15 janvier 2015 • No 328 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
Entretien
Entretien avec François-René Rideau sur l'État-providence, Hans Hermann Hoppe, et les dictatures – Seconde partie
propos recueillis par Grégoire Canlorbe (première partie)


François-René Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.

5. On reproche souvent aux libertariens de prôner une forme subreptice d'eugénisme. Le démantèlement de l'État-providence aurait pour effet, avance-t-on, de condamner les plus fragiles et les plus démunis à dépendre de la charité d'autrui, très hypothétique. Les paralysés, les handicapés mentaux, les vieillards victimes d'Alzheimer, les enfants abandonnés à la naissance, ne pouvant plus compter sur le filet de sauvetage garanti par l'État-providence, leur sort dépend in fine de la bonne volonté des membres de la société. Ceux qui n'ont pas la chance de bénéficier de la générosité d'autrui sont tout simplement laissés pour compte. La société rêvée par les libertariens, c'est un monde où seuls les plus forts et les plus chanceux survivent. C'est l'expression la plus pure du darwinisme social. Que rétorqueriez-vous à ce discours assez répandu?


Ces reproches faits au libéralisme encore une fois reflètent la délétère mentalité d'esclaves propagée par les étatistes, et inversent la réalité. C'est bien le libéralisme, responsabilisateur, qui favorise la prospérité et la générosité et secourt les pauvres, cependant que l'état, déresponsabilisateur, apporte la ruine et le repli sur soi et fabrique les pauvres. Quant à l'eugénisme, il a mauvaise presse suite à la défaite des nazis et de leur eugénisme d'état (mais si celui-là fut notoire, il n'était malheureusement pas le seul); cependant, le problème avec l'eugénisme d'état, ce n'est pas l'eugénisme, qui est un bien, mais l'état et sa violence criminelle; d'ailleurs l'eugénisme d'état n'a d'eugénisme que le nom, car l'état est profondément dysgénique.

Les étatistes attendent leur salut d'êtres soi-disant supérieurs, les politiciens, source de tout bien, dont ils arroseraient la société de haut en bas; concurremment, les mêmes étatistes projettent sur leurs concitoyens le même modèle d'individu méprisable, dépendant, tricheur, qu'ils ont développé pour eux-mêmes. Les libéraux, au contraire, comprennent que toute générosité apparente de la part des dirigeants n'est que la corruption de la générosité des citoyens, qui s'exprimerait bien mieux sans cet intermédiaire monopoliste. Si une majorité de citoyens était contre cette aide, comment un état démocratique l'accorderait-elle? Et puisqu'il est établi qu'une majorité de citoyens est favorable à une aide pour ces faibles, que leurs fonds ne seraient-ils pas mieux employés s'ils n'étaient pas prélevés par l'impôt, si une large part des fonds n'était pas captée par des parasites ou détruite par des décisions incompétentes voire employée à tuer des innocents, avec petite fraction finalement dépensée dans le but charitable par une bureaucratie irresponsable, ou bien selon des règles inhumaines, ou bien avec une discrétion bien trop humaine.

Les hommes de l'état sont-ils des anges supérieurs humbles et désintéressés, comme le veut la mythologie étatique? Ou sont-ils des sociopathes capables de mentir impudemment et d'user envers autrui de violence parfois meurtrière, sans sourciller voire avec plaisir, comme le démontre chaque jour la réalité? Laquelle de ces deux attitudes mène naturellement à former des cliques qui grimpent les échelons du pouvoir, accumulent de l'influence et de la richesse, ou accaparent des subventions, via le monopole légal de la violence? Car c'est là le dysgénisme consubstantiel à tout état: il favorise ces individus et ces groupes qui partagent certains traits psychologiques très caractéristiques, et favorise un segment bien identifié de la population, les prédateurs politiques; et ceci se fait au détriment d'un autre segment bien identifié, les producteurs économiques. Les politiciens égalitaristes parmi eux ont un effet encore pire, car en subventionnant « également » toutes les naissances et toutes les vies, ils favorisent les familles qui de génération en génération se conduisent en parasites en faisant des enfants qu'ils ne peuvent pas nourrir, au détriment des familles prudentes qui se retiennent de faire des enfants avant de s'être assuré de pouvoir produire les ressources pour les élever.

Non seulement l'état est dysgénique, mais il est menteur. Pour citer Nietzsche: « Mais l'état ment dans toutes ses langues du bien et du mal; et, dans tout ce qu'il dit, il ment – et tout ce qu'il a, il l'a volé. Tout en lui est faux; il mord avec des dents volées, le hargneux. Même ses entrailles sont falsifiées.

Une confusion des langues du bien et du mal – je vous donne ce signe, comme le signe de l'état. En vérité, c'est la volonté de la mort qu'indique ce signe, il appelle les prédicateurs de la mort! Beaucoup trop d'hommes viennent au monde: l'état a été inventé pour ceux qui sont superflus! »

Quand l'état se prétend eugéniste, il ment; il utilise ce prétexte pour commettre des crimes à grande échelle, mais ni les moyens employés ni les résultats n'ont rien d'eugénistes; à peine le discours a-t-il de vagues slogans superficiellement eugénistes. De même, quand, au lieu du pool génétique, il prétend bénéficier aux pauvres (qu'il protègerait des riches), aux riches (qu'il protègerait des pauvres), aux nationaux (qu'il protègerait des étrangers), aux étrangers (auxquels il apporterait la civilisation), aux travailleurs (qu'il protègerait du chômage), aux chômeurs (qu'il protègerait de la nécessité de travailler), aux malades (qu'il soignerait), aux bien-portants (dont il diminuerait les frais d'assurance), ou à quiconque d'autre que ses agents criminels. L'état est intrinsèquement une organisation criminelle (s'il a jamais cessé de l'être, j'aimerais qu'on me dise à quel moment béni, depuis les meurtres de masse qui ont fondé chacune de ses incarnations, il a changé de nature, alors même que ses politiques restent continument similaires; ce sera un moment à célébrer chaque année); et le crime, opération à somme négative, ne bénéficie au mieux qu'au criminel, et encore seulement s'il ne se fait pas prendre (ce à quoi l'état certes aide fortement) et seulement s'il a la chance d'être vainqueur (et la course au pouvoir a plus de perdants que de gagnants).

