15 février 2015 • No 329 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
Entretien
Entretien avec François-René Rideau sur la concurrence et l'harmonie spontanée des intérêts – Troisième partie
propos recueillis par Grégoire Canlorbe (deuxième partie)


François-René Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.

8. Il n’est pas rare d’entendre dire que la compétition à laquelle se vouent les entrepreneurs peut prendre l’aspect d’une bataille sans merci où le plus fort écrase le plus faible. Dans ce contexte il serait conforme aux exigences de la morale, affirme-t-on, que les entrepreneurs, par charité mutuelle, s’imposent des actes d’autolimitation et tempèrent la concurrence qu'ils se livrent.

L’argument généralement avancé peut se formuler comme suit: Les entrepreneurs les plus efficaces sur un marché peuvent ruiner leurs concurrents, et ceci se fait au détriment des salariés des boîtes les moins efficaces. Celui qui réussit à abaisser ses prix au point de retirer du marché ses concurrents commet un crime commercial ‒ il crée du chômage et il impose un monopole en sa faveur. Dès lors, il peut fixer les prix à sa guise et les consommateurs n’ont plus leur mot à dire. Le plus fort sur le marché devrait tempérer son agressivité et laisser survivre ses concurrents; et ce, puisque la loi morale nous ordonne avant toute chose de ne pas faire aux autres ce que nous n’aimerions pas qu’ils nous fassent. Ce précepte élémentaire vaut pour le monde des affaires.

Quel regard portez-vous sur ce discours en vogue?


Les socialistes ne savent voir dans tous les phénomènes sociaux que la lutte, le combat, le conflit, le commandement, la hiérarchie, l'opposition des volontés; ils n'ont rien d'autre à dire, et rien d'autre à proposer. Même quand ils parlent de « coopération », il ne s'agit jamais que de sacrifices unilatéraux; ils ne connaissent que des jeux à somme négative, gagnant-perdant ou perdant-perdant. Leur idéologie est donc profondément et fondamentalement antisociale ‒ leur nom même est un mensonge empoisonné, comme tout ce qu'ils contribuent à la société. Ils sont l'incarnation même de la dé-civilisation. Les libéraux au contraire, reconnaissent et célèbrent les jeux à somme positive, gagnant-gagnant, comme seule forme véritable de coopération, comme le fondement de toute société et comme le principe même de la civilisation ‒ et condamnent les jeux à somme négative comme autant d'absurdités à éviter et d'agressions à réprimer.

Le dernier des sophismes économiques fameusement raillés par Bastiat est celui de la domination par le travail. Pour n'en citer qu'un court extrait:

Dans une bataille, celui qui est tué est bien tué, et l'armée est affaiblie d'autant. En industrie, une usine ne succombe qu'autant que l'ensemble du travail national remplace ce qu'elle produisait, avec un excédent. Imaginons un état de choses où, pour un homme resté sur le carreau, il en ressuscite deux pleins de force et de vigueur. S'il est une planète où les choses se passent ainsi, il faut convenir que la guerre s'y fait, dans des conditions si différentes de ce que nous la voyons ici-bas, qu'elle n'en mérite pas même le nom.

Voilà toute la différence entre les jeux économiques à somme positive et les jeux politiques à somme négative. Alors que des ennemis politiques perdent tous deux à s'entretuer, des concurrents économiques gagnent tous deux à s'émuler. Chaque réussite de l'un est bientôt un gain pour tous: l'innovateur d'abord, qui peut produire mieux et moins cher, et faire ainsi de nouveaux profits; ses clients, qui auront trouvé meilleure qualité à meilleur marché; ses concurrents sur le même créneau qui, en l'imitant, peuvent bénéficier d'un progrès spécifique au capital qu'ils ont investi; leurs clients, fournisseurs, et de proche en proche toute la société, qui bénéficie du progrès réalisé. À l'opposé, chaque erreur, si elle touche d'abord celui qui la commet, est en fin de compte une occasion manquée pour tous, sauf a contrario comme opportunité pour tous d'en tirer les leçons. Ainsi, celui qui refuse de s'améliorer, d'apprendre des réussites et des erreurs qu'il fait et que d'autres font, perdra en fin de compte ses clients et fera faillite ‒ mais ce n'est pas la faute des autres, c'est la sienne, et en fait c'est bien dommage à la fois pour lui et pour les autres qui n'auront plus ce concurrent utile pour se calibrer, en plus de profiter de ses innovations. La compétition entre concurrents est donc une coopétition, où tous bénéficient du libre choix, de la comparaison, de l'innovation, de l'imitation.

