'éparpille en une multitude de petits États. On a vu comment les pays européens n'arrivent pas à s'entendre sur les questions de défense; qui prendrait le leadership si les États-Unis sont divisés de la même façon?  
   
          Dans la perspective libertarienne, je souhaiterais voir des États fédéraux extrêmement limités et décentralisés, qui concentreraient leurs interventions dans quelques secteurs bien précis: défense, affaires étrangères, monnaie et commerce, justice, et un certain rôle de coordination dans des domaines comme le transport, les communications et l'environnement. C'est peu, mais ce rôle me semble tout de même extrêmement important pour faciliter l'intégration de territoires contigus et la libre circulation des biens et des personnes. Dans ces domaines limités, la centralisation des décisions a plus d'avantage que de désavantage. (Mais il faut avouer que le risque constant de ce type d'aménagement politique, que l'on vit en ce moment, est celui d'une centralisation et d'un interventionnisme toujours plus grand de l'État central.)  
   
          Je doute que sur un continent nord-américain balkanisé, où cohabiteraient des dizaines de systèmes politiques et juridiques différents, les individus pourraient profiter d'une liberté et d'une autonomie plus grande. La quantité d'information à gérer serait gigantesque. Aujourd'hui par exemple, il est facile de prendre une voiture et de traverser le continent sans se soucier des frontières. Dans un contexte balkanisé (où il faut prévoir que certaines entités adopteront des règles libertariennes, mais que d'autres se donneront plutôt des règles socialistes, d'autres fondées sur l'appartenance raciale, d'autres peut-être théocratiques), il faudra constamment réajuster son comportement et ses attentes à chaque traversée d'une frontière. Il faudra composer avec des tyrannies locales, sous prétexte qu'une majorité de citoyens aura voté pour ce type de gouvernement dans cette région. Alors qu'aujourd'hui les droits individuels et les rapports entre les individus sont (de façon très imparfaite évidemment) ultimement régis par une constitution et des lois uniformes sur tout le territoire, serai-je vraiment libre si je dois m'adapter plutôt à des dizaines de codes différents? 
  
Parallèle hellénistique 
 
          On peut faire un parallèle intéressant entre ce débat et la situation en Grèce antique. Pendant la période classique (5e et 4e siècles avant notre ère), divers systèmes politiques régissaient les cités-États autonomes qui composaient le monde grec: démocratie, aristocratie, tyrannie, monarchie. Le niveau de participation des citoyens (excluant bien sûr les étrangers, les esclaves et les femmes) variait selon le régime mais partout, l'idéal politique et philosophique décrivait un citoyen fortement impliqué dans sa petite communauté, fortement inséré dans les réseaux familiaux, les clans, les phratries, fortement dépendant de son environnement immédiat. Cela représente d'une certaine façon un idéal libertarien (si on fait abstraction des inégalités de droit), celui du contrôle total par les citoyens sur l'entité politique locale, et de l'autonomie complète par rapport à des pouvoirs supérieurs. Si je ne m'abuse, cela se rapproche de l'idéal que vous défendez.  
   
          Le côté moins souriant de cette réalité, c'est bien sûr l'absence presque totale de liberté pour le citoyen en dehors de la Cité où il devient un étranger sans droit, et les conflits intermittents entre cités. C'est aussi une soumission presque incontournable à la pression sociale, aux diktats de la cohésion communautaire, aux exigences de la solidarité immédiate. Le citoyen grec, dans la période classique, se définit d'abord par son appartenance au groupe et sa participation à la vie de la Cité; au-delà de ce contexte, son individualité a peu d'importance et est peu valorisée.  
   
          La situation politique et sociale change radicalement au cours de la période hellénistique, à la suite de la conquête de toute la Grèce par Philippe II de Macédoine, puis de l'empire perse par son fils Alexandre le Grand. Le monde grec s'étend alors sur un immense territoire et se divise en grands royaumes autocratiques où les villes ont perdu une grande partie de leur autonomie. Toutefois, malgré cette perte de droits et de contrôle sur le pouvoir politique local, le citoyen trouve paradoxalement une plus grande autonomie. À l'intérieur de ce monde grec élargi, les individus (non seulement les riches citoyens mais aussi, cette fois, les femmes et les métèques qui n'avaient pas droit de cité) jouissent d'une plus grande liberté de voyager, de découvrir le monde, d'échanger, de se distancier de la pression sociale de l'entourage, de partir et recommencer leur vie ailleurs dans les multiples colonies. Le droit est uniformisé, la langue commune facilite les communications sur tout le territoire. Dans l'art et la culture, on découvre enfin l'individu et sa conscience, dans le sens bourgeois contemporain, indépendamment de son appartenance au groupe:

