Montréal, 15 septembre 2008 • No 259

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre III du livre Le Libéralisme, publié en 1927.

 
 

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE LIBÉRALE (4)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

7. La libre concurrence

 

          La démonstration théorique des conséquences respectives des droits de douane protecteurs et du libre-échange est la clé de voûte de l'économie classique. Elle est tellement claire, tellement évidente, tellement indiscutable, que ses adversaires ont été incapables d'avancer le moindre argument à son encontre qui ne puisse être immédiatement réfuté comme totalement erroné et absurde.

 

          De nos jours, pourtant, nous avons encore des tarifs protecteurs – et même, en fait, des interdictions directes à l'importation – dans le monde entier. Même en Angleterre, la mère-patrie du libre échange, le protectionnisme est aujourd'hui en pleine ascension. Le principe d'autarcie nationale gagne chaque jour de nouveaux partisans. Même des pays ne comptant que quelques millions d'habitants, comme la Hongrie et la Tchécoslovaquie, essaient, par le biais d'une politique de tarifs élevés et de restrictions à l'importation, de se rendre indépendants du reste du monde. L'idée de base de la politique étrangère commerciale des États-Unis est d'imposer sur tous les biens produits à l'étranger à coût plus faible des taxes à l'importation se montant à la différence. Ce qui rend la situation globale absurde est que tous les pays veulent diminuer leurs importations mais en même temps augmenter leurs exportations. L'effet de ces politiques est d'interférer avec la division internationale du travail et généralement d'abaisser la productivité du travail. L'unique raison pour laquelle ce résultat n'a pas été plus remarqué tient au fait que le système capitaliste a toujours été jusqu'ici suffisant pour le compenser.

 


TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 3


1. Les frontières de l'État
2. Le droit à l'autodétermination
3. Les fondements politiques de la paix
4. Le nationalisme
5. L'impérialisme
6. La politique coloniale
7. La libre concurrence
8. La liberté de circulation
9. Les États-Unis d'Europe
10. La Société des Nations
11. La Russie

          Cependant, il n'y a pas de doute que tout le monde serait de nos jours plus riche si les tarifs protecteurs ne conduisaient pas artificiellement à déplacer la production de lieux plus favorables vers des lieux moins favorables. Dans un système de libre-échange intégral, capital et travail seraient employés dans les conditions les plus favorables à la production. D'autres lieux seraient utilisés tant qu'il serait possible de produire ailleurs dans des conditions plus favorables. Dans la mesure où, en raison du développement des transports, des améliorations de la technique et d'une meilleure connaissance des pays récemment ouverts au commerce, on découvre qu'il existe des sites plus favorables à la production que ceux actuellement utilisés, la production se déplace vers ces lieux. Capital et travail tendent à partir des régions où les conditions sont moins favorables à la production pour celles où elles sont plus favorables.

          Toutefois, la migration du capital et du travail présuppose non seulement la complète liberté du commerce, mais aussi l'absence totale d'entraves à la liberté de circulation d'un pays vers un autre. Ceci était loin d'être le cas au moment où la doctrine classique du libre-échange fut initialement développée. Toute une série d'obstacles entravait le libre mouvement du capital et du travail. En raison d'une ignorance des conditions qui y régnaient, d'une insécurité générale en ce qui concernait la loi et l'ordre et d'une série de motifs similaires, les capitalistes rechignaient à investir à l'étranger. Quant aux travailleurs, il leur était impossible de quitter leur pays natal, non seulement parce qu'ils ne parlaient pas les langues étrangères, mais aussi à cause de difficultés légales, religieuses et autres. Il est certain que le capital et le travail pouvaient en général se déplacer plus librement au sein de chaque pays au début du XIXe siècle, mais des obstacles empêchaient leur circulation d'un pays vers un autre. La seule justification pour distinguer en théorie économique le commerce intérieur du commerce extérieur se trouve dans le fait que le premier connaît la mobilité du capital et du travail alors qu'il n'en est pas de même en ce qui concerne le commerce entre les nations. Par conséquent, le problème que la théorie classique avait à résoudre pouvait être énoncé comme suit: Quels sont les effets du libre-échange des biens de consommation entre plusieurs pays si la mobilité du capital et du travail de l'un vers l'autre est restreinte? La doctrine de Ricardo fournit la réponse à cette question.