Dans un marché libre, nul n'« écrase » nul autre. L'hypothèse même de liberté du marché est que les droits de propriété de chacun des participants sont respectés. Certes, un producteur peut « perdre des parts de marché » au bénéfice d'un concurrent; mais ce n'est pas un vol, car nul ne « possède » de parts de marché, chacun doit les mériter à chaque instant. Et en fin de compte, chaque part de marché est un consommateur effectif ou potentiel, que chaque producteur s'il veut « conquérir » cette part de marché doit convaincre d'accepter volontairement son offre de service, parce qu'elle est non seulement bonne et préférable à refuser tout service, mais aussi meilleure que l'offre de tout autre concurrent.

En effet, pour chaque service, chaque consommateur possède le droit d'accorder sa clientèle au fournisseur de son choix, ou de ne l'accorder à personne, quitte à devoir produire le service soi-même ou s'en passer. C'est le principe même de la concurrence (nous y reviendrons). Ni perdre ni gagner de parts de marché n'est donc un effet garanti de la concurrence, et d'ailleurs comme les parts perdues par l'un sont gagnées par l'autre, il n'y a aucun effet macro-économique négatif ou positif à voir dans cet aspect « redistributif » du phénomène. Montrer du doigt comme scandale une partie d'un phénomène tout en en occultant la contrepartie nécessaire est un cas de sophisme anti-comptable typique des socialistes.

La métaphore guerrière, si elle peut motiver certains gestionnaires ou fleurir le langage de commentateurs, ne décrit donc ni la relation entre fournisseurs et clients, ni celle entre concurrents. Les socialistes sont obnubilés par le conflit, les jeux à somme nulle ou négative, seul paradigme qu'ils puissent comprendre; mais la folie destructrice est entièrement dans leurs propres cerveaux malades, et non pas dans le capitalisme qu'ils prétendent critiquer.

Si on veut voir l'effet de la concurrence, il faut voir comment elle modifie le comportement des acteurs. Ce qui est clair, c'est qu'elle force tous les producteurs à produire toujours plus, mieux et moins cher, et ainsi rendre davantage de services aux consommateurs pour un moindre coût macroéconomique. Certains socialistes proclameront que le résultat de cette amélioration est de réduire le marché total pour les producteurs et de les appauvrir, puisque le prix total des services existants diminue; mais comme toujours, il s'agit d'un sophisme anti-comptable. Car cet effet de la concurrence, d'avoir produit mieux et plus pour moins de ressources, a donc rendu disponibles toutes les ressources non dépensées, aussi bien du côté du producteur, que du côté du consommateur. Le producteur pourra rediriger ses ressources économisées vers de nouvelles activités, et le consommateur pourra rediriger ses ressources économisées pour acquérir le produit de ces activités. Quant à l'innovateur, il pourra engranger en récompense de son service rendu à l'humanité les bénéfices du coût diminué à prix de vente constant, jusqu'à ce que ses concurrents l'imitent et que les prix baissent en conséquence.

Encore une fois, la concurrence ne garantit aucunement qu'aucun producteur gagnera ou perdra ‒ sauf celui le plus habile à améliorer les choses pour toute l'humanité, ce qui est la seule chose que la concurrence garantit. En d'autres termes, la concurrence est un jeu à somme positive, par lequel davantage de services sont rendus, davantage de satisfactions sont apportées, les ressources dépensées diminuent, celles disponibles augmentent.

La « concurrence », gros mot dans la bouche des collectivistes, n'est pas autre chose que la liberté du consommateur, ce consommateur que les collectivistes passent leur temps à insulter; car ce consommateur est chacun d'entre nous, êtres humains. D'ailleurs le producteur aussi est chacun d'entre nous, sauf que le faramineux gain en productivité dû à la division du travail fait que nous produisons en gros une petite catégorie de services, alors que nous en consommons en détail une vaste variété. Si les hommes comprenaient qu'ils sont les consommateurs et producteurs visés par la propagande étatiste et victimes de l'action de l'état, et s'ils comprenaient que les soi-disant aides à certains producteurs consistent forcément à voler la majorité d'entre eux au bénéfice hypothétique d'une petite clique bien introduite, ils ne soutiendraient pas ces exactions. Mais c'est bien pourquoi l'état et les étatistes dépensent des ressources considérables à la propagande et au contrôle des esprits, du berceau à la tombe, via les programmes scolaires obligatoires écrits par des communistes, les médias à la botte sous peine de voir leurs subventions remplacées par un contrôle fiscal, etc.