          « Despite all the troubles of the time, [Hellenistic man] was liberated from many earlier restraints, and more and more conscious of his own capacities and needs and rights. His life was changed, and had taken on a new autonomous meaning, because the hold and allure of the communal city-state had weakened, and the monarchical centres were often too far off to take its place. This means that he fended much more for himself. He belonged to clubs. He lived (if he had the funds) in much better homes. He formed part of a large and better educated reading public, and the books he was given to read often appealed less to the high matters of principle that had been contemplated by the tragic dramatists of the past than to the reality of his own domestic and day-to-day interests.  
   
          Reality was one keynote of the time. The books and works of art that Hellenistic man demanded showed an increasing desire to give it expression: just as the scientists were making new efforts to explain what happens in the universe, so writers and artists wanted to show life as it is. And to show life as it is meant showing the individual as he or she is: this was the age, the first age, of the recognition, development and delineation of the individual person. » (Michael Grant, The Hellenistic Greeks: From Alexander to Cleopatra, 1982, p. 180-1). 
          Nonobstant encore une fois tous les côtés inacceptables de l'époque (esclavage, tyrannie, etc.), c'est ce deuxième contexte de l'ère hellénistique qui m'attire le plus, parce que l'individualisme pragmatique qui y fleurit me semble mieux s'accorder avec mon idéal de liberté individuelle que celui de la période classique. (C'est d'ailleurs aussi au début de la période hellénistique que s'élabore l'épicurisme, une philosophie qui met l'accent sur la tranquillité de l'esprit, l'autonomie individuelle et qui nie la pertinence du politique dans la recherche du bonheur. Au contraire, pendant la période classique, le citoyen impliqué dans la vie de la Cité est central dans la philosophie de Platon et d'Aristote.)  
  
Un Montréal fort dans une Amérique unie 
  
          Je me sens très montréalais, au point où je verrais peut-être d'un bon oeil la création d'une province de Montréal distincte du reste du Québec. Mais je ne voudrais certainement pas sacrifier mon appartenance, ma liberté de circuler, d'échanger et de m'établir partout au Québec, au Canada et en Amérique du Nord pour obtenir un plus grand pouvoir comme citoyen sur le gouvernement d'une cité-État indépendante montréalaise. Dans mon monde idéal, les États américains et les provinces canadiennes formeraient une fédération nord-américaine très décentralisée, comme celle que je décrivais plus haut; les États et provinces seraient donc très autonomes, et eux-mêmes peu interventionnistes et décentralisées, avec des communautés locales fortes; et le citoyen serait libre également, partout sur ce grand territoire, d'autant plus libre que la constitution continentale seraient fondée sur des notions libertariennes (et les respecterait, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui). De mon point de vue, il s'agit donc non pas de balkaniser l'Amérique du Nord pour avancer la liberté individuelle, comme vous le proposer dans la citation ci-haut, mais de revenir à ce qu'étaient et auraient dû demeurer les fédérations américaine et canadienne au 19e siècle, avant que des gouvernements centraux interventionnistes ne s'arrogent des pouvoirs qui ne leur reviennent pas dans la constitution.   
   
          Ces deux visions - celle du contrôle local et celle de l'autonomie individuelle dans un plus grand ensemble - peuvent toutes deux s'inspirer du libertarianisme et je ne prétends pas que celle que je défends est plus libertarienne que celle que je crois déceler chez vous. Elles représentent des tensions historiques permanentes, que l'on retrouve d'ailleurs sous une forme similaire pendant la période révolutionnaire américaine entre un Jefferson radicalement décentralisateur et un Hamilton partisan d'un pouvoir central plus fort.  
   
          J'aimerais savoir comment s'articule votre position sur cette question, et en particulier, puisque c'est ce qui rend notre échange pertinent, comment cela se traduit dans le contexte européen. L'Union européenne est bien sûr loin d'être un modèle de fédération minimale, avec toute sa bureaucratie inutile, mais même dans un contexte idéal, une Padanie indépendante devrait-elle, selon vous, y adhérer? Vous contenteriez-vous d'une Italie fédérale très décentralisée? Une Europe composée de 100 entités souveraines sans gouvernement européen pour les chapeauter pourrait-elle fonctionner? Autant de questions en parallèle avec celles que j'ai soulevées pour l'Amérique du Nord.   
   
   
Martin Masse
Montréal
libre@colba.net
Réponse de Carlo Lottieri  
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