Montréal, 21 février 2004  /  No 138  
 
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Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et auteur de Le monopole de la santé au banc des accusés, Montréal, Éditions Varia, 2001.
 
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ÉCONOMIE POLITIQUE
  
LES MONOPOLES SYNDICAUX ET 
LE MARCHÉ DU TRAVAIL
 
par Jean-Luc Migué
 
 
          Les engagements du nouveau gouvernement du Québec élu le 14 avril dernier en faveur de la croissance et de la liberté reposaient sur deux piliers principaux: l’allègement fiscal et la libéralisation du marché du travail. La première tranche de ce projet n’a pas encore été réalisée, en dépit de son urgence. Quant à la deuxième, elle a été à peine amorcée avec l’adoucissement des règles de sous-traitance (le coûteux Article 45), mais la tâche de redresser les rigidités du marché du travail reste immense.
 
Marché du travail au Québec, bilan 1998-2002 
  
          Même si l'on exclut désormais les règles qui régissent la sous-traitance, le Québec reste affublé du marché du travail le plus rigide en Amérique du Nord. C’est ce qu’établit une récente étude de l’Institut Fraser, qui compare la performance du marché du travail au cours des années 1998-2002, à travers les 10 provinces canadiennes et les 50 États américains. L’étude met en parallèle 4 critères de performance du marché de l’emploi: 1) le taux de chômage, à 9,1%, place le Québec au 53e rang sur 60 juridictions; 2) la durée du chômage pour ses victimes, à 26,8 semaines (11,1 en Alberta, 20,8 semaines en Ontario): le Québec est aussi bon dernier des 60 juridictions; 3) la productivité du travail ou la valeur de la production réalisée par travailleur, à 64 282$, (91 565 en Alberta, 72 571$ en Ontario): le Québec ne peut faire mieux que la 52e place en Amérique. La productivité moyenne des travailleurs dans les juridictions les plus syndiquées s’inscrivaient à 64 888$, tandis qu’elle se hissait à un niveau de 30% supérieur (83 945$) dans leurs contreparties moins syndiquées; 4) en matière de croissance de l’emploi dans le secteur privé, six provinces (dont l’Alberta et l’Ontario) font mieux que le Québec, en dépit de la bonne conjoncture générale du Canada relativement à l’économie américaine pendant cette période. 
  
          Au total donc, l’indice global de performance place le Québec au dernier rang des provinces canadiennes (10e rang) avec un score de 1,9 sur 10,0 et au 55e rang sur 60 dans le classement Canada-États-Unis. Seules l’Ontario (5,5), l’Alberta (7,5) et le Manitoba (5,1) obtiennent au Canada une note de passage, c'est-à-dire supérieure à 5,0. 
  
Les causes 
  
          Décidément, le marché de l’emploi reste chez nous dans un état lamentable. Demandons-nous maintenant pourquoi ce piètre bilan s’observe. Pour expliquer l'évolution alarmante de l'emploi, il faut poser au départ que le marché du travail ne diffère pas essentiellement du marché des «peanuts». Lorsque le prix du travail augmente, les employeurs en achètent moins. On engage moins de briqueteurs à 32$ qu'à 18$. Parallèlement, si le rendement du travail décline parce que le revenu qu'on en obtient diminue, il s'offre moins de travail de la part de la main-d'oeuvre potentielle. Les salaires syndiqués, de 32% supérieurs au salaire concurrentiel (22% si l'on tient compte de la plus grande qualification des syndiqués), élèvent le coût de la main-d'oeuvre et donc de la production, dépriment l'emploi et forcent les candidats déboutés à se déverser dans les secteurs non syndiqués, où ils tirent les salaires vers le bas et le chômage vers le haut. Or au cours des quarante dernières années, le marché du travail a été marqué par une succession ininterrompue d'interventions publiques qui ont eu pour double effet d'alourdir le coût du travail pour les employeurs et d'en déprimer le rendement pour les employés. L'aboutissement est incontournable: la croissance de l'emploi se ralentit et le chômage se maintient en permanence à un niveau supérieur. 

          Faisons donc un survol des principales interventions réglementaires qui déterminent cette piètre conjoncture de l'emploi. 