          Les branches de la production se répartissent entre les pays de telle sorte que chacun consacre ses ressources aux industries où il possède la plus grande supériorité sur les autres. Les mercantilistes craignaient qu'un pays connaissant des conditions défavorables à la production importerait plus qu'il n'exporterait, de sorte qu'il se retrouverait finalement sans aucune monnaie: ils réclamaient donc que des tarifs protecteurs et des interdictions à l'importation soient décrétés à temps pour empêcher cette situation déplorable de survenir. La doctrine classique a montré que ces craintes mercantilistes étaient sans fondement. Car même un pays dans lequel les conditions de production seraient moins favorables que celles des autres pays dans toutes les branches industrielles n'a pas à craindre que ses exportations soient inférieures à ses importations. La doctrine classique a démontré, d'une façon brillante et irréfutable, jamais contestée par personne, que même les pays connaissant des conditions relativement favorables de production comprendront qu'il leur est avantageux d'importer de pays connaissant des conditions comparativement moins favorables de production des biens qu'ils auraient été certes mieux à même de produire, mais pas dans la même mesure que pour la production des biens dans lesquels ils se sont spécialisés.

          Ainsi, ce que la doctrine classique du libre-échange dit à l'homme d'État est: il existe des pays soumis à des conditions naturelles de production relativement favorables et d'autres soumis à des conditions de production relativement défavorables. En l'absence d'interférence de la part des gouvernements, la division internationale du travail devra, par elle-même, conduire à ce que chaque pays trouve sa place dans l'économie mondiale, quelles que soient ses conditions de production vis-à-vis de celles des autres pays. Bien entendu, les pays comparativement favorisés seront plus riches que les autres, mais c'est un fait qu'aucune mesure politique ne pourra changer de toute façon. C'est simplement la conséquence d'une différence entre les facteurs naturels de production.

          Telle était la situation à laquelle était confronté l'ancien libéralisme. Et à cette situation répond la doctrine classique du libre-échange. Mais depuis l'époque de Ricardo, les conditions mondiales ont considérablement changé et le problème auquel la doctrine du libre-échange eut à faire face au cours des soixante dernières années précédant le déclenchement de la [Première] Guerre mondiale fut très différent de celui qu'elle devait traiter à la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Car le XIXe siècle avait partiellement éliminé les obstacles qui, au début, entravaient la libre circulation du capital et du travail. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il était bien plus facile pour un capitaliste d'investir son capital à l'étranger qu'à l'époque de Ricardo. La loi et l'ordre étaient établis sur une base bien plus solide, la connaissance des pays étrangers, de leurs manières et coutumes, s'était développée, et la création de compagnies par actions permettait de diviser le risque encouru par des entreprises étrangères entre plusieurs personnes, donc de le réduire. Il serait bien entendu exagéré de dire que la mobilité du capital était au début du XXe siècle aussi grande entre les pays qu'au sein d'un même pays. Certaines différences persistaient assurément; il n'était pourtant plus question de faire l'hypothèse que le capital devait rester dans les frontières de chaque pays. Ce n'était pas non plus possible pour le travail: dans la seconde moitié du XIXe siècle, des millions d'individus quittèrent l'Europe pour chercher de meilleures occasions d'emploi à l'étranger. Comme les conditions supposées par la doctrine classique du libre-échange, à savoir immobilité du capital et du travail, n'avaient plus cours, la distinction entre les effets du libre-échange sur le commerce intérieur et sur le commerce extérieur perdit en même temps sa validité.

