Montréal, 15 mars 2003  /  No 121  
 
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La Tyrannie des bien-pensants, de Jean-Marc Chardon, Economica, 355 pages, 2003, 30 euros.
Contact presse: marie-laure.delibes@wanadoo.fr
 
MOT POUR MOT
 
FRANCE: TRENTE-QUATRE AUTEURS 
DÉNONCENT LA BIEN-PENSANCE
 
 
          Après avoir mis à jour les rouages de la pensée unique telle qu'elle s'exerce en France (voir LA TYRANNIE DU MÉDIATIQUEMENT CORRECT, le QL, no 78), notre confrère Jean-Marc Chardon, journaliste à France Culture, ausculte les ravages du politiquement correct dans les médias. Dans son dernier ouvrage, La tyrannie des Bien-Pensants, chez Economica, il fait le tour des débats interdits, biaisés voire escamotés dans une France qui prétend toujours donner au monde des leçons de morale.  
  
          Pour ce faire, il donne la parole à 34 auteurs de sensibilités diverses, de Chantal Delsol à Françoise Rudetzki en passant par Pierre Chaunu, Lucien Israël ou Ivan Rioufol d'où il apparaît clairement que le « politiquement correct » se situe bien au-delà du traditionnel clivage droite/gauche. C'est d'ailleurs ce qui le rend d'autant plus pernicieux et donc redoutable. Dans cette analyse, beaucoup y trouveront des similitudes parfois cocasses avec la pensée dominante au Québec. En voici quelques extraits...
 
 
LA TYRANNIE DES BIEN-PENSANTS
(Extraits)
  
par Jean-Marc Chardon
  
Qui sont les bien-pensants? 
 
Ils sont à côté de vous, mais on ne voit qu'eux. Les bien-pensants sont présents dans tous les lieux publics. Ils prêchent la bonne parole, revendiquent le monopole du coeur, s'arrogent tous les droits: de juger de tout, de vous encenser ou de vous condamner, de refaire le monde, de revisiter l'histoire, de changer la société, les moeurs, la vie, et même, disent-ils parfois, de changer l'avenir! Les avez-vous reconnus? À les entendre, ils sont incomparablement plus doués que vous, plus justes, plus solidaires, plus tolérants, plus ouverts, plus « modernes » en un mot. Vous les avez identifiés: ce sont les nouveaux moralistes, ceux qui se réclament de la bonne conscience, et en ont fait leur marché. Si vous n'adhérez pas à leurs idées, vous serez montré du doigt, ridiculisé sans doute, diabolisé au pire. Tel est le prix à payer pour entrer dans le cercle de la pensée unique: le suivisme. Le masque tombe: les bien-pensants ne sont ni ouverts, ni tolérants, ni « libérés », ni modernes. C'est tout le contraire. 
  
Suivisme béat 
  
Sous la férule des bien-pensants, tout nous invite au suivisme béat. Suivre sans se poser de questions. Répéter les mots d'ordre en coeur, pratiquer la contestation de principe, provoquer en bande pour déstabiliser. En cas d'échec, sortir l'attirail de guerre, en intimidant l'adversaire (« on ne peut pas vous laisser dire ça... »), en le culpabilisant ou en le ridiculisant par l'image à l'occasion (un mauvais rictus vaut mille discours). Le procédé utilisé importe finalement assez peu: l'important, c'est la répétition. Sans les médias, les bien-pensants ne sont rien. Avec les médias, ils sont tout. Le « médiatiquement correct », expression du conformisme de la pensée, constitue une force de frappe inégalée à leur service quasi exclusif. 
  
Une tentation: jouer « les idiots futiles » 
  
Il faut bien reconnaître que tout incite à se ranger docilement derrière les bien-pensants, tant la pression est forte, et sachant que tout se conjugue pour se conformer au modèle ambiant: singer les comportements inspirés par les publicitaires, ex soixante-huitards reconvertis, et se mouler mécaniquement dans le prêt-à-penser avec sa logorrhée d'usage. En clair, vivre « branché », un jour « speed », un autre « zen » se mettre à « positiver », un walkman sur les oreilles, et répéter les mêmes opinions serinées par les tabloïds: les 35 heures « vont créer de l'emploi, c'est sûr », « les emplois-jeunes aussi, c'est évident.... ». Insensiblement, c'est ainsi que l'on se métamorphose en « idiot futile », véritable perroquet de la pensée unique. 
 
