Montréal,  18 déc. - 7 jan. 2000
Numéro 52
 
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    LE QUÉBÉCOIS LIBRE  sollicite des textes d'opinion qui défendent ou contestent le point de vue libertarien sur n'importe quel sujet d'actualité. Les textes doivent avoir entre 700 et 1200 mots. Prière d'inclure votre titre ou profession et le village ou la ville où vous habitez. 
 
 
 
 
 
 
 
 
BONHEUR ET LIBERTÉ
   
L'AQUARELLE
ET SA TOILE
 
par Olivier Golinvaux
  
 
     « Le bonheur ne doit pas être compris comme étant simplement la satisfaction du désir; mais plutôt la satisfaction du désir adéquat – la satisfaction de ces désirs et besoins qui conduisent à une vie humaine réussie(1) »   
  
Douglas Rasmussen & Douglas Den Uyl 
  
  
     « Si nous définissons encore une fois la liberté comme l'absence de violence commise par un homme sur la personne ou la propriété d'un autre, la confusion entre la liberté et le pouvoir, destructrice de la pensée, disparaît(2) »  
  
Murray Rothbard
  
 
          Bonheur et liberté. Cela ressemble à des vœux de fin d'année, n'est-ce pas? Vous savez, le genre de formule de circonstance que l'on échange entre deux embrassades, un « Bonne année, bonne santé! » nappé de sauce libertarienne en quelque sorte. « Bonheur et liberté pour vous et vos familles, mes amis! »: voici une tirade que l'économiste des « Soirées de la rue St-Lazare(3) » n'aurait pas renié. « Plaisir et pouvoir pour moi et ma famille! Merci mon ami! » n'aurait pas manqué de répondre le socialiste. « Délabrement hédoniste et désordre pour moi et ma famille? Vous perdez la raison, très cher! » aurait certainement répliqué le conservateur. 
 
 
          Tout le problème est là. Bonheur et Liberté sont devenus les étendards du n'importe quoi revendicatif des uns; du même coup, ils sont devenus les têtes à massacre des autres. Oubliés en route, les concepts! C'est devenu avant tout une affaire sentimentale. Je suis personnellement frappé de la fréquence parfois vertigineuse à laquelle certains intellectuels débitent ces mots; que très souvent ils ne se donnent même pas la peine de définir d'ailleurs. Je vais m'efforcer de ne pas tomber dans ce travers, en élaborant mon propos sur trois points: 1) Ce qu'est et ce que n'est pas le bonheur; 2) Ce qu'est et ce que n'est pas la liberté; 3) Pourquoi le bonheur implique nécessairement la liberté et pourquoi la liberté ne saurait suffire au bonheur. 
  
À propos du bonheur 
  
          Il n'y a pas à aller bien loin pour se faire une première idée sur le concept véhiculé par le mot bonheur: ouvrons nos dictionnaires. Le mien indique deux sens courants: « état de complète satisfaction, de plénitude » pour le premier, « heureux hasard, chance; joie, plaisir » pour le second. Comme vous l'aurez compris à la lecture de la citation de D. Rasmussen & D. Den Uyl qui précède, c'est au premier sens que je me référerai ici, en le précisant toutefois. Je comprend le bonheur comme l'état de complète satisfaction des bonnes fins, satisfaction conduisant à une vie humaine pleinement réussie. Ce n'est pas un choix arbitraire de ma part. Je ne nie pas que le second sens – celui qui fait l'équation entre bonheur et plaisir, en résumé – soit très employé, certainement plus même que le premier. Néanmoins, je considère que cet emploi est pervers, car il favorise à terme la fusion dans les esprits de deux concepts pourtant parfaitement distincts. Je m'en explique. 
  