          Si le capital et le travail peuvent se déplacer librement d'un pays à un autre comme ils le font au sein d'un même pays, il n'est plus justifié de distinguer entre commerce intérieur et commerce extérieur en ce qui concerne les effets du libre-échange. Tout ce qui a été dit pour le premier vaut dès lors aussi pour le second: le libre-échange conduit à n'utiliser pour la production que les lieux qui connaissent des conditions comparativement favorables, alors que ceux dans lesquels les conditions sont relativement défavorables restent inutilisés. Capital et travail partent des pays aux conditions comparativement défavorables pour ceux où les conditions de production sont plus favorables, ou plus exactement des pays d'Europe, établis depuis longtemps et où la densité de population est élevée, pour l'Amérique et l'Australie, régions qui offrent de meilleures conditions de production. Pour les nations européennes qui avaient à leur disposition, en plus de leurs anciennes bases en Europe, des territoires à l'étranger convenant à une colonisation européenne, cela ne signifiait rien de plus que d'envoyer une partie de leur population outre-mer. Dans le cas de l'Angleterre, par exemple, certains de ses enfants vivent désormais au Canada, en Australie ou en Afrique du Sud. Les émigrants qui ont quitté l'Angleterre peuvent conserver leur citoyenneté et leur nationalité anglaises dans leurs nouvelles demeures. Mais pour les Allemands, le cas est assez différent: l'Allemand qui a émigré s'est retrouvé dans un pays étranger et au milieu de membres d'une nation étrangère. Il est devenu citoyen d'un État étranger et il fallait s'attendre à ce qu'après une, deux, au plus trois, générations, son attachement au peuple allemand se dissolve et que le processus d'assimilation à la nation étrangère soit terminé. L'Allemagne eut à faire face au problème de savoir s'il fallait considérer ce fait avec indifférence alors qu'une partie de son capital et de son peuple partait émigrer à l'étranger.

          Il ne faut pas faire l'erreur de croire que les problèmes de politique commerciale de l'Angleterre et de l'Allemagne au cours de la seconde moitié du XIXe siècle étaient identiques. Pour l'Angleterre, la question était de permettre ou non à plusieurs de ses sujets d'émigrer vers ses colonies et aucune raison ne pouvait de toute façon empêcher ce départ. Pour l'Allemagne, en revanche, le problème était de ne rien faire alors que ses nationaux partaient pour les colonies anglaises, pour l'Amérique du Sud ou pour d'autres pays et qu'il fallait s'attendre à ce que ces émigrants, au cours du temps, abandonnent leur citoyenneté et leur nationalité comme l'avaient fait auparavant les centaines de milliers, à vrai dire les millions, d'individus qui avaient déjà émigré. Comme il ne voulait pas qu'une telle chose se produise, l'Empire allemand, qui s'était lentement rapproché d'une politique de libre-échange au cours des années 1860 et 1870, opta à la fin des années 1870 pour une politique protectionniste, en imposant des taxes à l'importation destinées à protéger l'agriculture et l'industrie allemandes de la concurrence étrangère. Sous la protection de ces tarifs, l'agriculture allemande fut capable de soutenir dans une certaine mesure la concurrence des exploitations de l'Europe de l'Est et des pays d'outre-mer, dotées de meilleurs terrains, tandis que l'industrie allemande pouvait former des cartels maintenant les prix intérieurs au-dessus du prix du marché mondial, ce qui leur permettait d'utiliser les profits ainsi réalisés pour vendre moins cher que leurs concurrents à l'étranger.

          Mais le but ultime visé par le retour au protectionniste ne pouvait pas être atteint. Plus les coûts de production et le coût de la vie grimpaient en Allemagne, conséquence directe de ces tarifs protecteurs, et plus difficile devenait sa situation commerciale. Il fut certes possible à l'Allemagne de réaliser une croissance industrielle notable au cours des trente premières années de l'ère correspondant à cette nouvelle politique commerciale. Mais cette croissance aurait eu lieu même en l'absence des tarifs douaniers, car elle était principalement le résultat de l'introduction de nouvelles méthodes au sein des industries allemandes de la chimie et de l'acier, ce qui leur a permis de faire un meilleur usage des abondantes ressources naturelles du pays.