Un piège redoutable: entrer dans le jeu des « idiots hostiles » 
  
Les idiots hostiles n'appartiennent pas à la catégorie des suivistes, au contraire, ils veulent exprimer haut et fort leur désaccord et sont prêts à faire du tapage si on ne les écoute pas. Ce faisant, ils ne se rendent pas compte qu'ils font exactement le jeu de leurs adversaires. Les bien-pensants en effet sont enchantés de trouver dans un colloque ou une émission un énergumène qui se cabre, une « grande gueule » qui s'échauffe, croyant faire un coup en déclamant ses quatre vérités. Le piège se referme, le bien-pensant a montré du doigt l'intrus, qu'il a isolé et ainsi marginalisé. L'intrépide contradicteur est renvoyé dans les cordes du politiquement correct; il n'avait qu'à bien se tenir. 
  
Une illusion: vouloir changer les bien-pensants 
  
Le bien-pensant se reconnaît à son goût pour les idées abstraites fondues sur un lit de bons sentiments. Tout son art tient à la maîtrise d'un discours emphatique bercé de litanies de cause altruistes. En outre, il est persuadé que sa génération a permis à l'humanité de faire plus de progrès qu'en 2000 ans d'histoire, et que ces progrès sont irréversibles. C'est la posture prométhéenne des bien-pensants qui s'attribuent toutes les « avancées » sans distinction aucune. 
  
     « Anti-américains par-dessus tout, nos bien-pensants se complaisent aujourd'hui dans l'anti-mondialisation sans nuances, dénoncent le libéralisme à tout bout de champ, profitent à gogo de ses avancées sans le dire, et confisquent à leur profit un marché extrêmement juteux: celui de la bonne conscience. »
 
Inutile donc de vouloir amener le bien-pensant sur un autre terrain que le sien. Emmuré dans ses certitudes, prisonnier de son utopie, encapuchonné dans la bonne conscience, il est imperméable à toute objection. Le bien-pensant ne change pas, ou rarement, mais ce qui est sûr, c'est que lui veut changer les autres de gré ou de force, et qu'il s'en donne les moyens. Quand il n'en dispose pas, de bonnes âmes se précipitent pour le combler. La fête peut continuer... 
 
Faire tomber les masques de l'imposture 
 
Nos bien-pensants ont une propension à l'erreur qui serait cocasse, s'il était permis d'en faire l'inventaire: ils réclament « une société plus juste », mais ne voient plus les S.d.f (sans domicile fixe) au pied de leur résidence, défilent avec les « sans-papiers », mais placent discrètement leurs enfants dans des écoles très sélectives, s'auto-proclament d'« avant-garde » en défendant, ou en ayant défendu, des causes, tels le maoïsme, le castrisme ou le « polpotisme », qui ont abouti à de monstrueuses régressions, appellent constamment au « devoir de mémoire », mais passent sous silence des dizaines de millions de victimes, ne jurent que par la repentance obligatoire pour les autres, ne prônent la tolérance que pour eux-mêmes, exhortent à la vigilance, mais n'ont vu arriver en France ni les violences dans les cités et les collèges, ni le désarroi d'une jeunesse qu'ils s'acharnent à conditionner par les média, là où ils disposent de leurs plus forts bastions. Anti-américains par-dessus tout, nos bien-pensants se complaisent aujourd'hui dans l'anti-mondialisation sans nuances, dénoncent le libéralisme à tout bout de champ, profitent à gogo de ses avancées sans le dire, et confisquent à leur profit un marché extrêmement juteux: celui de la bonne conscience qui, sous l'habillage humanitaire qu'ils affectionnent, ouvre tous les studios de télévision et de radio.  
  
Dernière posture très tendance chez nos bien-pensants: faire son mea culpa sur les ondes... pour se positionner en belle conscience et garder la parole! Dans ce style, dénoncer toute menace de « Busheries » dans le Golfe est fort bien porté: mais pourquoi diable nos bien-pensants, qui se prétendent les plus démocrates du monde, sont-ils incapables, en France, de donner la parole à des partisans de G.W. Bush? Grand silence, grand mystère... Sans doute à cause de leur intolérance épidermique? 
  
 
COMMENT S'EN SORTIR?
  