En matière de soi-disant aide comme en toute autre matière, l'état détruit l'initiative privée, établit à sa place un monopole inefficace et onéreux qui rendra toute réforme impossible, et empêche toute comparaison entre propositions alternatives et donc toute amélioration. Or les dons caritatifs privés dans les pays relativement libres (Suisse, États-Unis) dépassent en proportion la somme des dons privés et « publics » dans les pays où l'état prétend s'occuper de tout (France), effet multiplié par la prospérité aussi supérieure dans ces pays, donc plus d'argent pour moins de gens dans le besoin – et cela n'a rien « d'hypothétique ». Ce n'est pas qu'une question de moyens: une avalanche de moyens employés à mauvais escient n'arrivera pas au but, mais au contraire pourra empirer les choses plutôt que de les améliorer, en sus d'être un gâchis de ressources qui ne pourront pas être employées ailleurs; et la nature même du monopole est que les moyens seront détournés des buts multiples et variés des citoyens et de leur dynamique d'amélioration par la concurrence pour ne satisfaire que les seuls buts des monopolistes et leur établissement d'une « crise » permanente qui ne fait qu'empirer au fur et à mesure qu'on y déverse davantage de ressources comme « solution » aux problèmes dont il est en fait la cause. Pour rappeler le mot de Robert LeFevre, « l'état est une maladie qui se déguise en son propre remède ».

La faillite pédagogique, financière et morale de l'éducation « publique » en est un exemple dans la plupart des pays où elle existe: machine à faire des illettrés, à enrichir une caste de syndicalistes dont l'unique but est de défendre leurs privilèges, incapable d'évoluer, mais capable d'absorber et de détruire toute ressource qui est versée dans ce tonneau des danaïdes; bien loin d'aider « les plus défavorisés » à s'en sortir, elle établit fermement un système de castes qui s'auto-reproduit, cependant que son principal rôle « pédagogique » est d'enseigner l'obéissance aveugle, le conformisme, la croyance en ce que la Vérité s'obtient en répétant l'Autorité, et la propagande antilibérale du tout-à-l'état.

En fin de compte, cette dénonciation constante du « darwinisme social » n'est qu'un procédé d'intimidation pour faire taire tout argument appliquant les principes de l'évolution à la société humaine. Les socialistes aiment se moquer des fondamentalistes juifs et chrétiens parmi leurs opposants (mais perversement, rarement des musulmans) qui nient que l'évolution ait eu lieu dans le passé, et de les traiter d'antiscientifiques; mais plus antiscientifiques encore, ils nient que ces principes s'appliquent au présent ou au futur, alors que cette application présente et future est bien plus directement importante pour toute décision politique que toute application passée hypothétique ou réelle. Parce que l'application correcte de ces principes montre aisément l'absurdité de leurs projets criminels, les socialistes font tout pour dénigrer comme « darwinistes sociaux » ceux qui oseraient faire cette application. La vague dénomination de « darwiniste social », donnée après-coup à une collection disparate d'auteurs qui n'ont jamais formé un groupe concerté ni d'ailleurs partagé d'opinion commune, n'est en fin de compte qu'une tentative de discréditer des auteurs sérieux par le fantasme d'une « culpabilité par association », en les mettant dans le même sac que les national-socialistes allemands honnis, alors même qu'aucun de ces auteurs ne s'est jamais réclamé d'idées ni nationalistes ni socialistes, et que les national-socialistes allemands ont combattus leurs idées. Des auteurs qualifiés de « darwinistes sociaux », comme Herbert Spencer, William Graham Sumner ou Friedrich Nietzsche, étaient à la fois anti-étatistes et anti-socialistes, ce qui les met à l'opposé radical du national-socialisme; et des auteurs contemporains traités de « darwinistes sociaux » ou menacés d'être taxés de tels n'ont rien en commun non plus avec les nazis. Quand bien même les nazis auraient effectivement tenté de récupérer pour eux l'aura de Nietzsche longtemps après sa mort, avec la complicité de sa sœur, il est impossible de trouver quoi que ce soit dans l'œuvre Nietzsche pour justifier leurs idées ou leurs exactions. C'est bien plutôt chez des socialistes célèbres, de Platon à Rousseau à Robespierre, de Marx et Engels à George Bernard Shaw, de Salvador Allende à Pol Pot ou Kim Il Sung, qu'on trouve de la sympathie pour les idées d'Hitler (lui-même un socialiste) et le meurtre en masse des individus « impropres » à l'utopie socialiste au nom de l'eugénisme d'état.

L'obscurantisme fanatique conduisant au meurtre de masse est consubstantiel au phénomène socialiste (cf. l'excellent livre éponyme d'Igor Chafarévitch, librement disponible en anglais et en russe), qui justifie tous les moyens, y compris le vol ou le meurtre de masse, aux fins décrétées par les dirigeants socialistes « au nom du peuple ». Le libéralisme, au contraire, condamne tout moyen criminel, qui plus est commis massivement, quelles que soient les fins de quiconque.

