Montréal, 15 octobre 2005 • No 159

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

PETIT COURS D'AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE

 

par Gilles Guénette

 

          « Vous ne pouvez pas comprendre le monde dans lequel vous vivez en ce moment si vous ne connaissez pas la philosophie politique, l’histoire, si vous ne savez pas qui sont les libertariens et les économistes de Chicago. Il faut étudier! »

          C’était Normand Baillargeon, professeur en sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Montréal, essayiste, militant libertaire (c'est-à-dire, anarchiste de gauche) et collaborateur de revues alternatives, le 27 août dernier à la radio de Radio-Canada. Il était invité à l’émission Samedi et rien d’autre pour parler de son dernier essai, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, dans lequel il donne des trucs pour développer un regard critique face aux médias. Dommage qu’il ait décidé de ne mentionner les libertariens qu’une seule fois dans son ouvrage et qu’il ait délibérément choisi de ne pas ajouter de liens vers leurs publications (tel le QL) dans ses suggestions de médias indépendants à consulter.

 

De paralogisme et d’autodéfense

          Le 30 avril 2000, dans un article intitulé: « "Une polémique" Réponse à Martin Masse (2) » et publié dans le défunt AO! Espace de la parole, Normand Baillargeon écrivait ces quelques lignes:
 

          Permettez-moi d'évoquer un cas personnel. Un jour, j'ai écrit un texte sur la mondialisation de la culture dans lequel je m'inquiétais de cette tendance à la soumission de toute la culture au marché et singulièrement à ces tyrannies privées. Un libertarien m'a répondu dans le journal de Martin Masse. J'avais tort, évidemment, et tout allait pour le mieux grâce au marché, grâce à la logique et aux valeurs entrepreneuriales de nos artistes, grâce à la compétition entre les produits. Et de me citer des exemples. Voici la phrase du monsieur qui s'adresse à moi: « Il faut être un peu déconnectés de la réalité pour prétendre que la culture se porte mal. Comme il faut ignorer tout du marché pour croire que dans l'éventualité d'un retrait de l'État du secteur culturel, cette industrie s'effondrerait. La culture québécoise est florissante. Les coûts de production et de diffusion n'ont jamais été aussi bas. Des entreprises comme... » J'arrête ici. Suspense. Qui va-t-il citer? Je vous le donne en mil: Cinar. Cinar!!! Le marché, donc!?! J'aurai la charité de ne pas commenter.

          Normand Baillargeon, comme on l’apprend dans son Petit cours d’autodéfense, commettait ainsi un paralogisme, celui de la généralisation hâtive: « Comme son nom l’indique, ce paralogisme consiste à généraliser trop vite et à tirer des conclusions au sujet d’un ensemble donné [dans ce cas-ci, le libertarianisme] en se basant sur un trop petit nombre de cas [quelques phrases tirées d’un de mes articles]. […] Dans la vie de tous les jours, ce paralogisme prend souvent la forme d’un argument anecdotique, c’est-à-dire qu’il invoque une expérience personnelle pour appuyer un raisonnement. “Tous les patrons sont des margoulins: je le sais, j’en connais plusieurs” est une généralisation hâtive, tout comme: “L’acupuncture, ça marche: mon frère a arrêté de fumer en consultant un acupuncteur.” » On pourrait ajouter: « Le discours libertarien est bidon: l’un des leurs, pour faire valoir son point, a utilisé à titre d'exemple Cinar alors que cette entreprise a [par la suite] été reconnue coupable de fraude. »

          Bon avant de me faire taxer à mon tour d’avoir recours au paralogisme de la généralisation hâtive, je m’empresserai de préciser que j'ai bien aimé le bouquin de Baillargeon et que malgré la lacune susmentionnée, il s'agit d'une lecture tout à fait recommandable. Une initiative qu’on se doit de souligner étant donné la très grande place qu'occupent les médias dans nos vies – j’ai écrit plusieurs articles sur le sujet(1). Le citoyen pour faire face au monde d’aujourd’hui a en effet intérêt à développer une attitude critique par rapport aux médias.
 

Autodéfense 101

 

          Le Petit cours d’autodéfense intellectuelle est né de la convergence, chez son auteur, de deux préoccupations. La première recouvre deux séries d’inquiétudes: « la prévalence de toutes sortes de croyances qui circulent dans nos sociétés sous divers noms, comme paranormal, ésotérisme ou nouvel âge », et « l’état déplorable de la réflexion, du savoir et de la rationalité dans de larges pans de la vie académique et intellectuelle ». La seconde concerne « l’accès des citoyens des démocraties à une compréhension du monde dans lequel nous vivons, à une information riche, sérieuse et plurielle qui leur permette de comprendre ce monde et d’agir sur lui. »

          Pour remédier à ces situations, M. Baillargeon a entrepris l’élaboration d’un kit d’outils pour le citoyen critique. En première partie, il traite donc du langage, de la propriété des mots, et des principaux paralogismes (« [c]es argumentations qui ne tiennent pas la route et qui incitent à tirer de mauvaises conclusions »), pour ensuite effectuer un survol (plutôt ardu) des mathématiques. En seconde partie, il traite de l’expérience personnelle, de la science, puis des médias.

