Montréal, le 1er mai 1999
Numéro 36
 
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     Le QUÉBÉCOIS LIBRE est publié sur la Toile depuis le 21 février 1998.   
   
     Il  défend la liberté individuelle, l'économie de marché et la coopération volontaire comme fondement des relations sociales.   
      
     Il  s'oppose à l'interventionnisme étatique et aux idéologies collectivistes, de gauche comme de droite, qui visent à enrégimenter les individus.      
  
     Les articles publiés partagent cette philosophie générale mais les opinions spécifiques qui y sont exprimées n'engagent que leurs auteurs.      
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
ÉDITORIAL
  
LITTLETON, LES ARMES
ET LA CIVILISATION
  
par Martin Masse
 
  
          Un autre massacre dans une école secondaire aux États-Unis, suivi d'une tuerie dans une autre école à Taber en Alberta, ont relancé le débat sur le contrôle des armes à feu et sur les causes de la violence chez les jeunes. Certains mettent la faute sur le dos d'une culture populaire qui, il est indéniable, est devenue particulièrement obsédée par la violence, le sexe et la mort ces dernières années. En très grande partie toutefois, la presse s'est déchaînée encore une fois contre la soi-disant « culture des armes » et a répété à satiété qu'il fallait, pour cesser ces massacres, que les Américains suivent l'exemple des autres pays dits civilisés et restreignent sévèrement l'accès aux armes à feu. 
  
          Personne n'est en faveur de la violence et des tueries, et tout le monde souhaite la paix et la sécurité. Lorsque le choix est offert entre ces deux alternatives, comme c'est le cas dans la propagande qui s'est déchaînée au cours des derniers jours, il est difficile de se présenter comme un partisan du droit de porter des armes. Après chacun de ces drames, dans l'émotivité du moment, il semble n'y avoir que deux alternatives: un monde avec beaucoup d'armes où il arrive des massacres, et un monde sans armes où règne la non-violence.  
  
          Plusieurs libertariens préfèrent d'ailleurs ne pas trop s'attarder sur le sujet, même s'il occupe une place fondamentale dans notre philosophie, de peur de passer pour des fanatiques ou des tireurs fous en puissance. Ceux pour qui la liberté est plus qu'un simple slogan, plus qu'une « valeur » gnagnan à défendre parmi d'autres, n'ont pourtant d'autres choix que de s'attarder aux arguments en faveur du droit de porter des armes, parce que sans celui-ci, les autres droits et libertés sont condamnés à disparaître. 
  
Coûts-bénéfices 
 
          Ce que la propagande anti-armes ne nous dit jamais en effet, c'est qu'il y a des avantages indéniables à la possession généralisée d'armes au sein d'une population pacifique, et aussi des coûts très élevés à leur contrôle ou leur interdiction. Il faut aller au-delà de l'émotivité immédiate et voir la situation en termes de coûts-bénéfices. Coûts-bénéfices?! Quel froid calcul économique, répliqueront les bien-pensants. Sauver la vie d'une seule personne n'est-il pas suffisant pour nous enjoindre à agir? Eh bien non. La vie d'une personne, de dizaines ou de centaines de personnes, se monnaye et doit être soupesée parmi les avantages et les inconvénients d'une situation.
 
 
          Nous faisons constamment ce genre de calcul, nous choisissons constamment de « tuer », statistiquement, des tas de gens pour profiter de certains bienfaits, même si notre première réaction en est une d'horreur à la pensée que nos actions ont de telles conséquences. Il se produit par exemple une hécatombe chaque année sur les routes du Québec. En 1998, 717 personnes ont été tuées dans des accidents de voiture. Personne ne propose pourtant de bannir les voitures pour sauver toutes ces vies. Pourquoi? Parce qu'il y a des bénéfices incontestables à l'utilisation des voitures, qui contrebalancent le nombre de morts. Personne n'est prêt à subir les coûts d'une interdiction de la conduite automobile pour obtenir l'avantage de sauver plus de 700 vies au cours de la prochaine année.  
  
          Non, malgré la rhétorique de la « tolérance zéro », nous prenons tous constamment des risques, et personne n'est prêt à TOUT faire pour éviter une seule perte de vie, comme on entend constamment les démagogues l'affirmer. Répétons-le. Le calcul des coûts-bénéfices nous mène à la conclusion suivante: tout le monde accepte de tolérer le massacre quotidien que causent les voitures, à cause de ses avantages comme moyen de transport. Quels sont donc les coûts-bénéfices d'un libre accès aux armes pour les citoyens? 
  