En fin de compte, quand ils ne sont plus forcés de financer les crimes, guerres, vols, viols de conscience et de corps des « dirigeants » de l'état, leur corruption, leurs parlotes et fêtes, leurs immenses gâchis, etc., les citoyens se retrouvent immensément plus riches et plus libres, et capables d'aider quiconque ils veulent; si dans une telle société libre, un pauvre et démuni ne trouve personne, personne, absolument pas une seule âme, pour prendre pitié de lui, pas même le geignard socialiste qui aujourd'hui prétend dénoncer le manque de générosité d'autrui, alors demandez-vous quels actes odieux cette personne a bien pu commettre pour mériter d'être au rebut de la société toute entière – y compris des geignards socialistes qui veulent se faire passer pour des bisounours. Avec tout l'argent qui ne sera pas déversé dans les guerres criminelles, les escroqueries de cavalerie financière « publiques », les bureaucraties ubuesques, et les palais des puissants, il y aura de quoi aider tous les pauvres et bien davantage – et, de l'admission même des pseudo-bisounours, une volonté majoritaire dans la population. Sans parler bien sûr qu'en l'absence de cette destruction massive de richesse, il y aurait bien moins de pauvres. Il y aura aussi et surtout la responsabilité pour chacun de « mettre son argent là où se trouve sa bouche » comme le veut la sagesse anglo-saxonne (put your money where your mouth is); à chacun d'aider ceux qu'il prétend urgent d'aider, plutôt que d'en rejeter la responsabilité sur autrui. Au lieu que les citoyens se battent les uns contre les autres dans une guerre de tous contre tous pour déterminer où iront les ressources capturées par l'état, dans une double destruction qui en fin de compte nuit à tous, ils pourront employer les mêmes doubles ressources pour construire, les uns avec les autres, un monde meilleur, où il a été reconnu que le paradigme du véritable progrès n'est pas la « lutte », mais la coopération.

6. Dans son ouvrage Democracy: The God that Failed, Hans Hermann Hoppe promeut notamment l'idée que l'ordre libertarien ne saurait se réduire à une association volontaire de propriétaires autonomes. Ce qui caractérise le mieux l'ordre libertarien c'est « une convention conclue entre un possesseur et des résidents communautaires avec pour but la protection de leur propriété privée » où « il n'existe rien de tel que la liberté (illimitée) de parole, pas même le droit illimité de parole sur sa propre propriété de résident. On peut dire des choses innombrables et promouvoir presque toute idée sous le soleil, mais naturellement personne n'est autorisé à soutenir des idées contraires à l'objet même de la convention – qui vise à préserver et à protéger la propriété privée, telles que la démocratie et le communisme ». Devront également être excommuniés « les avocats des styles de vie alternatifs, non familiaux, tels que par exemple, l'hédonisme individuel, le parasitisme, l'adoration de la nature-environnement, l'homosexualité. » Quels seraient selon vous les vices et mérites de cette thèse?


Tout d'abord, il est trop facile d'extraire les propos de Hoppe de leur contexte pour leur faire dire le contraire de ce qu'ils disent, ou de dénoncer les propos qu'il tiendrait effectivement selon des critères dont on excuserait ses contradicteurs, par une « un deux poids deux mesures » de plus (avec pétition de principe en sus pour ceux qui lui opposeraient l'état comme solution). Mais ce seraient encore des raisonnements fallacieux de plus. J'en réfèrerai donc à la bonne clarification (en anglais) que Stephan Kinsella a fait de ce que Hoppe dit ou ne dit pas, avec confirmation subséquente par Hoppe que tel était son propos.

Loin que Hoppe discute de l'« ordre libertarien » comme une convention, il discute au contraire ce que pourront être les nombreuses conventions, toutes différentes, qui prendront place dans un tel ordre libertarien. Le principe d'une convention unique, d'un monopole sur le « contrat social », qui pourrait imposer à tous uniformément ses « choix de société », ses standards de moralité, sa censure d'opinions contraires, ses réglements « légiférés », etc., – c'est l'étatisme, le contraire radical de ce que propose Hoppe, et ce que proposent ses contradicteurs.
 

   

« Quand ils ne sont plus forcés de financer les crimes, guerres, vols, viols de conscience et de corps des “dirigeants” de l'état, leur corruption, leurs parlotes et fêtes, leurs immenses gâchis, etc., les citoyens se retrouvent immensément plus riches et plus libres, et capables d'aider quiconque ils veulent. »

   


Hoppe affirme, et avec lui tout anarcho-capitaliste, que dans une société libre, chaque propriété foncière, chaque communauté de telles propriétés, chaque quartier, chaque agglomération, etc., pourra avoir des règles qui lui sont propres, qui seront le fait d'une convention entre propriétaires et résidents. La différence par rapport à ce qui existe d'ores et déjà dans nos sociétés étatisées n'est évidemment pas cette subdivision, mais bien plutôt dans l'absence de cette force extérieure qui se prétend supérieure, l'état, pour influencer ces arrangements, et les uniformiser de force. Ainsi, si d'aucuns propriétaires de bars veulent exclure les fumeurs, cependant que les autres veulent les accueillir, et que d'autres encore ont des heures fumeurs et des heures non-fumeurs, ou des salles séparées, c'est leur affaire. Si les propriétaires et résidents d'un quartier qui se veut familial veulent y financer des écoles et en exclure le commerce ouvert de diverses substances psychédéliques, de pornographie et de prostitution, cependant que ces mêmes activités seront les bienvenues voire encouragées dans un « quartier rouge » – là encore, c'est l'affaire des personnes concernées. Chacun choisira de vivre là où il sera libre d'exprimer sa personnalité: ubi libertas, ibi patria.