Cette concurrence a de nombreux autres bénéfices, tous dynamiques: ces bénéfices seront incompréhensibles aux esprits « statiques » qui examinent la structure de production à un instant donné et font comme si elle était un état permanent; ils seront tout aussi incompréhensibles aux esprits « cinématiques » qui veulent bien voir des changements, mais refusent d'en voir les causes, les forces en présence, et préfèrent une interprétation mystique de ce changement comme progrès téléologique vers leur utopie, guidé par Dieu, par l'avant-garde du prolétariat, ou quelque force collective supérieure, mais en tout cas pas par les choix et actions de simples individus. Or, les bénéfices de la concurrence (et les travers de l'intervention politique) sont tous en termes d'incitations, de forces économiques s'exprimant à travers les choix des divers acteurs individuels.

Nous avons déjà vu l'incitation au progrès (économique, technique, social, organisationnel, etc.) que crée la concurrence; mais il y a aussi le signal du progrès contenu dans le prix des services et produits. Grâce à la libre concurrence, chaque producteur peut comparer sa performance à celle des autres producteurs à partir des prix publiés, des profits engendrés, etc., et peut similairement comparer les prix de ses fournisseurs, etc. La concurrence, via le système des prix, donne donc aux producteurs non seulement l'incitation à s'améliorer, mais aussi le moyen de mesurer l'amélioration, sans lequel il n'y aurait pas de rétroaction positive, seulement au mieux une marche au hasard. Quand la concurrence diminue, le signal du système des prix s'estompe puis disparaît, et les entreprises restantes ont plus de difficulté à s'améliorer; sur le long terme, ces entreprises souffrent de cette absence, comme tous, même si sur le court terme elles peuvent gagner en « parts de marché » ‒ car du fait de l'inefficacité du monopole, leur marché ne s'étendra pas aussi vite; or mieux vaut 10% de beaucoup que 90% de fort peu.

En effet, contrairement à ce que prétendent les socialistes pour justifier leurs vols, il n'y a pas un gâteau de taille donnée quelles que soient les actions des hommes, dont il s'agirait de « redistribuer » les parts (euphémisme pour le vol qu'ils proposent); au contraire, il faut chaque jour refaire du gâteau, et la production en augmentera ou diminuera selon les actions des hommes ‒ et les déprédations du monopole et sa bureaucratie contribuent largement à diminuer cette production. Si ces déprédations empêchent 5% de croissance chaque année en moyenne, au bout de quinze ans, cela fait une nation plus de 2 fois moins riche, au bout d'un demi-siècle, plus de 11 fois, au bout d'un siècle, plus de 131 fois moins riche ‒ largement de quoi compenser toutes les « pertes » en « part de marché », et toutes les « inégalités » dont « souffriraient » les « pauvres » qui ne le seraient comparativement plus (et effectivement, un « pauvre » d'aujourd'hui dans un pays capitaliste vit mieux qu'un roi, dans la plupart des nations, il y a quelques siècles). Mais bien sûr, dans un marché libre c'est aux créateurs que bénéficierait d'abord la croissance, alors qu'avec le monopole, ce sont les parasites qui gagnent, et ces parasites ne veulent surtout pas abandonner leur pouvoir et le luxe qu'il leur apporte ‒ en fin de compte, cette sélection de qui a le pouvoir est un autre effet dynamique important du choix entre capitalisme et étatisme.