          La politique antilibérale, en abolissant la libre mobilité du travail dans le commerce international et en restreignant considérablement aussi la mobilité du capital, a dans une certaine mesure gommé la différence qui existait en ce qui concerne les conditions du commerce international entre le début et la fin du XIXe siècle et nous a ramenés aux conditions en vigueur à l'époque où fut formulée pour la première fois la doctrine du libre-échange. À nouveau, le capital et surtout le travail sont entravés dans leurs déplacements. Dans les conditions actuelles, le commerce sans entraves des biens de consommation ne peut pas conduire à des mouvements migratoires. À nouveau, la conséquence en est que les peuples du monde vont chacun se spécialiser dans les branches de production pour lesquelles il existe des conditions relativement meilleures dans leur pays.

          Mais quelles que soient les conditions préalables au développement du commerce international, la politique de tarifs protecteurs ne peut accomplir qu'une seule chose: empêcher la production d'être entreprise dans les conditions sociales et naturelles les plus favorables et la contraindre à s'effectuer dans de moins bonnes conditions. Le résultat du protectionnisme est par conséquent toujours une réduction de la productivité du travail humain. Le libre-échangiste est loin de nier que le mal que les nations du monde cherchent à combattre au moyen du protectionnisme est bel et bien un mal. Ce qu'il affirme, c'est uniquement que les moyens préconisés par les impérialistes et les protectionnistes ne peuvent pas éliminer ce mal. Il recommande donc une autre méthode. Afin de créer les conditions indispensables à une paix durable, l'une des caractéristiques de la situation internationale actuelle que le libéral voudrait voir changer est le fait que les émigrants de nations comme l'Allemagne et l'Italie, qui ont été traités comme les parents pauvres de la division internationale du travail, doivent vivre dans des régions où, en raison de politiques antilibérales, ils sont condamnés à perdre leur nationalité.
 

« Il est clair qu'il n'y a pas de solution au problème de l'immigration si l'on adhère à l'idéal de l'État interventionniste, qui s'occupe de tous les domaines de l'activité humaine, ou à celui de l'État socialiste. Seule l'adoption du programme libéral pourrait permettre de faire disparaître complètement le problème de l'immigration, qui semble aujourd'hui insoluble. »


8. La liberté de circulation

          On reproche parfois au libéralisme d'avoir un programme à prédominance négative. Ce serait la conséquence nécessaire, dit-on, de la nature même de la liberté, qui ne peut être que liberté vis-à-vis de quelque chose, la demande de liberté consistant essentiellement à rejeter un autre type de revendication. À l'inverse, on pense souvent que le programme des partis à tendance autoritaire est de nature positive. Comme un jugement de valeur bien établi est généralement associé aux termes « positif » et « négatif », cette manière de parler implique déjà une tentative subreptice de discréditer le programme politique du libéralisme.

          Il n'est pas nécessaire de répéter ici encore que le programme libéral – une société fondée sur la propriété privée des moyens de production – est aussi positif que tout autre programme politique imaginable. Ce qui est négatif dans le programme libéral, c'est le refus, le rejet de tout ce qui s'oppose à ce programme positif. Dans cette posture défensive, le programme libéral – et, d'ailleurs, de tout mouvement – dépend de la position que ses adversaires adoptent à son égard. Lorsque l'opposition est forte, l'assaut du libéralisme doit lui aussi être plus fort; quand cette opposition est relativement faible, voire inexistante, quelques mots suffisent. Et comme la situation que le libéralisme a eu à affronter a évolué au cours de l'histoire, l'aspect défensif du programme libéral a lui aussi connu plusieurs changements.