Il ne fait aucun doute que là où les fervents croyants en une religion se rassembleront, ils voudront exclure parmi eux la pratique des péchés qu'ils réprouvent et des religions qu'ils croient fausses, quitte à expulser ceux qui seraient pris à les pratiquer. Au contraire, ceux qui vivraient ouvertement une vie de débauche décourageront par là-même, explicitement ou implicitement, ceux pour qui une telle atmosphère est insupportable. D'autres quartiers seront habités par des habitants plus soucieux de prix abordables que de ce que font leurs voisins, et ne paieront donc pas une prime pour vivre entre semblables; quitte à devoir vivre entre étrangers ayant peu en commun. Selon les quartiers varieront donc les limites sur le niveau acceptable de bruit ambiant, sur les odeurs qui circulent, sur la propreté attendue dans les rues, etc. Une société libre sera donc le lieu d'une auto-ségrégation plus poussée que n'est actuellement le cas dans nos sociétés étatisées d'intégration forcée.

Hoppe ajoute que ces divers styles de vie ne sont ni arbitraires ni équivalents, et que dans une société libre, il faut donc s'attendre à ce que certaines conventions dominent tandis que d'autres restent marginales; mais aussi que certaines conventions moins adaptées tendent à laisser place à d'autres conventions mieux adaptées, que ce soit par l'évolution des mœurs à un endroit donné ou par la migration des habitants d'un endroit à l'autre. N'en déplaise aux immoralistes, quand nul ne pourra être forcé à subventionner la débauche d'autrui, les vices seront plus onéreux, et l'aide à ceux qui tomberont trop bas ne sera pas un « droit à » exigible sans contrepartie, mais un acte charitable soumis aux conditions paternalistes de ceux qui donneront volontairement (car la charité aveugle est immorale). N'en déplaise aux puritains, quand nul ne pourra imposer à autrui ses propres névroses, ce qui compte pour « vice » ne sera pas soumis à leurs diktats, mais chacun pourra trouver par soi-même et pour soi-même les règles de vie qui lui conviendront personnellement, quitte à faire ses propres erreurs – et ses propres découvertes. Bien sûr, une proportion non négligeable d'années humaines étant vécues par des enfants, par des parents élevant des enfants, ou par des personnes en contact régulier voire étroit avec des enfants, il faut s'attendre à ce qu'une grande partie de la planète sera régie par des règles protégeant ces enfants, au détriment des viveurs « hédonistes » (pour reprendre le qualificatif de Hoppe). Dans tous les cas, il faut s'attendre au progrès général d'une « morale bourgeoise » de responsabilité personnelle plongée dans une tradition reliant le passé de nos ancêtres au futur de nos progénitures, au détriment à la fois des morales religieuses, onéreuses parce qu'intolérantes et incapables de s'adapter au changement, et des anti-morales qui se veulent ignorantes de cette continuité temporelle, par un millénarisme niant le futur, ou une table rase du passé, ou un « hédonisme » niant l'importance du lien inter-générationnel, et sont donc inadaptées à résister aux forces d'évolution sociale – alors qu'a contrario l'étatisme en dissolvant la responsabilité individuelle favorise toutes ces morales et anti-morales détestables.

Il faut aussi s'attendre à ce que l'équilibre d'une société libre ne soit pas des conventions uniformes quasi identiques pour tous, mais précisément un marché de conventions de toute sorte. Les conventions formeront un patchwork, où les règles en ville différeront des règles à la campagne, et varieront du nord au sud et d'est en ouest, de quartier en quartier. Là encore, des phénomènes semblables existent déjà dans notre monde étatisé – et la différence encore et toujours est celle entre monopole et concurrence. Les états forment un oligopole qui homogénéise de force les règles de comportement sur des monopoles territoriaux dont les règles internes et les frontières externes ne changent que par des grands cataclysmes; même le changement individuel, par la migration, est fortement limité par diverses réglementations pénalisant et immigrés et émigrés, et ne permettant en fin de compte le déplacement que d'un capital humain fortement déprécié quand on change de pays; et pourtant, ces migrations existent et restent malgré tous ces obstacles la plus grande force pour tenir ces états comptables de leurs mauvaises décisions. En matière de découverte des bonnes règles de vie, comme dans toute autre, le monopole non seulement freine le changement, non seulement empêche la comparaison, mais aussi et surtout bénéficie à une caste criminelle, celle de ceux qui n'ont aucun scrupule à utiliser le monopole pour imposer leurs règles aux autres. Dans une société libre, chacun peut à tout moment changer les règles qu'il voudra bien adopter personnellement pour lui-même et sa propriété, sans avoir à convaincre des millions d'autres de faire pareil en même temps; et s'il y a des coûts incompressibles à vouloir agir différemment de tous ses voisins, du moins ces coûts ne sont-ils pas augmentés par le coût vastement supérieur de devoir tous les convaincre à l'échelle d'une nation; s'il faudra parfois s'exiler, ce ne sera pas d'un pays à l'autre ou d'un continent à l'autre, où une langue complètement différente est parlée, avec des us et coutumes et des lois différentes, mais simplement d'une rue à l'autre, d'un quartier à l'autre, d'une ville à l'autre, d'où l'on pourra souvent continuer de travailler dans le même emploi, dans le même centre-ville, ou le même pôle industriel ou commercial. Seul celui dont le style de vie est réprouvé quasi universellement devra s'exiler plus loin pour trouver une communauté où il pourra s'épanouir, sous le regard critique constant mais distant de tous ceux d'ailleurs qui continueront à réprouver cette communauté et à vouloir offrir une échappatoire à ses victimes réelles ou supposées; quant au criminel, qui ne se ferait que des ennemis, il ne trouverait nulle part où aller, sauf à se réformer: car partout il imposerait à ceux qui veulent malgré tout rester ses amis une charge supplémentaire pour garder à distance les victimes en quête de vengeance, pour payer ces victimes pour les apaiser quand elles demandent réparation, ou devenir soi-même l'objet d'ost-racisme quand on leur dénie justice.