Les socialistes font aussi surgir tantôt le spectre d'entreprises qui feraient sans cesse des profits monstres sans rien faire pour les mériter à moins que l'état ne grève leurs profits, tantôt le spectre opposé d'entreprises qui feraient faillite si l'état ne les aidait pas. Ils ne se rendent pas compte que ces deux menaces fantômes sont mutuellement contradictoires, parce qu'en fait peu leur importe: leur but n'est pas de développer une théorie sociale cohérente, mais de faire feu de tout bois pour « combattre » le capitalisme (toujours le paradigme de la guerre, du jeu à somme négative) et justifier toujours davantage de pouvoirs étatiques. Or, les profits et les pertes tous deux sont des phénomènes sains: les uns récompensent ceux qui créent des richesses, qui prévoient quels investissements seront utiles, et les seconds punissent ceux qui détruisent des richesses, qui font des mauvais choix d'investissement. Taxer les uns pour aider les seconds, c'est décourager la création de richesse et encourager sa destruction; c'est bénéficier aux grandes banques complices de l'état qui sauront prendre des risques absurdes et privatiser leurs profits en nationalisant leurs pertes; c'est forcer des producteurs inefficaces à continuer de détruire des richesses, de maintenir des travailleurs dans des emplois absurdes (ou pire, des non-emplois) qui leur sucent la vie et en détruisent le sens. Bref, c'est appauvrir tout le monde, non seulement matériellement, mais ce qui est bien pire, spirituellement. Alors que la concurrence sur un marché libre au contraire, régénère l'homme spirituellement, lui donnant une boussole qui lui indique comment il peut se servir soi-même en servant l'humanité, alignant ainsi les incitations dans une plus grande harmonie sociale.

La faillite est saine. Les socialistes agitent le spectre de la faillite pour justifier le « sauvetage » de grandes banques et autres entreprises privilégiées; ce par quoi ils désignent en fait un transfert de fonds volés aux contribuables, soi-disant « dépense publique », que font les politiciens pour garnir les comptes en banque de leurs grands amis les plus mauvais gestionnaires. À écouter les lamentations des socialistes, on pourrait croire qu'une faillite consiste à fusiller les employés, dynamiter les usines, abandonner les clients et créanciers, et faire un bûcher de tout le capital de l'entreprise faillie. Or, il s'agit tout du contraire: Dans un système capitaliste, la faillite ne consiste par à détruire les ressources, mais à les sauver, à les rendre disponibles, à les enlever des mains incompétentes de leurs dirigeants actuels pour les confier à de nouveaux dirigeants qui sauront les sauver en leur donnant de nouvelles directions, créatrices plutôt que destructrices. Les employés perdent certes leur salaire, mais ils sont aussi libérés de leur obligation de travailler tous les jours pour cette entreprise contre-productive, et peuvent ainsi trouver ailleurs un emploi plus productif et donc mieux payé. De même, les machines, les matières premières, les inventions, les relations clients, etc., si elles valent toujours quelque chose, pourront être reprises par de nouveaux entrepreneurs. Peut-être même une partie des employés pourront-ils continuer de travailler sur le même projet, s'ils rendent un service utile, contrairement au reste de l'entreprise. Quant aux créditeurs (y compris les clients non servis), s'ils ne pourront pas être complètement remboursés (sinon, l'entreprise n'aurait pas à faire faillite), du moins ils pourront recevoir une compensation partielle d'autant plus importante que la faillite aura lieu plus tôt, au lieu d'avoir été différée.

C'est au contraire l'intervention de l'état qui, en dépouillant les producteurs pour alimenter des prédateurs, assure que les ressources immobilisées par l'entreprise en faillite continueront d'être gâchées, dans une orgie de destruction. Plus longtemps l'entreprise en faillite est maintenue dans sa configuration destructrice, plus s'étendra son passif, plus diminueront les chances d'une reprise favorable à la préservation des emplois existants ‒ moins des investisseurs voudront s'embarrasser des dettes accumulées, de l'esprit négatif d'employés qui croient que tout leur est dû et veulent continuer sans changement une activité condamnée, etc. Là où une faillite rapide permet une réallocation efficace du capital, et une préservation d'une fraction productive de l'activité terminée, une lente agonie prolongée par l'état assure la destruction complète du capital et la dissolution de l'entreprise tout entière.