    1. Le Québec est affublé du plus haut taux de syndicalisation en Amérique du Nord,  40% de la main-d’oeuvre, (24,7% en Alberta et 28,3% en Ontario). En cette matière, le Québec occupe le dernier rang au Canada et le dernier en Amérique, 60e sur 60. Or les cinq territoires des États-Unis et du Canada marqués du plus haut taux de syndicalisation souffrent de niveaux de chômage de 78,5% supérieurs (taux de chômage de 8,5%) au taux caractéristique des cinq juridictions qui comptent les plus faibles taux de syndicalisation (taux de chômage de 4,7%). Il en va de même de la sévérité et de la durée du chômage. Dans les 5 juridictions les plus syndiquées, 23% des chômeurs souffraient de cette condition depuis plus de 27 semaines. C’était le cas de moins de 11,5% des chômeurs dans les juridictions les moins syndiquées, donc la moitié moins. 
      
    2. La loi québécoise rend aussi obligatoire, sinon l’appartenance au syndicat de l’entreprise, du moins le paiement de la cotisation syndicale (formule Rand). Nonobstant les énoncés pieux des lois et les serments des milieux intellectuels, la liberté d’association en milieu de travail, n'existe pas chez nous. C'est la monopolisation coercitive de la main-d'oeuvre qu'on appelle syndicalisme; la contrainte est générale au Canada, mais de nombreux États américains reconnaissent légalement le droit au travail libre (Right-to-Work Legislation). Une fois qu’un syndicat est accrédité dans une entreprise ou une industrie entière, tous les employés sont régis par le syndicat, soumis à la cotisation et aux conditions spécifiées dans la convention, même les employés qui n’adhèrent pas au syndicat et qui voudraient offrir leurs services à des conditions différentes. C’est le syndicat qui contrôle la totalité de l’offre de travail et qui dicte les conditions de travail. L’employé jouit du droit de s’associer, mais pas du droit de ne pas s’associer. 
      
    3. La loi québécoise rend l’accréditation d’un syndicat plus facile que dans la plupart des provinces: mise en branle du processus dès que 35% (50% dans d’autres provinces) des employés ont acquis une carte de membre, pas de vote secret nécessaire, mais ce vote est automatique dès que 50% des employés détiennent une carte de membre. L’accréditation est aussi plus facile que la désaccréditation, en ce sens que le vote secret devient nécessaire dans ce dernier cas. 
      
    4. Contrairement à la moitié des provinces, le recrutement d’employés au cours d’une grève est interdit et la réembauche garantie à la fin du conflit (loi antiscabs); La seule insertion dans les règles de convention collective d'une disposition anti-briseurs de grève multiplie de 13% le nombre de grèves (Peter Cramton et Joseph Tracy, The Use of Replacement Workers in Union Contract Negotiations: The US Experience, 1980-9, NBER Working Paper No. 5106, 1995). Dans les années 90, les employés canadiens sont allés 6 fois plus en grève que leurs contreparties américaines. Les grèves durent plus longtemps aussi et coûtent 2 millions $ de plus par grève. 
      
    5. Le piquetage secondaire en cas de grève (chez un fournisseur ou un client commercial) est permis, bien que sujet à la discrétion d’une cour de justice; il est interdit en Alberta et en Colombie-Britannique. 
      
    6. L’employeur québécois doit donner au syndicat un avis d’implantation de changements technologiques, au grand détriment de l’innovation et de l’investissement; c’est le cas de quatre autres provinces seulement.   
      
    7. Contrairement à quatre autres provinces, en cas de litige dans l’application de la convention collective,  l’arbitrage est obligatoire immédiatement et exécutoire, sans possibilité d’autres recours.  
      
    8. Avec 18,5% de l’emploi total constitué d’emplois syndiqués dans le secteur public (14,3% en Alberta, 13,9% en Ontario), le Québec se classe en 53e place. Par l'effet de monopolisations publiques d'industries entières, plus marquées au Québec, comme l’éducation, les services municipaux et la santé, la centralisation des négociations dans le secteur public confère un pouvoir illimité aux monopoles syndicaux.  
      
    9. Le Québec paie le plus haut salaire minimum (relativement au PIB par tête) au Canada et en Amérique du Nord. Ce sont les moins qualifiés qui écopent et se retrouvent plus souvent au chômage (voir IL FAUT ABOLIR LE SALAIRE MINIMUM, le QL, no 50). 
      
