Montréal, 15 janvier 2005 • No 150

 

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

Y A-T-IL UNE DROITE AU QUÉBEC?

 

par Martin Masse

 

          Si l'on se fie aux plaintes hystériques des commentateurs de gauche, la droite « monte » au Québec depuis au moins l'affrontement entre le gouvernement péquiste et les syndicats de la fonction publique en 1982. Bref, depuis que la croissance accélérée et ininterrompue de l'État qui se poursuivait depuis les années 1960 a subi un certain freinage à cause des contraintes budgétaires qui ont suivi la crise économique de 1981-82, ce qui a forcé même un gouvernement « avec un préjugé favorable aux travailleurs » comme celui de René Lévesque à mettre la pédale douce sur les dépenses.

 

          Depuis cette époque – qui est également celle des premières réformes de Reagan et Thatcher –, ce sont ceux qui ne tiennent pas un discours de gauche misérabiliste qui sont qualifiés de « droitistes ». Quiconque fait preuve d'un certain scepticisme envers l'interventionnisme étatique et émet un doute sur la nécessité de continuer à gonfler les dépenses de l'État et à créer de nouveaux programmes bureaucratiques pour régler tous les problèmes du monde est automatiquement étiqueté comme « néolibéral » et « à droite ».

          Et pourtant, jusqu'à tout récemment à tout le moins, pratiquement personne au Québec ne se définissait ouvertement comme étant à droite, ni d'ailleurs ne se réclamait adepte du « néolibéralisme », un néologisme utilisé par la gauche comme une insulte plutôt que comme un descriptif.
 

Une description trompeuse

          Décrire les sceptiques de l'interventionnisme étatique et les partisans de plus de marché libre comme des gens à droite est en effet trompeur. Le libéralisme était, jusqu'à ce que les mouvements socialistes qui ont émergé dans la deuxième moitié du 19e siècle accaparent cette perception, un mouvement qu'on décrirait aujourd'hui comme « progressiste ». Il s'opposait au pouvoir du monarque absolu et de l'establishment aristocratique, aux privilèges de l'Église, et défendait les droits individuels de tous contre une élite abusant de son pouvoir.

          De nos jours, ceux qui défendent une perspective économique libérale ne font en fait qu'appliquer la science économique aux problèmes de politique publique. Il n'y a qu'une science économique – et c'est celle qui est issue du libéralisme classique. Le marxisme, le keynésianisme et les autres théories qui tentent d'expliquer la croissance par l'intervention magique du pouvoir coercitif de l'État, sont à l'économique ce que l'alchimie est aux sciences de la nature.

          Par ailleurs, le libéralisme économique en soi ne défend pas une vision de la société plus qu'une autre. Il explique tout simplement quels sont les institutions et mécanismes qui permettent aux individus d'accomplir plus efficacement leurs objectifs. Il ne prescrit pas quels doivent être ces objectifs.

          Il faut enfin relativiser les choses: ceux qui sont décrits aujourd'hui au Québec comme des « néolibéraux » parce qu'ils veulent ralentir ou freiner la croissance de l'État sont loin d'être des partisans d'un État minimal tel que les véritables libéraux du 19e siècle le concevaient. La vision défendue par le Parti libéral du Québec, ou celle de l'Action démocratique, est plutôt une vision sociale-démocrate « réaliste ». On ne remet aucunement en question le fait que l'État contrôle pratiquement la moitié de l'économie et intervienne dans presque tous les domaines de la vie en société. Les propositions de ces partis, et de la plupart des commentateurs décrits comme étant à droite, sont plutôt qu'il faut rationaliser cet interventionnisme, le modérer un peu, et le rendre plus efficace.
 

Des concepts arbitraires

          Gauche et droite sont des concepts politiques arbitraires, qui évoluent dans le temps et varient d'une société à l'autre et selon la perspective de chacun. On peut bien par convention ou pour simplifier le discours politique mettre à droite tous ceux qui ne sont pas clairement à gauche, y compris les libéraux et les libertariens. Mais si l'on veut être cohérent, il faut plutôt voir la droite comme une position étatiste, ce qui exclut ces derniers.

          La gauche et la droite se rejoignent de fait dans leur acceptation du politique. Alors que les libertariens souhaitent diminuer le plus possible la sphère du politique et, en bout de ligne, l'abolir complètement par une privatisation complète de toutes les fonctions de l'État, la gauche comme la droite veulent imposer leurs valeurs à tous au moyen de la coercition étatique. Les valeurs et les fins diffèrent, mais le moyen utilisé est le même.