La liberté de faire des folies 
  
          Mettons d'abord les choses au clair: le droit de s'armer est déjà très amplement réglementé aux États-Unis, et les jeunes fous de la Trench coat mafia de Littleton ont violé des dizaines de lois en commettant leur acte insensé. Ils n'avaient le droit ni de posséder et d'utiliser les armes en question, ni de fabriquer et de faire sauter des explosifs, ni de transporter ces engins dans une école, ni de comploter pour faire sauter celle-ci, ni d'assassiner 13 personnes, ni de tirer partout dans leur ville, de prendre le contrôle d'un avion et de le faire écraser sur Manhattan, comme on apprend dans un journal personnel qu'ils en avaient l'intention. Des appels à resserrer les lois ont été lancés toute la semaine et entendu par un président qui tente encore une fois de faire du millage politique avec cette tragédie. Mais peut-on croire que, lorsqu'on est prêt à massacrer des dizaines de personnes et à se suicider, ce sont quelques restrictions légales de plus qui vont nous arrêter? 
  
        La liberté de faire toutes ces folies n'existe pas, mais ces événements se produisent quand même régulièrement, pour des raisons complexes qu'il faudrait examiner ailleurs. Il faut toutefois comprendre qu'en restreignant l'accès aux armes à feu pour les citoyens honnêtes qui respectent les lois, on ne fait rien pour réduire la criminalité et la violence, au contraire.  
  
          Il n'y a que deux situations possibles: celle où, les lois sur le port d'armes étant plutôt libérales, chaque citoyen peut facilement s'en procurer une; et l'autre où, ces lois étant très sévères (pour ceux qui les respectent), il n'y a que les fous et les criminels qui peuvent s'en procurer. Dans les deux cas, les criminels, les fous et les terroristes peuvent s'armer, à moins qu'on fasse disparaître toutes les armes de la terre avec une baguette magique. La seule chose qui diffère est que dans la première situation, les honnêtes gens peuvent se défendre, alors que dans la deuxième ils sont sans défense.  
  
          La propagande anti-armes ne dit jamais cela. Elle laisse sous-entendre au contraire que les lois font en sorte de désarmer ceux qui veulent commettre des crimes. Rien n'est plus faux. Des lois très sévères – et idiotes – existent pour empêcher la consommation de la drogue, et pourtant celle-ci est aussi répandue que jamais. Les spectacles que nous fait la police toutes les deux semaines dans les médias, lors de raids contre des trafiquants de cocaïne ou des cultivateurs clandestins de marijuana, ont-ils jamais changé quoi que ce soit à la situation? Ceux qui veulent se procurer des armes auront toujours la possibilité de le faire. Le contrôle des armes à feu n'empêcherait donc pas ceux qui veulent tuer d'obtenir des armes. 
  
          Mais, prétend-on, si on resserrait très fortement le contrôle des armes, peut-être cela rendrait-il la vie plus dure à certains criminels pas trop convaincus de ce qu'il veulent faire? Peut-être les jeunes fous utiliseraient-ils des bâtons de baseball au lieu de fusils pour commettre leurs folies? Peut-être. Mais il faut voir aussi que le fait que beaucoup de gens soient armés dissuade aussi les criminels, en augmentant les risques pour eux de commettre leur crime. La criminalité baisse presque partout depuis quelques années aux États-Unis, mais elle baisse plus qu'ailleurs dans les 31 États où les citoyens on le droit de porter un pistolet caché sur eux.  
  
          Cette logique n'est pas difficile à comprendre et on peut l'illustrer avec un exemple très concret. Pourquoi y a-t-il tant de touristes attaqués et assassinés en Floride depuis dix ans (dont un autre touriste québécois encore il y a quatre mois)? Simple, parce que depuis un peu plus de dix ans, la Floride permet à ses citoyens de s'armer. Les petits brigands sont prudents et rationnels, ils ne veulent pas prendre la chance de tomber sur un de leurs concitoyens armés, et s'attaquent donc en plus grande proportion aux touristes. Au début de la décennie, on a reconnu ce fait en prenant des moyens spécifiques pour contrer cette vague d'attaques, comme par exemple cesser d'identifier de façon évidente avec des plaques spéciales les voitures louées par des touristes aux aéroports.  
  
          Dans une société où le port d'armes est courant, un certain nombre de criminels préfèreront se recycler dans des activités moins risquées. Il n'est pas nécessaire que beaucoup de gens soient armés pour créer un tel contexte, 2 ou 3% de la population suffisent. Les Floridiens ne s'arment pas jusqu'aux dents pour sortir dehors, n'on pas besoin de vestes pare-balles pour se protéger des passants armés autour d'eux qui pourraient tirer partout, contrairement à ce que laisse entendre la propagande anti-armes. Le fait que le port d'une arme cachée y soit libre sauve au contraire la vie de dizaines de gens, auxquels les criminels préfèrent ne pas s'attaquer. Ces vies sauvées ne font pas les manchettes comme les massacres, on n'en entend jamais parler, et c'est pourquoi ceux qui ne réfléchissent pas plus que deux minutes à la question ne les comptabilisent pas dans leur évaluation des coûts-bénéfices.  
  