    10. D’autres contraintes légales sont exclusives au Québec, comme l'extension des décrets dans une vingtaine d’industries, qui élargissent le pouvoir du syndicat à l'ensemble de la province en uniformisant les conditions de travail. 
 
     «Au cours des quarante dernières années, le marché du travail a été marqué par une succession ininterrompue d'interventions publiques qui ont eu pour double effet d'alourdir le coût du travail pour les employeurs et d'en déprimer le rendement pour les employés. L'aboutissement est incontournable...»
 
          Cette délégation implicite à un syndicat du pouvoir de taxer l'emploi et donc d'en bloquer l'accès, trouve sa contrepartie du côté des 41 corporations professionnelles, dont l'impact et la signification ne sont pas différents:  par l'effet de contingentements et par l'imposition légale de conditions d'accès arbitraires et excessives, cet aménagement corporatiste, qui remonte au Moyen-Âge, contribue de la même façon à fermer des débouchés à toute une classe de population, composée surtout de travailleurs parmi les plus jeunes et les mieux formés.  L'emploi se rétrécit et le chômage à long terme augmente. 
  
Impact du monopole syndical 
  
          Une fois implanté, l’investissement en recherche et développement (R&D) devient immobile, en ce qu’il en coûterait prohibitivement cher de le déplacer. Le capital ainsi immobilisé devient l’objet de chantage de la part du monopole syndical qui cherchera à se saisir du produit de l’innovation (la quasi rente). Ce sont les syndiqués regroupés en monopole qui s’approprient le rendement de l’investissement en R&D, sous forme de salaires accrus et de conditions améliorées. Pour s’en défendre les employeurs comprimeront à long terme leurs investissements en R&D. 
  
          Une récente étude parue dans la Revue canadienne d’économique (Julian R. Betts, Cameron W. Odgeros, and Michael K Wilson, “The Effects of Unions on Research and Development: An Empirical Analysis Using multi-year Data”, vol. 34, no 3, août 2001, 785-806) confirme cette prédiction en établissant une relation négative étroite entre le taux d’investissement en R&D d’une part (dépenses de R&D/unité d’output) et le degré de syndicalisation dans 13 industries canadiennes, entre 1968 et 1986. Le Canada se situe désormais au 14e rang des 27 pays de l’OCDE en matière de taux d’investissement en R&D.  
  
          Une large part de cette dégringolade est imputable au monopole syndical. Un taux moyen de syndicalisation au Canada s’accompagne d’une baisse de 28 à 50% des dépenses de R&D. C’est dire que sans monopoles syndicaux, c’est de 15 à 18 milliards d’investissement annuel qui se ferait plutôt que les 12 milliards qu’on observe présentement au Canada. Dans une industrie donnée, la R&D tombe de 40% quand on passe de l’entreprise moins syndiquée (25e rang percentile) à l’entreprise plus syndiquée (75e rang). Ultimement, c’est la croissance économique générale qui en souffre. Ces résultats confirment la relation établie depuis longtemps aux États-Unis; l’impact n’est que plus marqué au Canada qui souffre de lois plus favorables aux monopoles syndicaux. 
   
          Même le gouvernement canadien (qui le niait jusqu’à tout récemment) reconnaît désormais que le Canada perd du terrain depuis de nombreuses années relativement à ses partenaires en matière de croissance économique et de productivité. La production par homme/heure est tombée à moins de 80% du niveau américain. Le revenu canadien par habitant, qui au début des années 60 talonnait (à 10%) le niveau américain, s’inscrit aujourd’hui à 25-30% en dessous du revenu américain. 
      
          La mentalité syndicale est figée dans un passé de guerre des classes qui n’a plus d’avenir. Le rôle des syndicats n’est pas de promouvoir un programme politique. Ce n’est pas pour ça que les syndiqués verseraient volontairement leur contribution. On le conçoit comme la voix collective des membres pour négocier avec l’employeur et le propriétaire, dans un climat de coopération et de vision d’avenir plutôt que de confrontation destructive. Le syndiqué attendrait aussi de son association volontaire qu’elle l’éclaire et le dirige dans un tas de décisions et d’options liées à l’emploi: fonds de retraite, assurance, taxes et bénéfices sociaux, ou même questions légales. Il faut se réjouir que le pouvoir syndical décline partout, même au Québec. 
 
 
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