Plus les acteurs d'une entreprise en faillite (dirigeants, actionnaires, travailleurs, etc.) persévèrent dans leur activité improductive, au lieu de se convertir aux nouvelles activités productives automatiquement rendues possibles par cette concurrence, plus ils sont des zombies qui vivotent sans objet aucun. L'état, quand il intervient pour prolonger une telle agonie, loin d'aider ni les employeurs, ni les employés, ni les clients, ni les fournisseurs, ni une économie abstraite désincarnée ne correspondant à aucun des précédents, ne fait que les maintenir dans cette état sous-humain, où les employeurs et employés sont privés de la dignité de gagner leur vie par leur propre activité mais sont transformés en parasites, où les fournisseurs restent en sursis d'une faillite, où les clients doivent se satisfaire d'un produit trop cher ou mal adapté. Une telle intervention n'est que pure destruction. Notons qu'un homme d'affaires qui ferait un mauvais investissement dans une telle entreprise aurait lui aussi le même effet délétère ‒ mais il serait puni par la perte de ses capitaux, et ou bien apprendrait à faire mieux, ou bien disparaîtrait bientôt du marché pour laisser place à ses meilleurs. Un homme politique qui prétend « sauver » une entreprise en faillite fait porter le poids de cette destruction sur les contribuables, tandis que lui savoure du caviar dans des salons à la mode, aussi aux frais du contribuable ‒ et, rendu populaire par les médias et réélu, continue à détruire de plus belle. Comme le dit Achille Tournier: « La politique est le seul métier qui se passe d'apprentissage, sans doute parce que les fautes en sont supportées par d'autres que par ceux qui les ont commises ».

Un autre spectre agité par les socialistes contre la concurrence est celui d'un monopole de fait vers lequel tendrait présumément tout marché libre, comme solution duquel ils proposent ou un monopole de droit, ou de façon plus subtile mais en fait équivalente, des réglementations écrasantes. Or, le monopole de droit comme solution à la peur d'un monopole de fait, c'est encore une fois la certitude du pire comme remède absurde au risque du mal: car le pire possible imaginable que cette liberté apporterait (si par quelque anti-miracle la dynamique de concurrence jouait à l'envers) serait qu'un monopole émerge temporairement, et que la « solution » proposée consiste précisément à établir de façon permanente cette pire de toutes les résolutions. Les réglementations sévères n'ont pour effet que d'exclure la concurrence, d'élever des barrières empêchant les petites entreprises et autres nouveaux venus d'entrer en concurrence, et de développer des bureaucraties aussi malsaines que puissantes au sein des entreprises autant que dans les administrations censées les surveiller, impliquant de vastes déséconomies d'échelle dont le public pâtit.
 

   

« Malheureusement, le nom d'“économiste” a depuis l'époque de Bastiat été largement (mais pas complètement) volé par des statisticiens étatistes et autres numérologues économétristes, qui nient les principes de base de l'économie (prétendument dépassés) pour défendre les interventions violentes de l'état, jeux à somme négative dont ils sont (ou du moins se croient) les bénéficiaires. »

   


On pourrait continuer, et continuer pour longtemps, pour déconstruire encore et toujours des thèses étatistes farfelues chaque fois recommencées comme si on n'avait rien prouvé. Après avoir identifié l'erreur, il est important d'aller au cœur du problème. Les socialistes chaque fois agitent un épouvantail, font valoir la peur de l'incertain avec comme remède la certitude du pire; chaque fois, ils font mousser l'envie contre ceux qui réussissent et les bas instincts tribaux de ceux qui se vautrent dans l'incapacité à produire leur subsistance via l'échange volontaire; chaque fois, ils veulent ne voir la société que comme une lutte, un jeu à somme négative, et vouent un culte à la violence écrasante comme solution miracle à tous les problèmes; chaque fois ils n'envisagent le monde qu'à travers une vision émotionnelle statique, non seulement ignorants de la dynamique causale de l'action humaine, mais à rebours de toutes les lois de cette dynamique; chaque fois, ils agitent la main douce par laquelle l'état dispenserait ses bienfaits bien visibles, et se gardent de montrer la main rude par lequel l'état, subrepticement mais nécessairement, leur fait dans le noir des misères plus grandes que ces bienfaits, jeu à somme négative oblige; chaque fois, par un tour de passe-passe ils font croire aux masses ignorantes qu'elles sont bénéficiaires de l'intervention de l'état, alors même que seule une toute petite minorité de ces socialistes est effectivement bénéficiaire, et que la masse des hommes est nécessairement exploitées par cet état.