          Comme tout être vivant, l'animal humain ne peut vivre, se développer et prospérer au mieux de ses potentialités qu'en relation avec son environnement. Or ces relations dépendent de la nature de l'être vivant dont il s'agit et des natures propres des éléments environnementaux en question. Le fait que ces interactions soient plus ou moins heureuses, plus ou moins favorables au plein épanouissement de la vie de cet être est donc un donné dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Ainsi, on ne fait pas faire pousser des tulipes en arrosant des bulbes à l'acide de batterie. De même, on n'élève pas un chien robuste et en pleine santé en le nourrissant comme un poisson rouge. Pour tout être vivant, il y a donc des principes à respecter, des « Do » et des « Do not » en prise directe avec la réalité: bref une éthique objective. Ma position est simple: l'être humain est un être vivant, donc il existe nécessairement une éthique humaine, au sens large. J'invite quiconque me contestant ce point à me prouver séance tenante et preuves à l'appui qu'il peut prospérer en tant qu'être humain en vivant sous terre comme une taupe, en se nourrissant exclusivement de foin, en prenant des bains d'huile bouillante, ou en s'isolant complètement de tout contact avec ses semblables.  
  
          Le bonheur n'est donc en rien opposé à la morale, à l'éthique. Tout au contraire, le bonheur est bel et bien le principe même de la morale; à la fois cause qui la fait naître et fin vers laquelle elle tend. 
  
          L'éthique, pour la tulipe ou le chien, est largement une affaire de code génétique ou d'instinct. Il n'y a pas à proprement parler de « question » éthique pour ces être vivants considérés en eux-mêmes: ils suivent simplement le blueprint éthique de leur espèce. Tant mieux pour eux si celui-ci est adapté au regard des circonstances, de l'environnement; tant pis si ce n'est pas le cas. Les choses sont différentes s'agissant de l'être humain. La question éthique est pour lui bien réelle, car ne pouvant se fier à aucun blueprint instinctif, il doit littéralement s'en forger un, en tentant de comprendre le monde où il vit autant que faire se peut. Suivre ses passions et faire du plaisir des sens son seul repère éthique revient pour lui à surestimer sa nature sur ce point. Et cela revient aussi à la négliger sur un autre, en oubliant que l'usage de la raison est la vertu humaine cardinale. Le plaisir per se est plus large que le bon plaisir. Je peux jouir de la saveur de champignons qui rendront malade, ou me tueront. De plus, je peux m'adonner aux joies du sexe avec une ferveur telle que j'en négligerai – faute de temps et/ou de kilocalories – la poursuite d'autres satisfactions tout aussi importantes à mon bien vivre 
  
          Le plaisir se doit d'avoir la raison pour arbitre et juge. La quête du bonheur ne consiste pas à divaguer d'un plaisir à l'autre, au hasard des stimulations de nos sens; l'eudémonisme ne se confond pas avec l'hédonisme. 
  
          Bien entendu, nul ne peut vivre au quotidien en délibérant attentivement de chaque acte qu'il accomplit. On agit souvent par habitude. Et ces habitudes peuvent fort bien résulter du suivi de pratiques traditionnelles, culturelles. Pour centrales qu'elles soient dans la vie humaine et même la bonne vie humaine, ces pratiques ne sont jamais vertueuses en elles-mêmes: elles ne sont vertueuses qu'au regard de leur aptitude à servir le bonheur de l'être humain qui les adopte. Et il se peut même que dans certaines circonstances particulières, une habitude jusqu'alors vertueuse débouche sur un acte déplorable. C'est là un péril éthique consubstantiel à un environnement changeant, ce qui est notre lot à tous. L'éviter implique l'exercice de la vertu de prudence, le maintien salutaire de la raison dans un « demi-sommeil » seulement. En aucun cas la poursuite du bonheur ne peut se contenter du suivi aveugle de « codes moraux ancestraux » et autres chimères.  
  