Je suis sûr qu'à discuter avec Hoppe, je pourrais trouver de nombreux points de désaccords sur nos préférences personnelles et nos prédictions sur les styles de vie les plus adaptés – mais qu'importe! Car aucune de ces préférences personnelles ou prédictions spéculatives n'a valeur de norme qui puisse s'imposer à autrui, qui moins est par la force. Ceux qui font à Hoppe un procès en voulant le faire passer pour un bigot qui voudrait exclure de toute société les homosexuels, les hippies, les parasites ou les hédonistes, qui plus est de force voire par le massacre, n'ont rien compris à son propos, sans doute parce qu'ils ne veulent même pas essayer de comprendre – qu'ils projettent sur Hoppe la violence criminelle comme unique moyen qu'ils imaginent d'arriver à aucun changement social en dit plus sur eux que sur Hoppe. Car la société que décrit Hoppe est précisément une société où l'emploi de la force est minimisé, réservé à la seule défense des personnes et leur propriété, où l'agression est exclue, où le crime est pourchassé, plus encore s'il est de masse, où l'imposition des préférences personnelles des uns sur les autres ne peut pas se faire par la force, pas même au nom d'abstractions comme « l'état », « la nation », pas plus d'ailleurs que « les enfants », « la liberté » ou quoi que ce soit.

Finalement, là où Hoppe dénonce une illusoire « liberté illimitée de parole » que d'aucun proclameraient sur leur propriété, je ne vois pas trop qui lui en ferait le reproche. Chez soi pas plus (ni moins) qu'ailleurs il n'est légitime de diffamer autrui, d'émettre des menaces, de faire des fausses promesses, de tromper, escroquer, extorquer autrui, de s'associer avec d'autres malfaiteurs en vue de commettre des crimes, de déclencher à tort une panique, d'inciter à l'émeute, etc. Cette limite à la liberté de parole, qui vaut pour tous et en tout lieu, ce sont les droits d'autrui – qui pour un libéral sont tous des droits de propriété. Et ces droits ne limitent pas que la seule parole, mais tous les actes auxquels pourraient bien vouloir se livrer un individu, que ce soit chez soi ou ailleurs. Les étatistes sont certes les derniers qui seraient en position de nier qu'il existe un Droit au-dessus de la volonté des propriétaires fonciers, eux qui prétendent qu'un monopole militaire puisse imposer un tel droit, qui de plus puisse être « légiféré » par des mandataires qui « du peuple » qui « de dieu ». La seule question est la nature et l'origine de ce Droit, et non pas son existence. Pour Hoppe, comme pour tout libéral, ces droits sont immanents, et ni la majorité ni même l'unanimité des propriétaires (ou non-propriétaires) d'un lieu n'est suffisante pour justifier la négation et l'oblitération des droits individuels d'un résident (ou non-résident), que ce lieu soit une simple maison, ou une communauté ou « collectivité » territoriale selon quelques frontières que ce soit. Ce sont bien les étatistes qui font une exception à cette règle, quand cette collectivité se trouve être un « pays », proclamé tel par un gang armé disposant d'une suprématie territoriale, c'est-à-dire un état; ce sont eux qui affirment le pouvoir totalitaire de leurs politiciens élus ou « élus », seuls ou en assemblée, pour « légiférer » ou « décréter » toute règle sur tout sujet, quitte à devoir d'abord nommer des « juges » complaisants à un tribunal « suprême », ou à voter ensembles un amendement à la « constitution » censée les arrêter, voire à la réinterpréter à l'envers, ou à la piétiner impudemment.

Pour un libéral, donc, si un propriétaire légitime trouve à redire au comportement d'un résident, il peut certes l'expulser, mais non pas le tuer (à moins bien sûr que ledit comportement soit non seulement personnellement réprouvé par le propriétaire, mais criminel en soi), ni même confisquer aucun de ses avoirs (sauf éventuellement les frais liés à l'expulsion et autres liens relatifs à des obligations rompues). Voilà qui diffère totalement des règles que les étatistes accordent à leur état, dont les anarchistes libéraux nient non seulement la compétence ci-dessus, mais aussi et avant tout leur caractère de propriétaires légitimes – les hommes de l'état pour les anarcho-capitalistes ne sont que les membres d'un gang criminel en guerre contre le public, qui ont forfait tous leurs droits d'êtres humains, et n'ont plus de droit que celui de mourir, à moins qu'ils n'arrêtent leurs forfaits, se rendent, et acceptent de payer pour leurs crimes.

Et puisque nous en sommes à parler de guerre, ceux qui comploteraient, chez eux ou ailleurs, pour dépouiller, asservir, ou autrement asservir autrui, sont bel et bien en guerre contre leurs victimes déclarées. Ces victimes déclarées, leurs ennemis légitimes, sont en droit de leur faire la guerre en retour et de les anéantir. Et si cet asservissement prend la forme d'une « démocratie », d'une « monarchie », d'une « théocratie », ou de tout autre « régime politique », plutôt que de se montrer sans se cacher comme brigandage, il n'en est que plus criminel par cette escroquerie, et non pas moins; ceux qui se proposeraient d'imposer un tel arrangement par la ruse ou par la force sont les ennemis mortels de toutes leurs victimes désignées, qui sont bien justifiées de se défendre par une force non moins mortelle. La prémisse d'une société libre étant un consensus général sur les principes du Droit, y compris sur la nature criminelle de tout prétendu « état », les zélateurs de quel régime politique que ce soit seront par hypothèse les malvenus partout dans cette société. Hoppe a donc bien raison de déclarer que les conventions établissant des communautés anarcho-capitalistes prévoiront sans doute l'expulsion de tout activiste pro-démocratique, ou autre agent subversif de l'ordre social mutuellement reconnu – autant sont réprimés les subversifs, traitres et ennemis dans tout ordre social, jusque dans nos démocraties occidentales contemporaines (essayez donc d'inciter au non-paiement d'impôts ou de para-impôts, au défi des lois, voire au coup d'état, ou simplement protestez d'une façon que les puissants jugeront « outrageante », voire dénoncez trop fort une décision d'injustice).