La sauvegarde de la civilisation 
 
          Un autre avantage crucial de la possession libre d'armes parmi les citoyens honnêtes est celui de la sauvegarde de la civilisation. La civilisation?! Oui, c'est vrai, les guerres ont tué des millions de personnes à travers l'histoire, dans TOUS les pays. Parce que les élites, les soldats, les aristocrates, les rois et les seigneurs féodaux, les forces de l'ordre, ont toujours été armés. On ne peut rien faire pour désarmer ces élites – et d'ailleurs, étrangement, les propagandistes anti-armes ne proposent pas non plus de désarmer ceux qui ont été les plus importants tueurs à travers l'histoire, les militaires.  
 
          Toutefois, la civilisation telle que nous la connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire la démocratie libérale, s'est d'abord développée dans les quelques sociétés où la possession d'armes est devenue plus répandue au sein de la population en général. En Grèce antique, les droits individuels et démocratiques (restreints, évidemment, mais tout de même révolutionnaires pour l'époque) sont apparus lorsque les citoyens ordinaires ont pu se procurer des armes et participer aux combats. Dans les sociétés barbares aux alentours, seules les aristocraties contrôlaient l'accès aux armes – tout comme l'accès au pouvoir. 
  
          Le même phénomène est apparu aux 16e et 17e siècles en Angleterre, le premier pays où (avec la Hollande bourgeoise) les droits individuels et des restrictions au pouvoir du souverain sont d'abord apparus en Europe. Alors que les citoyens anglais participant à la protection locale et à la défense du pays dans des milices pouvaient s'armer – en fait, étaient obligées de s'armer –, les sujets des pays européens continentaux devaient subir le joug de monarques absolus et de leurs armées de professionnels. L'accès aux armes était, il va sans dire, restreint pour ces pauvres sujets du Continent.  
  
          Ce n'est pas une coïncidence si le pays où le port d'arme est encore le plus libéralisé en Occident, les États-Unis, reste celui où la flamme libertarienne brille aussi le plus fort. La situation est d'ailleurs la même au sein du Canada: l'Alberta, la province où la population valorise le plus la liberté et est la plus récalcitrante au socialisme, est aussi l'endroit où les propriétaires d'armes sont les plus nombreux. À travers l'histoire, la dissémination des armes au sein des populations, au-delà des élites au pouvoir (et des réseaux criminels), a été synonyme non pas de violence et de guerre, mais de paix, de démocratie et de droits individuels. Une population armée ne se laisse pas piler sur les pieds et exploiter facilement, parce qu'on y valorise la liberté et la responsabilité individuelle. Et ceux qui la gouvernent savent qu'il y a des limites à ce qu'on peut lui imposer de façon coercitive. La première chose que font les régimes totalitaires qui arrivent au pouvoir est d'ailleurs, on ne doit pas s'en surprendre, de désarmer les citoyens. 
  
          La liberté ne peut tout simplement pas s'épanouir réellement sans une large dissémination des armes, et on peut s'attendre à ce qu'elle disparaisse à plus ou moins long terme si les citoyens ne peuvent plus s'armer. Les propagandistes anti-armes ne tiennent évidemment jamais compte de ce genre d'avantage dans leur évaluation exclusivement négative de la liberté de s'armer. Ils ne nous disent pas que le nettoyage ethnique du Kosovo, par exemple, ne serait jamais survenu si le citoyen kosovar moyen possédait des armes pour se défendre (et pas seulement les soldats de Milosevic et les terroristes albanais). Ils préfèrent feindre l'indignation et déclarer que ça n'a rien à voir, que ce genre de drame n'arrivera jamais ici. Le 20e siècle nous a pourtant bien démontré que les guerres, les génocides et le terrorisme arrivent partout, y compris dans les pays les plus civilisés.  
  
          Oui, les massacres comme ceux de Littleton, de Taber et d'ailleurs, les centaines de meurtres et d'accidents qui arrivent tous les jours en Amérique du Nord, sont des événements tragiques. On éviterait peut-être quelques-unes de ces tragédies si on restreignait encore plus sévèrement la possession d'arme, ou si on tentait même de l'interdire pour tout le monde sauf la police et l'armée. Mais on déciderait alors de tuer, statistiquement, des tas d'autres citoyens honnêtes à la merci des criminels. On tuerait aussi probablement, à moyen ou long terme, ce qui constitue le fondement de notre civilisation: l'esprit d'indépendance, de liberté et de responsabilité qui anime une proportion substantielle des citoyens, et qui tient à l'écart les forces de l'oppression. Et on tuerait fort probablement des centaines de milliers, des millions de victimes désarmées dans les guerres et génocides à venir. Un calcul réaliste des coûts et des bénéfices du droit de porter des armes doit tenir compte de tout cela.  
  
  
  
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          « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840)

 
 
 
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