Du début à la fin, c'est une escroquerie, et toute la logique du monde ne suffira pas à la faire cesser; à la racine du problème, c'est d'une psychothérapie qu'ont besoin les victimes, une mise à jour improbable de leur logiciel (voire matériel?) mental. La peur de l'inconnu, l'envie du succès d'autrui, la haine de l'Autre, la paresse à gagner honnêtement sa vie, une solution si facile (la force) qu'un enfant la comprendrait, la propagation de traumatismes violents issus de temps barbares pas encore révolus, la facilité émotionnelle de se sentir automatiquement dans le camp des gentils, le confort du conformisme bien-pensant, le refus de la responsabilité des décisions passées rejetée sur ceux qui ont réussi, le refus de la responsabilité des décisions futures rejetée sur une entité censément supérieure, la bassesse de s'aplatir devant une entité censément supérieure, l'évasion de la difficulté de raisonner, voilà les ficelles psychologiques sur lesquelles repose le socialisme, qu'il faut rompre toutes pour libérer chaque individu. Bien sûr, la plus solide n'est pas la même dans chaque cas, et certains individus ont noué un nœud si étroit qu'ils ne s'en sortiront jamais. Citons donc pour conclure Charles Mackay: « Les hommes, a-t-on bien dit, pensent en meute; on verra qu'ils perdent la raison en meute, mais ne retrouvent leurs sens que lentement, un par un. »

9. Remontant au moins à Bastiat, l’expression «  harmonie des intérêts  » est devenue un leitmotiv de la science économique. Elle ne laisse pas de susciter le mépris et la moquerie d’un grand nombre de savants car ils y voient la formulation d’un dogme naïf, niais et obsolète.

Ludwig von Mises s’exprime en ces termes au sujet de l’harmonie: «  Parce que beaucoup de gens, et même tous, désirent du pain, des vêtements, des chaussures, et des autos, la production en masse de ces biens devient réalisable et elle réduit les coûts de production au point qu'ils deviennent accessibles à peu de frais. (…) Tel est le sens du théorème de l'harmonie des intérêts bien compris de tous les membres d'une société de marché. Quand les économistes classiques ont fait cette affirmation, ils essayaient de souligner deux points: d'abord, que tout le monde est intéressé au maintien de la division sociale du travail, système qui multiplie la productivité des efforts humains. Secondement, que dans la société de marché, la demande des consommateurs dirige en dernier ressort toutes les activités productrices.  »

Ceci vous paraît-il un bon résumé, exhaustif et complet, du procès de l’harmonisation des intérêts dans la société de marché? Aimeriez-vous insister sur certains points éventuels non abordés par cette citation? Comment expliquer, selon vous, que le théorème de l’harmonie suscite à ce point la raillerie et la consternation?


Je partage totalement le point de vue de Bastiat et de Mises sur ce sujet: l'harmonie des intérêts humains est la condition nécessaire et suffisante de l'existence de toute société. Si une société existe, c'est nécessairement que les humains ont dans l'ensemble un intérêt à coopérer qui dépasse celui à s'affronter. Si les humains ont plus intérêt à coopérer qu'à s'affronter, alors ils s'organisent naturellement en société. Or, par définition même, la coopération, jeu à somme positive, vaut mieux que l'affrontement, jeu à somme négative ‒ et la possibilité de constamment améliorer cette coopération est la caractéristique même de l'homme: le langage qui permet de négocier des accords arbitraires, le respect de la parole tenue et le Droit qui permettent de projeter la coopération à travers le temps, la science qui permet de se mettre d'accord sur des choses mesurables toujours plus élaborées, etc., sont les outils mentaux qui font de l'homme un animal non seulement social, mais méta-social, capable de redéfinir la société vers toujours plus de coopération ‒ ou, malheureusement, quand il est victime de biais erronés systématiques, vers de moins en moins de coopération dans les domaines où s'étend l'erreur.

Cette harmonie des intérêts humains n'est donc rien d'autre que le phénomène social même, considéré sous le point de vue de la dynamique causale, le point de vue des économistes. Malheureusement, le nom d'« économiste » a depuis l'époque de Bastiat été largement (mais pas complètement) volé par des statisticiens étatistes et autres numérologues économétristes, qui nient les principes de base de l'économie (prétendument dépassés) pour défendre les interventions violentes de l'état, jeux à somme négative dont ils sont (ou du moins se croient) les bénéficiaires. De nos jours, seule l'école économique dite « autrichienne », et divers autres économistes libéraux, continuent la tradition des économistes classiques, depuis sa naissance jusqu'à l'invasion des suppôts de l'état au cours du XIXème siècle, placés dans les nouvelles universités publiques pour enseigner leur version dévoyée de la science économique.

