Montréal,  23 oct. - 5 nov. 1999
Numéro 48
 
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           Vos commentaires  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
    LE QUÉBÉCOIS LIBRE  sollicite des textes d'opinion qui défendent ou contestent le point de vue libertarien sur n'importe quel sujet d'actualité. Les textes doivent avoir entre 700 et 1200 mots. Prière d'inclure votre titre ou profession et le village ou la ville où vous habitez. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
QUESTION / RÉPONSE
  
COMMENT GÉRER LES INÉGALITÉS?
 
  
            N'étant pas libertarien, mais respectant votre vision des choses, j'ai quelques commentaires à vous faire part à propos de votre édito sur les libéraux provinciaux (voir LES GUIDOUNES DU PSDLQ, le QL, no 47). Je ne parlerai pas sur le fond des choses puisque je partage en bonne partie votre opinion sur nos libéraux (étirant à son maximum les concepts de pragmatisme et d'opportunisme, ce qui est le commun des partis il faut s'entendre).  
  
          Ce qui me fait sourire c'est votre appellation des partis (les soi-disant libéraux ou conservateurs). Vous savez très bien que ces qualificatifs, hérités du 19e siècle – siècle où le libéralisme politique et économique (excepté libre-échange au Canada) et le conservatisme social et économique (pour ce qui est de la protection tarifaire) triomphent –, ne veulent plus rien dire aujourd'hui. Quand un Parti conservateur fédéral propose le libre-échange et que le Parti libéral s'y oppose, on y voit clair. On joue sur l'histoire des partis aujourd'hui. Alors pas question de se saborder en changeant des noms aussi prestigieux!  
  
          Ce qui m'indispose c'est la relation pauvres-riches. Connaissant la doctrine libérale (classique), elle prône la liberté sans entraves (en autant qu'elle ne brime la liberté d'autrui, ce à quoi sert l'État). Je sais aussi que l'égalité des conditions n'est pas au menu libéral. Jusque-là, pas de problème. Toutefois, il faudrait un minimum de garanties quant à l'égalité des opportunités (le plus possible), différent de l'égalité des chances. Dans ce cas, le marché n'est pas très fiable. On sait que malgré l'égalité des chances, la liberté de certains individus peut être brimée par une condition socio-économique défavorable (chronique).  
  
          Vous dites: « Pensez-y! Les plus riches qui peuvent se permettre certaines choses inaccessibles aux plus pauvres, quelle ignominie! » En soi, c'est normal et acceptable, mais absolument pas si les conditions d'opportunité ne sont pas équitables. Cela consacrerait la société d'Ancien régime, fondée sur les privilèges de la naissance. J'exagère, je le sais, mais c'est pour montrer le grotesque de la situation.  
  
          Bref, le problème n'est pas que les riches aient un plus grand accès que les pauvres, mais c'est que ceux-ci, en vertu d'une simple doctrine, n'aient pas les mêmes opportunités d'accéder à une plus grande aisance financière et matérielle et un plus large savoir. Cela confirmerait la supériorité d'une doctrine sur l'être humain. Vous en voyez le caractère odieux. J'aimerais vous voir effectuer les nuances qui s'imposent s'il-vous-plaît. 
  
          Bien à vous, 
Jérôme Ouellet
Un néo-libéral, au sens idéologique du terme
Sainte-Foy
 
 
Réponse de Martin Masse:  
 

Monsieur Ouellet,  

          Les libertariens ont en effet une position assez originale sur cette question des inégalités. Ce qui nous distingue des gauchistes en général, c'est que ceux-ci prétendent que la liberté n'est réelle que si les conditions sont à peu près les mêmes pour tout le monde – c'est-à-dire si les individus sont égaux sur le plan socio-économique. Nous pensons que cela est une chimère impossible à réaliser. Les membres d'une société sont inégaux au chapitre des aptitudes, des motivations, des talents, de la force physique, des capacités de travail, de la propension à prendre des risques, de la créativité ou de l'intelligence. Ce sont ces inégalités qui font qu'il est préférable de coopérer et de se diviser le travail, de façon à laisser les gens se concentrer sur ce qu'ils font le mieux, ce qui profite éventuellement à tout le monde. Il n'y a pas d'autres moyens de limiter les inégalités qu'en limitant la liberté des plus performants de performer, la liberté des plus travaillants de travailler, ou la liberté des plus créateurs de créer.  
  
          Ce qui nous distingue aussi de la droite conservatrice ou traditionaliste, c'est que nous ne croyons pas qu'il faut protéger et maintenir par la force des privilèges de naissance, comme les aristocrates d'Ancien Régime le faisaient en utilisant le pouvoir politique et militaire qu'ils contrôlaient. Au contraire, lorsque la loi confère à chacun les mêmes droits individuels fondamentaux, chacun a les mêmes chances, théoriquement du moins, de travailler et de s'enrichir sans entrave institutionnalisée. Cet égalité de droit est la seule que nous reconnaissons comme légitime et essentielle.  
  