  
          C'est le pari des derniers chapitres de l'ouvrage: encourager le lecteur à sortir des sentiers battus et rebattus de la pensée unique, en s'organisant en réseaux, en témoignant hors des clivages idéologiques traditionnels et en cultivant à l'occasion l'hilarité à l'encontre des bien-pensants. La difficulté, c'est que nombre de nos concitoyens se sont habitués à se taire, par peur de prendre des coups. 
  
          La dispute homérique qui vient d'éclater autour du quotidien Le Monde en est l'illustration la plus fracassante. Voilà un journal qui s'est auto-proclamé de référence, alors même qu'il n'est pas le plus lu parmi les quotidiens, contrairement à une idée répandue, et que jamais la question n'était posée: référence de quoi, et pour qui? Sous l'effet de la répétition, tout un chacun a concédé bon gré mal gré que Le Monde était pourtant « le journal de référence », ce qui constitue un label d'excellence indiscutable. Il aura suffi de la publication du livre de deux journalistes, Pierre Péan et Philippe Cohen, pour que l'on assiste à un déchaînement brutal des passions et à des ventes record. 
  
          Que disent les journalistes auteurs de ce prétendu brûlot? Que Le Monde n'est pas du tout le modèle de vertu journalistique qu'il se complaît à cultiver, que son regard sur l'information est tendancieux, que ses dirigeants ne sont pas désintéressés comme ils le prétendent, que les agissements de ses membres obéissent à des motifs peu glorieux, et que la police de la pensée qu'ils exercent est redoutable... En un mot, le quotidien emblématique d'une prétendue excellence journalistique n'est pas exemplaire! Toutes choses qui font scandale dans un petit milieu parisien, mais qui étaient parfaitement connues de la communauté journalistique. Pourquoi aura-t-il fallu attendre tout ce temps pour qu'une vérité d'évidence puisse être dite sur la place publique? 
  
          Est-ce à dire que la France est en train de sortir de la pensée unique qui verrouille l'expression du corps social? Certainement pas! Le choc médiatique autour du Monde prouve, au contraire, que la France est  en retard de plusieurs décennies! Ni Péan, ni Cohen n'ont fait de véritables révélations sur Le Monde: les premières à être déclinées sous forme livresque l'ont été par Michel Legris, lui-même ancien journaliste au Monde, qui avait décrypté la rhétorique du journal. C'était en 1977, lorsqu'il publia Le Monde tel qu'il est. À l'époque, toute critique était balayée d'un revers de manche et des haussements d'épaule. L'ouvrage, pourtant documenté et analytique de Michel Legris, allait être  rapidement mis sous le boisseau, avec cette interjection finale: comment pouvait-on oser faire un procès d'intention à ce journal fondé par l'illustre Hubert Beuve-Méry? Il est vrai que Michel Legris avait un lourd handicap, connu pour être un journaliste de sensibilité libérale, et donc sans légitimité aucune pour prétendre à une critique éclairée! 
  
          Quel changement en 2003? La fin du mythe révolutionnaire, certes, mais la critique – quand elle est autorisée – reste toujours étriquée. Il s'agit, et ne peut s'agir que d'une critique gauche/gauche. Les pourfendeurs du Monde sont des journalistes connus pour leur engagement à  gauche, qui règlent leurs comptes avec une publication... de gauche. Imaginer un autre scénario tient de l'impensable. Et c'est là que l'on saisit combien le débat reste enclavé dans l'hexagone. Une critique n'est recevable que si elle émane de la gauche ou de l'extrême gauche, sinon elle n'a pas droit de cité et reste occultée. 
  
          Le lecteur trouverait-il ce jugement trop sévère? Nous le renvoyons aux trois ouvrages qui ont fait florès, juste avant le livre accusatoire sur Le Monde: qu'il s'agisse des Maîtres-censeurs d'Elisabeth Levy, de La censure des bien-pensants de Robert Ménard, ou de l'ouvrage de Daniel Carton qui, à l'heure de la retraite, dit ses quatre vérités sur le journalisme, ils sont bel et bien signés par des journalistes qui se réclament ouvertement de la gauche. La seule question qui vaille alors la peine de se poser n'est-elle pas: que pensent les autres... Ou bien sont-ils interdits de parole dans un pays qui se prétend toujours être celui du débat et de la démocratie d'opinion?  
Comme quoi la tyrannie des bien-pensants, même si elle arrive à son crépuscule, a encore quelques beaux jours devant elle! Combien de décennies encore faudra-t-il pour en sortir, et  en sortirons-nous à temps, c'est bien la question! 
 
 
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