          Ceci apparaît le plus clairement en ce qui concerne sa position vis-à-vis de la question de la liberté de circulation. Le libéral demande que toute personne ait le droit de vivre où bon lui semble. Il ne s'agit pas d'une demande « négative ». C'est l'essence même d'une société fondée sur la propriété privée des moyens de production que de permettre à chaque homme de travailler et de disposer de ses revenus où il l'estime préférable. Ce principe ne prend un caractère négatif que lorsqu'il s'oppose à des forces cherchant à restreindre la liberté de circulation. Sous cet aspect négatif, le droit à la liberté de circulation a, au cours du temps, connu un changement total. Lorsque le libéralisme fit son apparition aux XVIIIe et XIXe siècles, il dut combattre en faveur de la liberté d'émigration. Aujourd'hui, la lutte est en faveur de la liberté d'immigration. Autrefois, il s'opposait à des lois qui empêchaient les habitants de la campagne de partir pour la ville et qui menaçaient de punition sévère celui qui voulait quitter son pays natal afin de mener une vie meilleure à l'étranger. L'immigration était cependant relativement libre et sans entraves à cette époque. Aujourd'hui, comme tout le monde le sait, les choses sont assez différentes. La nouvelle tendance a commencé il y a quelques décennies par des lois contre l'immigration des coolies chinois. De nos jours, dans chaque pays du monde qui peut sembler attirant pour les immigrants, des lois plus ou moins strictes empêchent l'immigration, soit totalement soit en partie. Cette politique doit être considérée de deux points de vue: tout d'abord comme une politique syndicale, puis comme une politique de protectionnisme national.

          En dehors de mesures coercitives comme l'acceptation des seuls travailleurs syndiqués, les grèves obligatoires et les menaces violentes à l'encontre de ceux qui souhaitent travailler, la seule manière par laquelle les syndicats peuvent exercer une influence sur le marché du travail est de restreindre l'offre de travail. Mais comme il n'est pas en leur pouvoir de réduite le nombre des travailleurs vivant dans le monde, la seule possibilité qu'il leur reste est de leur bloquer l'accès à l'emploi, diminuant ainsi le nombre des travailleurs dans une branche de l'industrie ou dans un pays, et ce aux dépens des travailleurs employés dans les autres branches ou dans les autres pays. Pour des raisons pratiques, il n'est possible que dans une mesure limitée d'interdire l'entrée d'une branche industrielle donnée aux autres travailleurs du pays. Au contraire, il n'y a aucune difficulté particulière à imposer de telles restrictions à l'entrée du travail étranger. Les conditions naturelles de production et, de façon concomitante, la productivité du travail sont plus favorables, et donc les salaires plus élevés, aux États-Unis que dans de nombreuses régions d'Europe. Sans barrières à l'immigration, les travailleurs européens émigreraient en grand nombre aux États-Unis pour y trouver du travail. Les lois américaines sur l'immigration rendent cette tentative extrêmement difficile. Par conséquent, les salaires des travailleurs des États-Unis atteignent un niveau plus élevé qu'ils ne l'auraient fait avec une liberté totale d'immigration, alors qu'ils restent sous ce niveau en Europe. D'un côté le travailleur américain y gagne, de l'autre le travailleur européen y perd.

          Ce serait cependant une erreur de ne considérer les conséquences des barrières à l'immigration que sous l'angle de leur effet immédiat sur les salaires. Ces conséquences vont plus loin. En raison de l'offre relativement surabondante de travail dans les régions connaissant des conditions de production comparativement moins bonnes, et de la pénurie relative de travail dans les régions où ces conditions sont relativement plus favorables, la production est plus développée dans les premières et plus réduite dans les secondes que ce ne serait le cas dans un régime de liberté d'immigration. Par conséquent, les effets des restrictions sont les mêmes qu'avec un tarif protecteur. Dans une partie du monde on n'utilise pas les occasions relativement plus favorables à la production, alors que dans une autre partie on travaille dans des conditions relativement moins favorables. Considéré du point de vue de l'humanité dans son ensemble, le résultat est un abaissement de la productivité du travail humain, une réduction de l'offre de biens à la disposition de l'humanité.