Bien sûr, ceux qui voudraient fonder une communauté volontaire sur leurs principes d'organisation sociale seront libres de vivre comme bon leur semble sur leur propriété, et de s'imposer qui des chefs élus, qui des dirigeants à vie, qui des prêtres leur imposant des tabous religieux, etc.; ils seront tout aussi libres de faire de la publicité pour recruter de nouveaux venus qui les rejoindraient volontairement; et ils pourront utiliser pour cela tous moyens consensuels, mais ne pourront pas imposer leur discours dans la propriété d'autrui sans l'accord des propriétaires, que ce soit une maison, une rue, un lieu « ouvert au public », un média quelconque, etc. De plus, et cela est très important, ils ne seront pas libres d'appliquer les sanctions arbitraires (et parfois mortelles) prévues par leurs codes à ceux qui déclareraient vouloir quitter leur secte. Quand bien même leur religion ou idéologie condamnerait à mort les « relapses », ils n'auraient aucun droit de l'appliquer à celui ou celle qui aurait déjà quitté cette religion, et n'est donc plus tenu par ses règles. Certes, ils pourraient expulser ce relapse, lui appliquer l'ostracisme, lui refuser toute aide, refuser de lui restituer ce qu'il aurait librement contribué à la secte, inciter à son boycott, et faire publiquement connaître sa honte; mais pour pouvoir violer les droits individuels que le relapse proclame à nouveau, ayant rejeté l'autorité du groupe, il faudrait que, revenant volontairement dans le giron de ce groupe, le relapse en appelle à sa propre punition pour ce péché passé. Et s'ils exécutent un tel relapse repenti, sa famille, ses amis, ses alliés, ceux qui partageraient sa religion ou non-religion précédente ou suivante, seront justifiés à exiger des assurances qu'une telle action ait bien été volontaire, et sinon à déclarer l'état de guerre existant constaté entre cette secte et eux.
 

   

« D'après ce que j'ai lu de Hoppe et sur Hoppe, les reproches que j'ai pu voir faits à ses thèses sont au mieux superficiels, limités à une discussion des goûts et des couleurs qu'aurait la communauté préférée de chacun, et sinon complètement infondés. »

   


En conclusion, d'après ce que j'ai lu de Hoppe et sur Hoppe (mais j'avoue n'avoir pas tout lu, loin de là), les reproches que j'ai pu voir faits à ses thèses sont au mieux superficiels, limités à une discussion des goûts et des couleurs qu'aurait la communauté préférée de chacun, et sinon complètement infondés. Encore et toujours, il ne s'agit que de « deux poids deux mesures et pétition de principe », par lesquels les étatistes refusent de voir que tout ce qu'ils reprochent à la liberté, l'état le fait en pire, avec un monopole qui intrinsèquement viole les droits de chacun, et dont la dynamique délétère dissout le tissu social et empêche le progrès.

7. Dans quelle mesure seriez-vous en faveur d'une dictature libérale, c'est-à-dire un régime autoritaire tenu d'une main de fer par une figure qui se contenterait de faire respecter le droit libertarien? Cette situation serait-elle un moindre mal à vos yeux par rapport à nos social-démocraties ou au socialisme totalitaire?

Par définition, une dictature n'est pas libérale. Le seul régime absolument libéral est l'anarcho-capitalisme, décrit dans ma réponse à la question précédente, ou de façon équivalente et sous d'autres noms, un régime de liberté, des gouvernements libres, la panarchie, un ordre polycentrique concurrentiel, la démocratie avec un petit d, l'autarchisme, un ordre naturel, le volontarisme, la métarchie, etc. Une dictature est disqualifiée. Donc, pris hors contexte, comme un absolu, il s'agit d'un contresens.

Cela dit, le libéralisme n'est pas un « tout ou rien » utopiste, par lequel toutes les situations ne valent également rien et sont impossibles à distinguer tant que le nirvana rêvé n'a pas été atteint; c'est encore moins une eschatologie qui comme le marxisme justifie tous les moyens pour atteindre l'utopie désirée; au contraire c'est une théorie des moyens que les individus peuvent légitimement employer, indépendamment de leurs fins forcément diverses et variés. Le libéralisme est une philosophie du réel et, confronté à des choix réels entre alternatives, sait donner des réponses – mais certes il ne prétend pas apporter des réponses à tous les choix, n'étant pas une idéologie totalitaire prétendant tout régimenter, contrairement, encore une fois, à l'islamisme, au marxisme, et autres religions mortifères. Donc, si, en contexte, il est offert un choix entre un régime non libéral donné et une alternative encore moins libérale, alors par l'hypothèse même, la première alternative est plus libérale que la seconde alternative « moins libérale » proposée.