          On ne peut pas vraiment formuler de reproches à l’endroit du Petit cours d’autodéfense. Mise à part le chapitre sur les mathématiques, que j’ai scanné rapidement, l’auteur ouvre d’intéressantes pistes de réflexion, il fait preuve d’une très grande impartialité dans le traitement du contenu, et il évite de tomber dans le genre de clichés véhiculés par les altermondialistes ou les membres de la go-gauche bien pensante. Sauf dans le dernier chapitre de son livre, celui consacré aux médias. Là, ça se gâte.

Le pouvoir (des patrons) de la presse

          La vision des médias de Baillargeon ne diffère pas de celle plutôt répandue dans les milieux intellectuels de gauche: à cause des cotes d’écoute, les « grands médias marchands » font de plus en plus dans le sensationnalisme, la concentration de la presse fait en sorte qu’on retrouve une seule et même information partout, et les groupes de pression et grandes firmes de relations publiques font la pluie et le beau temps.
 

« Depuis l’avènement de la télévision, les intellos ne cessent de se désoler de voir que le médium n’offre pas que des émissions d’information pointues et de qualité. Comme si tel était son mandat. La télévision n’a pas plus de "mandat citoyen" que la radio, les journaux, ou Internet. »


          Là où il se démarque, c’est lorsqu’il affirme que « malgré qu’ils soient en droit des outils politiques fondamentaux d’élaboration d’un espace public de discussion, [les grands médias marchands] sont en passe de renoncer à cette tâche pour ne plus exercer qu’une fonction de propagande et d’occultation du réel. » Hmm… « Autrement dit, même s’il n’est guère réjouissant que la télévision verse de plus en plus dans le reality show et autres spectaculaires stupidités, la véritable tragédie se joue désormais chaque soir, au téléjournal, par le recul et l’oubli de la mission politique et citoyenne d’information qui est celle des médias. »

          Je suis d’accord avec Baillargeon lorsqu’il dit que « la télévision verse de plus en plus dans le reality show et autres spectaculaires stupidités », j’ai personnellement cessé de la regarder depuis maintenant quelques années tellement je n’en pouvais plus de ce nivellement vers le bas. Mais là où je ne le suis pas, c’est quand il parle d’une « mission politique et citoyenne d’information qui est celle des médias ». Les médias vendent un produit: des émissions. On peut acheter ou pas.
 

Ici, Télé-Propaganda

          Depuis l’avènement de la télévision, les intellos ne cessent de se désoler de voir que le médium n’offre pas que des émissions d’information pointues et de qualité. Comme si tel était son mandat. La télévision n’a pas plus de « mandat citoyen » que la radio, les journaux, ou Internet. Si elle n’avait offert que des émissions d’information pointues et « de qualité » depuis ses débuts, elle ne serait jamais devenue le média de masse qu’elle est et on ne serait pas là en train d’en discuter.

          Si l’information ne s’était pas tranquillement déplacée vers le spectacle, l’« information spectacle », on ne connaîtrait sans doute pas aujourd’hui un tel engouement pour les nouvelles et toutes ces chaînes d’information continue n’existeraient pas. La grande majorité des gens ne sont pas des intellectuels. Ils s’informent en se divertissant. Donnez-leur des bulletins de nouvelles qui ne tombent pas (un peu, beaucoup, passionnément) dans le sensationnalisme et ils vont zapper.

          Pour expliquer cet abandon de la mission des médias, M. Baillargeon y va d’un modèle propagandiste. Les médias, selon les chercheurs à l’origine de ce modèle, Edward Herman et Noam Chomsky, « servent à mobiliser les appuis en faveur des intérêts particuliers qui dominent les activités de l’État et celles du secteur privé; leurs choix, insistances et omissions peuvent être au mieux compris – et parfois même compris de manière exemplaire et avec une clarté saisissante – lorsqu’ils sont analysés en ces termes. »