  
  
« Le bonheur n'est pas un état stable, une gare d'arrivée abstraite et paradisiaque. Le bonheur est un agir, une manière de vivre très concrète. »
 
 
 
          Le bonheur implique au contraire de ne jamais abdiquer sa raison devant quelque « recette éthique » que ce soit, fut-elle marquée du sceau de l'histoire ou de celui de la « raison ». En fait, puisque le bien vivre est le bien vivre d'un être humain particulier, avec un vécu particulier, des talents particuliers, une situation qui lui est propre, alors le suivi de « recettes » générales et impersonnelles ne saurait en aucun cas suffire à sa réalisation. Au mieux, elles devront toujours être adaptées par la personne à son cas particulier. Si l'anything goes relativiste est à mon sens une terrible erreur, le monolithisme moral en est une également. Le bonheur est hautement individualisé comme le sont les êtres humains eux-mêmes et les situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent. 
  
          Bien sûr, il est toujours possible d'analyser de grandes catégories génériques de valeurs indispensables pour le bonheur humain abstraitement considéré; ce qui est une autre manière de dire que nous appartenons à une seule et même espèce. Néanmoins, la manière de les combiner, de les intégrer concrètement dans la situation particulière qui est la notre est irréductiblement individuelle. 
  
          Le bonheur n'est donc pas un état stable, une gare d'arrivée abstraite et paradisiaque. Le bonheur est un agir, une manière de vivre très concrète. Il n'est pas non plus monolithique: le pluralisme moral traduit la pluralité des individualités humaines. 
 
À propos de la liberté 
  
          Le mot liberté est lui aussi sujet à deux interprétations nettement différentes; en fait antithétiques même. Ce thème est bien connu des libertariens, à travers la distinction entre – selon la terminologie désormais célèbre d'Isaiah Berlin – la liberté négative et la liberté positive. La première fait référence à l'état dans lequel se trouve un être humain en l'absence de violence physique initiée (agression) à son endroit par l'un de ses semblables. La seconde, conçue comme l'absence d'entrave entre le désir et sa satisfaction, revient en fait à assimiler liberté et pouvoir(4) au travers d'une libération utopique. Poussée jusqu'à sa conclusion logique, la liberté serait alors la situation dans laquelle la jouissance des fins serait directe et instantanée, se passant de la médiation des moyens et dépassant la temporalité (le temps qui s'écoule étant lui-même une entrave). La liberté, dans cette acception, rejoint donc en bout de course les aspirations de divinité et d'éternité des apôtres des théories de l'aliénation; c'est non seulement de pouvoir mais de pouvoir infini dont il s'agit. Alors que la liberté négative des libertariens relève de la philosophie politique, la liberté positive relève dans son principe d'une certaine théologie.  
  
          Sans m'étendre longuement sur cette question, je tiens à souligner que le concept mystique de « liberté » positive est radicalement incompatible avec une quête réaliste du bonheur humain et ce pour une raison majeure: l'aspiration à la liberté positive aboutit à une attitude névrosée, profondément irrationnelle face au monde réel – à notre corps et à nos facultés limitées en particulier – dont l'existence même constitue un obstacle terrible pour celui qui veut être « libéré ». Or le bonheur est une quête de ce monde, pas d'un au-delà. 
  
Liberté et bonheur 
  
          La liberté « négative », au contraire, est non seulement compatible avec le bonheur humain; elle en constitue le socle même. Si le bonheur est un agir éclairé par la raison pratique, guidé par des habitudes vertueuses et dont la forme est hautement individualisée, alors le bonheur présuppose la liberté. En effet, la raison est une faculté qu'on ne mobilise pas malgré soi. En aucun cas il n'est possible de forcer un être humain à raisonner contre son gré. Aussi, comme le dit un adage plein de bon sens et plus profond qu'on ne le pense généralement, « on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux ». C'est un fait que les faux humanistes qui brandissent la morale en même tant que le gourdin ignorent superbement.  
  