Notons toutefois qu'il n'y a aucun sens à comparer des régimes qui ne sont rivaux en aucun sens, comme la démocratie athénienne antique et le règne de Genghis Khan, ou la démocratie allemande de 1936 et la dictature de Napoléon III; à aucun moment il n'y a de choix réel entre de telles paires de régimes, et ce serait comparer des choux et des carottes que de vouloir distinguer l'un de l'autre. À se donner des choix imaginaires, on peut toujours piper les dés pour obtenir une réponse aussi arbitraire qu'imaginaire, en comparant un dictateur éclairé régnant sur un pays paisible à un peuple en proie au chaos élisant des démagogues sanguinaires menant le pays à la ruine, ou au contraire en comparant les électeurs civilisés d'un pays paisible au dictateur totalitaire d'un pays au fond du gouffre; cela ne nous apprend rien ni sur la dictature ni sur la démocratie, ni sur aucun des deux pays distincts aux époques différentes où ils sont comparés. Un choix réel se pose à un moment donné entre des rivaux donnés, qui ont chacun une chance de gagner sur un même territoire donné avec une même population donnée. Ainsi, on pourra comparer dans le temps l'évolution de tel pays avant et après une révolution, une conquête, une décolonisation; on pourra aussi comparer avec l'évolution de pays initialement semblables ayant vu des changements de régime (ou absences de changements) différents. Pour juger de la situation en Somalie, plutôt que de comparer son niveau de vie à celui de la Suisse, il faut donc comparer la Somalie en général durant la dictature socialiste précédente ou durant l'anarchie subséquente; il faut comparer l'évolution relative de régions de Somalie soumises à des régimes différents; il faut comparer l'évolution avant/après de régions de Somalie qui auraient changé de régime; il faut comparer l'évolution de la Somalie à celle de pays voisins qui n'ont pas transitionné d'une dictature centralisée à une anarchie relative. Les cas les plus clairs seront bien sûr ceux où on pourra faire une comparaison dans l'espace de pays partitionnés en deux ou plus, comme l'Allemagne Est/Ouest, la Corée Nord/Sud, le Vietnam Nord/Sud, l'Irlande Nord/reste, la partition entre Danemark-Norvège-Islande, la Chine continentale vs Taiwan, Hong Kong ou Macao, la Pologne divisée entre Prusse, Autriche et Russie, etc. Il est possible aussi de comparer plusieurs partis rivaux qui chacun prétendent au contrôle du même territoire (Girondins vs Jacobins vs Monarchistes, Russes blancs vs Bolchéviques, Guelfes et Gibelins, Bleus et Verts à Constantinople, etc.); bien sûr le conflit armé en lui-même peut rendre flou le résultat à attendre en temps de paix, mais la violence et l'agression relative des parties sur les territoires contrôlés peut donner une idée de laquelle est plus tyrannique. Bref, s'il est possible de faire des comparaisons pertinentes, il faut faire attention à n'en pas faire qui soit dénuée de sens.

Maintenant, pour comparer des régimes et en trouver un plus libéral qu'un autre, il n'est pas besoin d'imaginer, car les exemples abondent: Entre la Chine maoïste du « grand bond en avant » qui massacre et affame des dizaines de millions d'innocents et la Chine ouverte à l'économie de marché de Deng Xiao Ping qui fait de la Chine la première puissance économique mondiale, il n'y a pas photo sur laquelle préférer; toutes deux sont des dictatures communistes criminelles, réprimant en camps de concentration l'expression d'idées opposées à celles imposées par le régime; mais la seconde est néanmoins nettement meilleure. Toutes deux sont extrêmement antilibérales, mais un libéral n'aura néanmoins aucun mal à préférer l'une à l'autre. Entre la République populaire et « démocratique » de Corée (du Nord) de Kim Il Sung, avec ses camps de concentration, ses famines, son système de castes héréditaires, sa répression à peine croyable, et la dictature militaire criminelle de Park Chung-hee en Corée du Sud, qui ne se prétend pas aussi « démocratique », mais est combien plus ouverte politiquement et économiquement, et qui fera du pays un « dragon asiatique », il n'y a pas photo non plus sur laquelle préférer; encore moins entre la Corée du Nord des Kim suivants, et la Corée du Sud maintenant vraiment démocratique des successeurs de Park. Entre la république « démocratique » d'Allemagne de l'Est et la république « fédérale » de l'Ouest, il est aussi facile de préférer l'Ouest « capitaliste » à l'Est « socialiste »: en cas de doute, on peut regarder comment les Allemands votaient avec leurs pieds quand bien même ils devaient franchir un mur avec miradors et gardes qui tirent pour tuer. Entre un régime israélien imposant la suprématie juive mais reconnaissant aux citoyens arabes de toute confession tous leurs droits civiques tant qu'ils restent une minorité, et un régime palestinien démocratique où tous les partis prônent le génocide des juifs et l'oppression des non-musulmans, aujourd'hui ou demain selon le radicalisme du parti, il n'y a pas plus photo sur lequel est plus propice au développement individuel. Entre la dictature militaire criminelle du Shah d'Iran et le régime islamique encore plus massivement criminel qui l'a suivi, il n'y a pas photo non plus lequel est plus libéral et le plus propice à la belle vie. Entre un régime socialiste violant la constitution et se préparant ouvertement à la révolution violente, disant vouloir imiter Cuba, la Corée du Nord, le Nord-Vietnam, chantant la révolution sanglante, promettant des camps de concentration pour ses ennemis, déjà ruinant l'économie du pays et faisant descendre des millions de citoyens affamés dans les rues, et un coup d'état appelé de leurs vœux par la cour suprême et le parlement, qui sauvera le pays du communisme, et en fera à terme le plus prospère du continent, il n'y a toujours pas photo pour préférer le Chili de Pinochet à celui d'Allende.