          Les tentatives de justifier sur des bases économiques la politique de restriction de l'immigration étaient donc dès le départ vouées à l'échec. Il ne peut y avoir le moindre doute que les barrières à l'immigration diminuent la productivité du travail humain. Quand les syndicats des États-Unis et d'Australie empêchent l'immigration, ils luttent non seulement contre les intérêts des travailleurs des autres pays du monde mais aussi contre les intérêts de tous les autres afin de s'assurer un privilège particulier. De plus, on ne sait pas du tout si l'accroissement de la productivité générale du travail humain qui pourrait surgir de la liberté totale d'immigration, ne serait pas suffisante pour compenser entièrement les membres des syndicats américains et australiens pour les pertes qu'ils auraient à subir de l'ouverture des frontières aux travailleurs étrangers. Les travailleurs des États-Unis et d'Australie ne pourraient réussir à imposer de telles restrictions à l'immigration s'ils n'avaient aucun autre argument sur lequel se rabattre pour soutenir leur politique. Après tout, même aujourd'hui, le pouvoir de certaines idées et de certains principes libéraux est suffisant pour qu'on ne puisse les combattre sans égard pour des considérations prétendument plus élevées et plus importantes que l'obtention de la productivité maximale. Nous avons déjà vu comment « l'intérêt national » est utilisé pour justifier les tarifs protecteurs. Des considérations analogues sont également invoquées en faveur des restrictions à l'immigration.

          En l'absence de toute barrière à l'immigration, des hordes d'immigrants en provenance des régions relativement surpeuplées d'Europe inonderaient l'Australie et l'Amérique, nous dit-on. Ils viendraient en si grand nombre qu'il ne serait plus possible de compter sur leur assimilation. Si, par le passé, les immigrants ont rapidement adopté la langue anglaise en Amérique, ainsi que les traditions et coutumes américaines, c'était dû au fait qu'ils n'étaient pas venus en si grand nombre du même coup. Les petits nombres d'immigrants qui se sont dispersés dans un vaste pays se sont rapidement intégrés au grand corps du peuple américain. L'immigrant individuel était déjà à moitié assimilé quand les immigrants suivants arrivaient sur le sol américain. Une des raisons les plus importantes de cette assimilation rapide à la nation fut que les immigrants des pays étrangers n'étaient pas venus en trop grand nombre. Ceci, croit-on, changerait et il existerait un réel danger que la suprématie – ou plus exactement la domination exclusive – des Anglo-Saxons aux États-Unis soit détruite. Ceci serait particulièrement à craindre dans le cas d'une immigration massive de la part des peuples mongols d'Asie.

          Ces peurs sont peut-être exagérées en ce qui concerne les États-Unis. En ce qui concerne l'Australie, elles ne le sont certainement pas. L'Australie possède à peu près le même nombre d'habitants que l'Autriche, sa superficie étant toutefois des centaines de fois plus grande et ses ressources naturelles incomparablement plus riches. Si l'Australie s'ouvrait à l'immigration, on peut supposer avec une grande probabilité que sa population serait en quelques années constituée en majorité de Japonais, de Chinois et de Malais.