          Je comprends que cette égalité théorique des chances ne vous satisfait pas. J'aimerais toutefois tenter de vous convaincre que même si on (c'est-à-dire le gouvernement) ne fait rien pour égaliser les « opportunités » pour tous ceux qui connaissent des désavantages socio-économiques chroniques, on ne se retrouve pas dans une société d'Ancien Régime mais au contraire dans un contexte où tous seront plus libres et auront plus d'opportunités de se réaliser.  
  
Bébé gaspésien VS bébé outremontais 
  
          Un bébé né dans une famille pauvre d'un village isolé de la Gaspésie aura nécessairement moins de chances d'avoir accès à toutes sortes de moyens de se développer et de s'enrichir qu'un bébé né dans une famille riche d'Outremont. Un État social-démocrate qui s'est donné le mandat d'intervenir le plus possible « pour instaurer un minimum de garanties quant à l'égalité des opportunités », comme vous écrivez, mettra en place une série de programmes pour rééquilibrer cette situation: programme de développement économique dans la région pauvre, programmes de redistribution de la richesse, de subvention au logement, etc. Les États actuels à Québec comme à Ottawa sont essentiellement constitués d'une multitude de programmes de ce genre, gérés par des dizaines de milliers de fonctionnaires.  
  
          Malgré l'existence de ces programmes, les régions pauvres (Gaspésie, Maritimes, ou le quartier Hochelaga-Maisonneuve où j'habite) ne connaissent pas plus de dynamisme économique. La plupart des citoyens qui y habitent et qui vivent des conditions difficiles ne semblent pas en profiter pour saisir les opportunités qui se présentent, mais au contraire pour développer une mentalité d'entretenus. Non seulement croient-ils maintenant avoir un « droit » à cette aide (concrètement, à des ressources qu'ils n'ont pas produites mais que le gouvernement a enlevé à d'autres pour leur donner), mais ils continuent à voir les inégalités qui persistent malgré tout et en demandent naturellement plus.  
  
          Un gouvernement interventionniste ne peut tout simplement pas éviter de tomber dans ce piège. Chaque intervention de sa part justifie le mythe qui veut que la « richesse collective » appartient non pas à ceux qui, individuellement, la produisent, mais à tous également, et qu'il peut donc s'en servir pour n'importe quelle bonne cause. Si elle appartient à tous également, il n'y a pas de limites à ce que le gouvernement devrait faire pour la redistribuer et « égaliser les opportunités ». L'État devient donc une vache à lait dont le but est de redresser tous les torts du passé et de gérer les griefs présentés par les groupes qui sont à la mode ou qui crient le plus fort (minorités ethniques, Amérindiens, homosexuels, femmes, assistés sociaux, francophones, etc.).  
  
 
  
« Plus le gouvernement tente d'augmenter les opportunités des moins favorisés en intervenant partout, plus il diminue en conséquence les opportunités réelles offertes dans une économie libre et dynamique. »
 
 
 
          Ainsi, parce que les femmes auraient été pendant longtemps discriminées sur le marché du travail, le gouvernement a instauré un système d'« équité salariale » pour compenser. Mais ce système est fondé sur des critères complètement bidons, qui n'ont rien à voir avec la compétence ou la réalité du travail accompli. Ottawa devra toutefois peut-être redistribuer 5 milliards $ à sa main-d'oeuvre féminine pour se conformer à sa loi insensée à la suite d'un jugement, et ce même si ces femmes à l'emploi du gouvernement ont des salaires et des conditions de travail largement plus avantageux que la majorité des contribuables qui devront payer pour ce montant. Tout cela pour redresser les inégalités d'opportunités qui, dit-on, désavantageaient les femmes auparavant sur le marché du travail.  
  
          On pourrait prendre des tas d'autres exemples (si vous nous lisez régulièrement, vous avez dû en lire plusieurs, notamment dans les Prix Béquille) où une tentative par le gouvernement de redresser une situation défavorable pour les membres d'un groupe et leur offrir les mêmes opportunités qu'à d'autres s'est soldée par un simple exercice de redistribution de la richesse, ou par l'édification d'un empire bureaucratique qui finit par mettre des bâtons dans les roues de ce qui fonctionne et crée de la richesse. Il n'y a plus véritablement d'égalité de droit pour tous dans ce contexte, puisque les membres de certains groupes sont favorisés, alors que d'autres sont systématiquement discriminés et entravés dans leurs efforts, cela « pour le bien collectif ». C'est tout le contraire d'une société libérale.  
  
Interventionnisme VS libre marché 
  
          Ce qu'il faut comprendre, c'est que plus le gouvernement tente d'augmenter les opportunités des moins favorisés en intervenant partout bureaucratiquement, plus il diminue en conséquence les opportunités réelles offertes dans une économie libre et dynamique. Les taxes élevées et la réglementation excessive ont un coût: moins de croissance, plus de chômage, plus de difficulté à lancer un produit et agrandir une entreprise, moins de retour sur les investissements, etc.  
  