          Le problème va au-delà même de la question de l'individualisation des formes du bonheur humain – le moralisateur connaîtrait-il mieux ma vie que moi-même? – car même si par quelque noire magie un sorcier de la morale savait exactement ce qui est bon pour moi, il n'y aurait aucun acte moral de ma part à me plier à ses injonctions sous la menace. Puisque le bonheur est nécessairement vécu activement et non subi passivement, alors l'acte moral ne peut être qu'un acte voulu, qu'un acte libre. Je me risque à affirmer que forcer une personne à adopter tel comportement « pour son bien » ne contribue même pas au bonheur de celui qui exerce la contrainte. On pourrait soutenir que le fait de faire le bien d'un semblable est un acte qui contribue à son propre bonheur d'animal social. Mais puisque l'usage de la coercition prive le contraint de toute chance d'agir bien, l'acte violent du « moralisateur » méconnaît sa fin et constitue donc un moyen inadapté à cet égard, satisfaisant non pas un désir sain de générosité mais une envie déplacée de contrôle de l'autre(5). Seule la persuasion – comme l'a éloquemment défendu Mark Skousen – est apte à contribuer à l'épanouissement, au bien vivre de la personne non plus contrainte, mais conseillée, invitée. J'ajoute qu'elle seule permet de contribuer à l'épanouissement véritable, au bien vivre du « moralisateur » 
  
          Ceci étant, on aura compris que si la liberté est le socle du bien vivre, elle n'en épuise pas le sujet. Elle en est, si l'on peut dire, la toile(6) de fond. Une toile ne garantit pas en soi que le tableau ne sera pas une croûte grotesque ou un barbouillage torturé; néanmoins une toile est la condition sine qua non de toute peinture et partant, de tout chef-d'œuvre. C'est ce que méconnaissent et les défenseurs du relativisme moral, et les apôtres de la morale-gourdin. Les premiers estiment les croûtes à l'égal des chefs-d'œuvre; les seconds sont de grossiers butors qui ne connaissent que les formes stéréotypées et prétendent de plus qu'il est possible de les peindre sans toile… 
  
          « Bonheur et liberté mes amis! Ce n'est pas un appel au tout et n'importe quoi débridé dans vos vies, bien au contraire. Il n'y a donc aucune raison de laisser les casernes prussiennes vous happer en se parant des atours d'une prétendue morale salvatrice. » Ainsi aurait pu se terminer une treizième soirée, rue St-Lazare, un 31 décembre.  
  

  
1. Den Uyl & Rasmussen Liberty & Nature, Open court, 1991, p. 36.  >> 
2. Murray Rothbard, L'éthique de la liberté, traduction F. Guillaumat, Les Belles Lettres, 
    1991, p. 57.  >> 
3. Ouvrage écrit en 1849 par Gustave de Molinari et qui se présente comme un dialogue 
    socratique entre un économiste (anarcho-capitaliste), un conservateur et un socialiste.  >> 
4. C'est ce sens qui est employé dans une opposition aussi classique que « entrée libre vs 
    entrée payante ». Je soutiens que l'entrée payante est aussi libre que la « libre » 
    c'est-à-dire ici la gratuite, celle qui se passe de la médiation d'un paiement.  >> 
5. C'est un point qui me paraît fort important. Nombreuses sont les personnes qui admettent 
    la qualification de cannibalisme moral s'agissant de la mise à notre service des autres et de 
    leurs biens. En adhérant à l'idée que l'on doit aider son prochain même contre son gré, elles 
    font cependant la promotion de l'envahissement de l'espace moral des autres qu'elles 
    fustigent par ailleurs. Bien sûr, les welfare-statists remportent la palme toutes catégories 
    en prétendant aider les uns avec les moyens pris aux autres, le tout sous la contrainte 
    généralisée: parasitisme et déresponsabilisation.  >> 
6. Dans le même ordre d'idée, je dirais que le Droit de propriété en est le cadre socialement 
    indispensable.  >>
 
 
 
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