Quant au second point formalisé par Mises, que Bastiat avant lui défendait inlassablement, il est une affaire de logique dynamique: de la consommation et de la production, laquelle est le but de l'autre, laquelle est le moyen de l'autre? Préféreriez-vous pouvoir consommer sans produire, ou produire sans consommer? La réponse est évidemment que la production est le moyen de la consommation, et que les choix qui mènent à dépenser plus d'efforts pour obtenir moins de satisfactions sont absurdes. Or c'est exactement ce en quoi consistent le protectionnisme, les subventions aux entreprises en détresse, l'exclusion de la concurrence sur certains services via prohibitions et « réglementations », et en fin de compte, toutes les interventions de l'état sur l'économie. Bien sûr, les castes dominantes, contrairement à celui de l'ensemble de la société, bénéficient de ces jeux à somme négative, et donc de leur point de vue, ces choix et ces interventions mènent à leur obtenir d'immenses satisfactions pour relativement peu d'efforts ‒ et c'est pourquoi ils font tout pour préserver leur pouvoir, y compris assommer les victimes par une propagande constante ‒ et tant qu'à faire croire soi-même à cette propagande qui fait d'eux des gentils plutôt que des méchants, ce qui est bon à la fois pour tromper les victimes et flatter pour leur propre égo. Si la société est par essence indissociable d'une harmonie générale des intérêts humains, l'état à l'opposé est donc indissociable d'un antagonisme irrémédiable entre dominants vivant de la violence et dominés forcés de leur payer tribut. Or, il est essentiel à l'état moderne d'utiliser la tromperie comme multiplicateur d'une force nécessairement moindre que celle du reste de la société s'il pouvait s'organiser; railler les théories qui expliquent la nature de l'harmonie sociale et par contraste celle de l'antagonisme politique, est donc une tâche nécessaire de toute propagande étatiste.

Cet antagonisme politique est au mieux un prix à payer, un défaut de la structure forcément imparfaite de la coopération humaine, un reliquat d'époques encore plus barbares que la nôtre, un mal qui n'a pas encore été résorbé car il n'est pas le sujet le plus urgent, quand la coopération peut s'améliorer plus vite par le progrès technique que le progrès moral. Au pire, c'est un parasite dangereux et mortel, dont l'humanité aura du mal à se débarrasser, et qui risque de la faire sombrer dans une conflagration mondiale de trop. Mais aussi destructeur et dangereux soit cet antagonisme, il reste un phénomène secondaire derrière celui de l'harmonie qui fonde la société ‒ car, menant une existence parasite, il ne peut se nourrir de ce que la société crée, et ne peut jamais détruire plus qu'il n'a été construit. Et pourtant, elle tourne: la civilisation est forcément plus créatrice que destructrice; la plupart des hommes vivent honnêtement et productivement, cependant que seule une minorité peut vivre de spoliation légale ou illégale. Du moins le progrès immense effectué en quelques siècles, grandissant toujours plus vite, est témoin que c'est bien le cas. La décadence et la chute attendent les sociétés pour lesquelles ce n'est plus le cas et qui, espérons-le, laisseront la place à des sociétés plus saines; mais tant que ces sociétés tiennent encore, c'est que la coopération est un phénomène prépondérant sur l'agression ‒ ou du moins que le capital matériel et moral accumulé et construit par la coopération des générations passées n'a pas (encore) été complètement dilapidé ou détruit par le socialisme.