          Au contraire, la philosophie libertarienne est fondée sur le rejet de l'utilisation de la coercition dans les rapports sociaux. Dans une société libertarienne, chacun pourrait s'associer librement avec qui il souhaite et vivre selon le modèle et les valeurs qu'il souhaite, dans la mesure où il ne tenterait de forcer personne à s'y conformer. La philosophie libertarienne prescrit simplement que les droits de propriété de chacun sur son propre corps et ses biens soient respectés.

          Il faut bien distinguer les valeurs des moyens qu'on utilise pour les défendre. Il existe des libertariens fondamentalistes religieux et des libertariens athées, des libertariens individualistes et d'autres qui préfèrent vivre dans des communautés fortes, des libertariens qui défendent des valeurs culturelles traditionnelles et d'autres qui font la promotion d'un « transhumanisme » qui permettrait à l'être humain de se transformer grâce aux nouvelles technologies. Les valeurs défendues par les libertariens pris individuellement peuvent rejoindre celles de la gauche « progressiste » ou celles de la droite « conservatrice ». La seule perspective fondamentale qui unit les libertariens est qu'ils refusent d'imposer leur propre vision du monde aux autres au moyen d'une institution fondée sur la coercition, en l'occurrence l'État.
 

« On peut bien par convention ou pour simplifier le discours politique mettre à droite tous ceux qui ne sont pas clairement à gauche, y compris les libéraux et les libertariens. Mais si l'on veut être cohérent, il faut plutôt voir la droite comme une position étatiste, ce qui exclut ces derniers. »


          J'ai expliqué dans un article précédent pourquoi les libertariens ne sont pas à droite et ne devraient pas s'identifier comme des gens de droite (voir « Les libertariens sont-ils à droite? », le QL, no 135). Aux États-Unis, les libertariens (à tout le moins ceux rattachés à l'École autrichienne) prennent de plus en plus leur distance de la droite néoconservatrice, impérialiste et autoritaire qui domine aujourd'hui le Parti républicain, et discutent ouvertement de s'allier sur certaines questions avec la gauche.

La droite au Québec

          Si les libertariens ne sont pas à droite, qui donc est à droite au Québec? Au contraire d'un pays comme la France par exemple, où les différentes mouvances de la droite se reconnaissent comme telles et ont des racines qui remontent loin dans l'histoire, le Québec n'a plus de droite politique organisée depuis une vingtaine d'années. Le vieux conservatisme canadien-français a subi un coup fatal pendant la Révolution tranquille. Il a pris deux décennies à s'éteindre complètement. Le Crédit social et l'Union nationale, qui représentaient des mouvances idéologiques clairement à droite, ont perdu toute influence vers le tournant des années 1980.

          L'affaire CHOI-FM a toutefois mis en lumière le fait que beaucoup de Québécois se reconnaissent tout de même dans un discours de droite. Jeff Filion, l'animateur qui est à l'origine de cette controverse, tient des propos qui le rattachent effectivement à la droite américaine, plus précisément la droite néoconservatrice: défense de l'empire américain et de ses guerres, critique du pouvoir indu des groupes de pression et de l'interventionnisme étatique, mais en même temps défense d'un État interventionniste sur d'autres points comme les subventions au sport, l'interdiction de la cigarette dans les endroits « publics » (c'est-à-dire les endroits privés qui reçoivent des clients tels les restaurants), etc.

          Le seul groupe organisé qui défend, à ma connaissance, une vision de droite conventionnelle au Québec est l'équipe du jeune magazine Égards, qui se décrit comme « la revue de la résistance conservatrice ». On y retrouve tous les thèmes du conservatisme traditionaliste: religion, culte du passé, pessimisme quant à l'avenir de la civilisation, dénonciations de la modernité et de la décadence contemporaine, obsession de l'homosexualité, accent sur la permanence de la nature humaine et la transcendance des valeurs, etc.

          Les conservateurs pourraient avoir des choses intéressantes et importantes à nous dire. Par exemple, dans une société où l'idéologie officielle a réussi à presque complètement occulter notre histoire jusqu'en 1960 (avant notre « modernisation » par une étatisation à tout crin, quand tout n'était prétendument que « grande noirceur »), il serait bon de revaloriser le passé et de reprendre contact avec une tradition qu'on a jeté avec l'eau du bain dans les années 1960.