Donc oui, sans cautionner le moins du monde aucun de ces régimes comme étant libéral dans l'absolu ou dans l'intention (et notons d'ailleurs qu'aucun des régimes cités ne se réclame du libéralisme), il est permis de les comparer à un autre régime rival, de trouver que l'un des deux rivaux est plus libéral que l'autre (ou moins illibéral) et de constater qu'en effet il y fait mieux vivre. Il est aussi permis de critiquer les aspects illibéraux de ces régimes, et d'offrir à leurs dictateurs des conseils sur la façon d'être plus libéraux, même en respectant leur condition irréductible qu'ils souhaitent rester au pouvoir. Quand Milton Friedman ou un autre libéral réputé vient donner des conférences en Chine communiste, au Chili de la dictamola, en Inde pré- ou post-coloniale, ou même aux États-Unis, cela n'implique aucunement qu'aucun de ces pays soit « libéral » par le seul fait qu'un libéral y ait été autorisé à parler. Cela n'implique aucunement que leurs dirigeants soient libéraux, que les libéraux trouvent que ces régimes sont libéraux, etc. – cela implique seulement que les libéraux ont la parole dans ces pays, et peuvent y critiquer le régime de n'être pas assez libéral sans être mis en prison. Cette liberté d'expression (du moins pour les professeurs connus) est effectivement un aspect relativement libéral de ces régimes, dont il faut savoir gré, et qui les place au-dessus des dictatures communistes typiques; mais c'est mettre la barre bien basse que de faire de cela le critère ultime du libéralisme; et avec le même critère mutatis mutandis, on pourrait tout aussi bien affubler les mêmes pays de l'épithète communistes, monarchistes, racialistes, fondamentalistes chrétiens ou musulmans, etc., parce que des orateurs de ces obédiences respectives ont pu s'y exprimer sans finir en prison.

Est-il donc possible qu'une dictature puisse positivement rivaliser avec une démocratie? Ma foi oui – on peut imaginer une dictature où le droit de vivre est reconnu à tous les non-opposants, et une démocratie qui vote le « nettoyage ethnique » par le meurtre de masse d'une partie de la population. De tels nettoyages ethniques dans un cadre plus ou moins démocratique se sont même vus, souvent, que ce soit en Allemagne, en Algérie, au Rwanda, au Soudan, au Zimbabwe, en Serbie, en Bosnie, au Pakistan, aux États-Unis. On peut même suspecter que la démocratie est une des inspirations majeures de ces massacres. Quand le principe politique accepté est celui d'un ordre supérieur qui s'impose à tous, quelle que soit leur culture, que cet ordre soit l'arbitraire impérial des réactionnaires ou l'ordre naturel des libéraux, alors de nombreuses cultures peuvent vivre en paix sous le même empire, dans un entrelacement paisible de communautés ethniquement et culturellement différentes; cela s'est vu à titres divers sous les empires romain, ottoman, colonial anglais ou français, austro-hongrois, et même russe tsariste ou communiste; cela se voit à un certain point dans des pays où les droits individuels libéraux l'emportent encore sur la démocratie, comme aux États-Unis ou au Canada. Mais que le principe démocratique remplace dans les esprits ce principe supérieur, alors soudain, la majorité aura le pouvoir totalitaire de faire ce qu'elle veut de la minorité; ainsi, selon les rapports de force et d'influence, une communauté se verra opprimée par une autre, imposer les règles de cette autre et dénier le respect de ses propres règles; la seule échappatoire est la résistance armée qui appelle une répression non moins armée, et se termine en nettoyage ethnique ou en sécession, mais forcément en l'établissement de territoires à domination ethnico-culturelle bien établie. Pourquoi Turcs et Arméniens, Allemands et juifs, Français (post)chrétiens et Algériens musulmans, hutus et tutsis, Soudanais arabisés et Soudanais nègres chrétiens du sud ou musulmans de l'ouest, Nigérians chrétiens du sud et musulmans du nord, Irakiens sunnites ou chiites, arabes et kurdes, Palestiniens juifs et musulmans, Libanais chrétiens et druzes et musulmans sunnites et chiites, Serbes et Croates ou Albanais, Indiens hindous et musulmans, Irlandais protestants et catholiques, etc., etc., doivent-ils s'entretuer jusqu'au massacre total, alors qu'ils vécurent en paix relative pendant des siècles? Parce que la démocratie rend complètement invivable la cohabitation dans le même pays où l'un votera l'oppression de l'autre.

Même sans en venir au nettoyage ethnique franc et massif, des dictatures peuvent surpasser des démocraties rivales. Entre la prospère Rhodésie du Sud d'Ian Smith et le Zimbabwe démocratique qui a porté Mobutu au pouvoir et réduit le pays à la misère et au chaos meurtrier, le choix est facile. Le régime démocratique mis en place par les États-Unis en Irak n'a pas l'air évidemment meilleur que la dictature pourtant sanguinaire de Saddam Hussein. La brève tentative égyptienne récente fut un fiasco de corruption et de fanatisme religieux heureusement vite renversé, et la tentative d'établir une démocratie en Lybie est passée directement à la guerre civile avant même la moindre élection. Donc oui, en tant que libéral ou simplement en tant qu'être humain, on peut parfois préférer une dictature donnée à une démocratie donnée comme rivales dans le même pays au même moment – ce qui n'est aucunement une caution de ladite dictature comme un régime souhaité plutôt qu'un moindre mal. Face à l'imprécation facile des bien-pensants aux certitudes fondées sur des préjugés superficiels, le libéralisme oppose une comparaison rationnelle entre alternatives effectivement offertes, qu'il juge par leurs effets prévisibles et constatés.

à suivre...

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Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.

   
 

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