          L'aversion que la plupart des gens ressentent envers les membres d'autres nationalités et particulièrement envers les autres races est évidemment trop forte pour espérer une issue pacifique à de tels antagonismes. Il ne faut pas s'attendre à ce que les Australiens acceptent volontairement l'immigration d'Européens de nationalité autre qu'anglaise et il est totalement hors de question qu'ils permettent à des Asiatiques de chercher du travail et une demeure sur leur continent. Des Australiens d'origine anglaise insistent pour dire que le fait que ce soient des Anglais qui aient les premiers établi des colonies dans ce pays, leur a donné un droit spécial à la possession exclusive de tout le continent pour tous les temps à venir. Les membres des autres nationalités ne cherchent pas le moins du monde à contester le droit des Australiens à occuper les territoires sur lesquels ils se trouvent déjà en Australie. Ils estiment seulement qu'il est injuste que les Australiens n'autorisent pas l'utilisation des conditions les plus favorables à la production, actuellement en jachère, et les forcent à continuer de produire dans les conditions moins bonnes qui prévalent de leur propre pays.

          Cette question est de la plus haute importance pour l'avenir du monde. En fait, le destin de la civilisation dépend d'une solution satisfaisante. D'un côté se trouvent des centaines de millions d'Européens et d'Asiatiques qui sont obligés de travailler dans des conditions de production moins favorables qu'ils ne le pourraient sur les territoires qui leur sont interdits. Ils demandent qu'on leur ouvre les portes du paradis interdit afin qu'ils puissent augmenter la productivité de leur travail et donc connaître un niveau de vie plus élevé. De l'autre côté se trouvent ceux qui ont déjà la chance de considérer comme leur les terres offrant les meilleures conditions de production. Ils désirent – tant qu'il s'agit de travailleurs et non de propriétaires de moyens de production – ne pas abandonner les salaires élevés que cette situation leur garantit. Toute la nation, cependant, est unanime pour craindre un flot massif d'étrangers. Les habitants actuels de ces terres favorisées craignent d'être réduit un jour à l'état de minorité dans leur propre pays et de devoir subir toutes les horreurs des persécutions nationales auxquelles, par exemple, les Allemands sont de nos jours exposés en Tchécoslovaquie, en Italie et en Pologne. On ne peut nier que ces craintes soient justifiées. En raison de l'énorme pouvoir détenu par ceux qui sont aujourd'hui à la tête de l'État, une minorité nationale doit s'attendre au pire de la part de la majorité, quand elle est d'une autre nationalité. Tant que l'État possèdera les énormes pouvoirs qu'il détient aujourd'hui et que l'opinion publique les considèrera comme justifiés, l'idée de devoir vivre dans un État dont le gouvernement serait aux mains des membres d'une nationalité étrangère sera proprement terrifiante. Il est épouvantable de vivre dans un État dans lequel on est exposé à tout moment à la persécution – prenant les apparences de la justice – de la part de la majorité dominante. Il est horrible d'être handicapé, déjà comme élève à l'école, en raison de sa nationalité et d'avoir tort devant toute autorité judiciaire ou administrative parce qu'on appartient à une minorité nationale. Si l'on considère le conflit sous cet angle, il semble ne pas offrir d'autre solution que la guerre. Dans ce cas, il faut s'attendre à ce que la nation moins nombreuse soit vaincue et que, par exemple, les nations d'Asie, qui comptent des centaines de millions d'individus, réussissent à pousser la descendance de race blanche hors de l'Australie. Nous ne voulons cependant pas nous permettre une telle conjecture. Car il est certain que de telles guerres – et il nous faut admettre qu'un problème mondial d'une telle portée ne pourra pas être résolu une fois pour toute par une seule guerre – conduiraient à la plus horrible catastrophe pour la civilisation.

          Il est clair qu'il n'y a pas de solution au problème de l'immigration si l'on adhère à l'idéal de l'État interventionniste, qui s'occupe de tous les domaines de l'activité humaine, ou à celui de l'État socialiste. Seule l'adoption du programme libéral pourrait permettre de faire disparaître complètement le problème de l'immigration, qui semble aujourd'hui insoluble. Dans une Australie dirigée suivant les principes libéraux, quelles difficultés pourraient-elles surgir de ce que les Japonais soient majoritaires dans certaines parties du continent et les Anglais dans d'autres?
 

 

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