          Ce modèle propagandiste repose sur cinq filtres « comme autant d’éléments surdéterminant la production médiatique ». « Le premier est celui que constituent la taille, l’appartenance et l’orientation vers le profit des médias. Les médias appartiennent à des corporations et à des personnes très fortunées, qui les contrôlent. On doit présumer que cela constituera un biais. […] Le deuxième est celui de la dépendance des médias envers la publicité. Les médias vendent moins des informations à un public que du public à des annonceurs. Vous ne vous en doutez peut-être pas mais, lorsque vous achetez un quotidien, vous êtes vous-même le produit. […] Le troisième filtre est constitué par la dépendance des médias à l’égard de certaines sources d’information: le gouvernement, les entreprises elles-mêmes – notamment par l’intermédiaire des firmes de relations publiques – les groupes de pression, les agences de presse. […] Le quatrième filtre est celui des flaks, c’est-à-dire les critiques que les puissants adressent aux médias et qui servent à les discipliner. […] Le cinquième et dernier filtre est baptisé par Herman et Chomsky l’anticommunisme; cette dénomination est à l’évidence marquée par la conjoncture américaine. Elle renvoie plus largement, en fait, à l’hostilité des médias envers toute perspective de gauche, socialiste, progressiste, etc. »

          Immédiatement après cette énumération des cinq filtres qui déterminent la production médiatique, on retrouve une petite caricature mettant en scène un journaliste qui parle à son patron (ce dernier est facilement identifiable, il tient un gros cigare entre ses deux doigts gras…). Le premier dit: « Mais il faut absolument traiter du réchauffement de la planète! » Ce à quoi le second répond: « Vous traiterez du refroidissement de Céline Dion! »

          Ce petit dessin illustre bien les défaillance de tout ce modèle propagandiste. Si les médias « appartiennent à des corporations et à des personnes très fortunées », cela ne veut pas nécessairement dire que ces dernières contrôlent la nouvelle. Les patrons peuvent-ils arriver dans une salle de nouvelles et dire à un journaliste: « Tu vas dire ça comme ça »? Sans doute pas – même si secrètement ils le souhaiteraient. Ils savent qu'ils n'ont pas le gros bout du bâton avec les syndicats et les ordres professionnels de journalistes.
 

Le dos large des patrons

          Parce qu'ils cherchent à faire du profit, les médias ne peuvent être crédibles! Parce qu'ils appartiennent à des corporations et à des personnes très fortunées, cela constitue un biais! Si l'on suit cette logique, les seuls qui seraient aptes à opérer adéquatement un média seraient les centrales syndicales, les groupes de pression « progressistes » et les universitaires parce qu'ils ne cherchent pas à faire du profit. L'information que produiraient ces entités médiatiques serait pure, toujours balancée, « plurielle ». Yeah right! On oublie que tous ces gens, s'ils ne cherchent pas (officiellement) à faire du profit, ils ont des intérêts. Et ils savent les protéger.

          Les médias sont certes dépendants de certaines sources d’information, tels les gouvernements, les entreprises, les groupes de pression, etc. Ils sont aussi dépendants des informations issues des grandes centrales syndicales (Baillargeon n’en parle pas même si après l’État, il s’agit du deuxième pouvoir au Québec) et des biais « progressistes » et « pro-syndicaux » de leurs propres journalistes (bon je généralise, mais avouez qu'il y a davantage de journalistes « progressistes » que de « néolibéraux »!). Ils sont aussi dépendants de la paresse de ces mêmes journalistes – plusieurs, plutôt que de fouiller un dossier, se contentent souvent de reprendre presque intégralement les communiqués de presse produits par « les sources d’information ». Les patrons n’ont même pas à dicter quoi que ce soit.

          Les médias sont aussi dépendants de la publicité, mais de là à dire que cette dépendance a une influence sur leur programmation, c’est une autre affaire. Peut-être qu’aux États-Unis de grandes entreprises refusent d’annoncer dans certaines émissions parce que leur contenu va à l’encontre de leurs croyances et convictions, mais c’est loin d’être le cas à grande échelle. Avec l’arrivée d’Internet et l’« adolescencisation » de la culture, les annonceurs sont devenus beaucoup moins frileux. Ça en prend beaucoup de nos jours pour que l’un d’entre eux retirent ses pubs.

          Pour ce qui est de l’anticommunisme et de l’hostilité des médias envers toute perspective de gauche, socialiste et progressiste, tout est dans l’oeil du consommateur: pour les gens de gauche, tous les médias sont à droite – des néolibéraux –, pour les gens de droite, tous les médias sont à gauche – des communistes (justement), des socialistes, des progressistes. On n’en sort pas. Heureusement, nous avons accès à des sources d'information de partout à travers le monde. Grâce à Internet, nous ne sommes plus captifs de l'offre d'information régionale.

          Comme je le mentionnais plus haut, le Petit cours d'autodéfense intellectuelle est une lecture tout à fait recommandable. À part la trentaine de pages qui constituent le chapitre sur les médias – où il faut en prendre, mais surtout en laisser –, le bouquin de Normand Baillargeon est plutôt neutre. Il se rapproche de l’idée qu'on peut se faire de l’objectivité. Un apport riche en « éléments intellectuels » qui fait partie de tout régime équilibré.

 

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