          À l'inverse, une économie capitaliste fondée sur le libre marché et une limitation du rôle de l'État permet de multiplier les opportunités pour chacun de faire des affaires, trouver un emploi, épargner et investir, et cela même dans des conditions relativement difficiles. Les plus pauvres et les plus défavorisés profitent eux aussi de ce dynamisme et les incitatifs sont, dans ce cas, les bons: plus on travaille et on fait des efforts, plus on améliore sa condition. Au contraire, lorsqu'on s'en remet à l'État, la seule façon d'améliorer son sort est de s'organiser dans des lobbys et de faire pression sur les politiciens pour qu'ils détournent une plus grande partie de la richesse des autres vers nous.  
  
          Pour comprendre cela, il faut bien sûr accepter le fait que dans une économie capitaliste, la richesse qui est créée ne l'est pas sur le dos des travailleurs « exploités », comme le prétend l'idéologie socialiste et communiste, mais bien grâce à une augmentation de la productivité et des échanges. Je ne peux pas vous refaire cette démonstration ici – je suppose que vous l'acceptez comme libéral –  mais lorsqu'on a compris cela, et compris aussi que le gouvernement, lui, ne crée rien mais n'est qu'un énorme parasite qui siphonne la richesse déjà produite par d'autres, on ne peut que voir d'un oeil plus favorable une solution qui met l'accent sur l'augmentation de la richesse globale plutôt que sur sa redistribution.  
  
Charité publique VS charité privée 
 
          J'ajouterai que même dans le cas des plus défavorisés dont le sort vous inquiète, une non-intervention de l'État aurait sans doute des effets plus positifs. On connaît le sort des assistés sociaux et autres dépendants chroniques dans notre société: toujours à la merci d'une nouvelle réforme, de coupures de budget, d'une nouvelle règle qui les décourage de partager un appartement ou qui les force à suivre un cours. En échange de l'aide qu'il leur apporte pour tenter de les sortir de leur misère, l'État ne peut s'empêcher de contrôler la vie de ces gens d'une façon grotesque et infantilisante. Comme vous le savez, les résultats sont loin d'être concluants.  
  
          À l'opposé, des solutions privées pour leur venir en aide auraient sûrement plus d'impact. Le mot charité à pris des connotations négatives de nos jours après des décennies de propagande gauchiste. Pour les socialistes, l'État ne pratique pas la charité envers les plus pauvres mais leur donne plutôt ce qui leur revient, ce que les méchants capitalistes ont obtenu de façon illégitime en les exploitant. Nos socialistes qui font campagne pour une allocation universelle ne parlent pas de « charité garantie » mais bien de « revenu minimum garanti » 
  
          Les organismes de charité privée ont cependant un mode de fonctionnement et des buts bien différents de la charité bureaucratisée publique. Alors que les politiciens ont toujours en tête d'obtenir le vote de ceux qu'ils favorisent avec leurs mesures, les donneurs et les aidants bénévoles le font pour des raisons véritablement « charitables ». Les organismes et fondations privés ont par ailleurs des buts beaucoup plus réalistes et ont intérêt à donner des services personnalisés pour aider leurs bénéficiaires, à les voir comme des personnes avec un vécu spécifique dans des conditions particulières, et non comme de simples numéros. Les bureaucrates, eux, ont simplement intérêt à appliquer les règles de façon plus ou moins arbitraire.  
  
          Si le gouvernement n'occupait pas tout ce champ par ses multiples programmes, je suis persuadé que les organismes privés de charité et d'entraide (non subventionnés et indépendants des règles et critères du gouvernement) prendraient la relève. J'entendais lors d'une tribune téléphonique à la radio la semaine dernière des gens affirmer qu'ils n'avaient pas d'objection à payer des taxes et impôts élevés, en autant que cet argent va là où sont les vrais besoins. Si cet argent restait dans leur poche et s'ils pouvaient eux-mêmes décider de le donner à la bonne cause qu'ils favorisent, il y aurait de toute évidence moins de gaspillage et plus de résultats. Et on verrait par ailleurs qui sont ceux qui ont les coeurs véritablement charitables, et qui sont les hypocrites qui prétendent vouloir le bien collectif en appuyant un État interventionniste alors qu'ils font en réalité partie de ceux qui en profitent.  
  
          Pour conclure: en voulant égaliser les opportunités, l'État fait en sorte de les réduire pour tous et de contredire l'égalité de droit. Par contre, en laissant les individus libres de s'ajuster, en évitant d'intervenir et en se concentrant sur la protection des libertés fondamentales, l'État permet l'éclosion d'opportunités plus grandes pour tous à travers le fonctionnement du marché libre. J'espère que cette longue réponse a permis de clarifier la position libertarienne, qui est similaire à la position libérale classique. Si vous êtes un véritable libéral (pas un soi-disant libéral, comme nos amis du PSDLQ!) vous serez, je l'espère, réceptif à ces arguments.  
 
M. M.

 
 
 
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