          Malheureusement, au contraire des libertariens qui professent des valeurs conservatrices, ces conservateurs de droite continuent à fantasmer sur des solutions autoritaires. Ils critiquent sans doute l'étatisme – difficile de faire autrement alors que c'est l'État qui, depuis quarante ans, a détruit la société traditionnelle qu'ils voudraient revoir – mais ce qui sous-tend leurs critiques et leur vision, c'est qu'il est nécessaire d'avoir un pouvoir pour imposer l'ordre conservateur. Ils prennent d'ailleurs soin de souligner ce qui les distingue des libertariens. Dans le numéro d'hiver 2004-2005 paru récemment, Richard Bastien écrit:

          Certains nous reprochent en particulier une soi-disant complicité avec la pensée libertarienne ou néo-libérale. Pourtant, s'il est vrai que nous n'avons aucun scrupule à nous associer à la partie « critique » de cette pensée, nous nous démarquons d'elle autant que de la gauche dès lors qu'il s'agit de trouver des solutions aux problèmes contemporains. Les néo-libéraux ne comprennent pas que l'individualisme affaiblit l'individu, qu'une société individualiste (une dissociété) est une contradiction dans les termes. Ils sont incapables d'admettre l'existence d'un intérêt public qui serait autre chose que la somme des intérêts individuels. Pour eux, tout est affaire d'utilité personnelle, de sorte qu'il devient impossible, par exemple, de demander à des jeunes de se sacrifier pour défendre leur pays [].

          Comme les gauchistes, ce que les conservateurs de droite ne comprennent pas, eux, c'est que la moralité ne s'impose pas et que les collectivités n'ont pas d'autre existence que dans l'esprit des individus qui croient y appartenir. Seuls des individus entièrement libres de leurs actes peuvent s'associer volontairement et défendre un « intérêt public » dans la sphère limitée de leur association. Pour le reste, il n'y a en effet que des utilités personnelles, puisque les collectivités ne pensent pas, ne ressentent rien et n'ont pas d'intérêt. Le prétendu intérêt public défendu par la droite ou la gauche collectivistes, ce n'est en fait que l'intérêt d'un petit groupe qui est imposé de force sur l'ensemble de la société.

          Ce n'est sans doute pas un hasard si l'exemple donné par l'auteur de cet article se rattache à la guerre. Les conservateurs de droite sont obsédés par la force et la violence. Ils s'opposent (à juste titre) à la violence de l'avortement, mais envoyer des jeunes se faire tuer – et tuer – dans des guerres inutiles comme celle en Irak(1) fait aussi partie de leur programme. Le magazine contient de nombreux éloges absurdes au crétin Bush, qui « par sa seule présence à cette haute magistrature consolide la naissance, l'héritage, la tradition. » Rien de moins! Si cela n'est pas de l'idolâtrie, je me demande bien ce que c'est.

          Le magazine publie dans chacune de ses éditions les propos scabreux, scatologiques et carrément violents d'un auteur français de romans noirs exilé ici, Maurice G. Dantec. Cet abruti mal engueulé dénonce tout ce qui, au Québec, ne correspond pas à l'idéal d'une vieille France catho qui aurait survécu dans le Nouveau Monde, tout en étant bien intégrée dans l'empire néoconservateur américain, qu'il s'attendait de découvrir lorsqu'il a traversé l'Atlantique. Un extrait parmi bien d'autres, parmi les références au « foutre des Ayatollahs » et au « fist-fucking post-universitaire »: « Tu me fais pitié, et je pense que je vais uriner copieusement sur la copie du torchon à partir duquel je me suis permis d'extraire ta prose, comme on sonde un tas de fumier idéologique. »

          Disons que ça détonne dans une publication qui s'intitule « Égards » et qui reproduit entre autres des discours de cardinaux et des analyses de la pensée de Jean-Paul II. Difficile sans doute de complètement occulter le côté noir, autoritaire, et les fantasmes réprimés de cette pensée de droite, qui n'est pas près de retrouver ses heures de gloire au Québec si l'on se fie à la qualité de son argumentation.

 

1. Incidemment, on apprenait officiellement il y a quelques jours qu'après deux années de fouilles et d'enquête, aucune « arme de destruction massive » n'a été trouvée en Irak, et que les recherches ont été finalement abandonnées. Ce qui confirme ce que nous avons répété à plusieurs reprises ici: il s'agit d'une guerre d'agression plutôt qu'une guerre défensive, qui n'avait aucune raison d'être déclenchée.

 

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