Pour finir, je dirais qu'il n'y a bien sûr pas de résumé exhaustif ni complet du phénomène social, ni donc des controverses à son sujet. La société consiste en l'interaction de milliards d'individus, alors que « tous » les détails du comportement ne serait-ce que d'un seul individu, si même il était possible de tous les mesurer simultanément les sans modifier, dépasse et de loin non seulement l'entendement d'aucun individu, mais aussi celui de tous ces individus mis ensembles, cet entendement étant un petit sous-ensemble des mêmes détails qu'il lui faudrait prendre en compte. Il est impossible de représenter fidèlement tous ces détails, encore moins les comprendre. La formation de concepts synthétiques et abstraits est donc une nécessité de toute science sociale, voire de toute science en général. Mais là se trouve aussi l'occasion d'une erreur essentielle, celle de prétendre que certains concepts abstraits ont une vie propre par-delà la description des phénomènes qu'ils résument et en contradiction avec ces phénomènes. C'est l'animisme, la volonté de voire une « âme », une intention, un « plus » qui ne soit pas une propriété intrinsèque des phénomènes sous-jacents étudiés, mais une cause extrinsèque venue d'un « en haut » sacré. Alors que les libéraux comprennent que l'ordre social émerge des comportements individuels, les socialistes et autres étatistes veulent personnifier un « tout » préexistant indépendamment duquel dériverait l'ordre. Cette pensée magique leur dispense d'étudier la réalité de l'action humaine comme une science, et leur fait concevoir le monde comme un argile malléable soumis à la volonté arbitraire d'un pouvoir venu d'en haut dont les détenteurs ne seraient que les messagers de l'entité collective prétendue.

Sur la notion d'émergence d'ordre abstraits élaborés à partir de comportements individuels élémentaires plus simples, outre les classiques libéraux, on pourra lire les très beaux livres de Douglas Hofstadter et de Daniel C. Dennett, qui expliquent l'émergence de l'intelligence à partir de comportements neuronaux plus simples, combien même les auteurs sont paradoxalement de tendance socialiste eux-mêmes (par tribalisme d'universitaires?) n'ayant pas su appliquer leurs concepts à l'échelle d'une économie. Hofstadter comprend que des forces fondamentales de la physique, aux particules élémentaires, aux atomes, aux molécules, à la biochimie, à l'organisation cellulaire, à l'interaction entre neurones, à des activités correspondant à des sensations élémentaires, à des idées concrètes ou abstraites, à des enchaînements d'idées, à des pensées abstraites, à des raisonnements qui manipulent et comparent ces pensées, etc., il y a à chaque fois des niveaux d'abstraction qui ne peuvent ni contredire les niveaux plus bas, ni même apporter des informations supplémentaires à celles représentées pas ces niveaux plus bas.

De même, les meilleurs informaticiens comprennent l'architecture des ordinateurs numériques, du transistor, à la porte logique, au microprocesseur, à la convention d'appel des registres, à la machine virtuelle d'un langage de programmation, à la sémantique formelle de ce langage, à la sémantique de l'application écrite dans ce langage, au programme tel qu'écrit par le programmeur dans le langage source, au programme tel que conçu dans un langage dédié effectif ou conceptuel, à l'interaction avec l'utilisateur, aux activités humaines dont cette interaction participe; et ils voient que chaque niveau est une abstraction des niveaux plus bas et une implémentation des niveaux plus hauts, sans qu'à aucun moment il ne puisse possiblement y avoir de contradiction entre niveaux différents ‒ même s'il peut y avoir contradiction entre ce que l'auteur voulait faire et ce qui a été réalisé, lequel bogue se propage vers les niveaux supérieurs qui du coup ne correspondent plus non plus à ce qu'ils prétendaient être, étant basés sur une carte qui ne décrit pas fidèlement le territoire. (Dijkstra remarque que les informaticiens sont uniques dans le nombre de niveaux d'abstraction différents mais ainsi liés les uns aux autres qu'ils manipulent au cours d'un même projet; cela devrait les aider à comprendre le concept d'émergence. Par contre, ce qui ne les aide pas à comprendre ce concept, leurs niveaux d'abstraction sont des objets rigides plutôt que des concepts fluides, ce qui les rend à la fois plus expressifs et plus fragiles.)

Un économiste authentique de même verra que la société émerge des actions individuelles, et qu'il n'y a pas de force supérieure magique extérieure à la société qui fait régner l'ordre, seulement des forces internes à cette société; et qu'aucun phénomène ne peux apporter un « plus » qui viole les principes des phénomènes sous-jacents, ces phénomènes-là étant constitutifs de celui-ci. Ainsi les biens réels hommes de l'état, qui vivent d'employer la force ou de menacer de l'employer, n'ont pas d'effet magiquement positif quand chaque élément de violence mis en œuvre a un effet négatif. Non seulement ils ne sont ni supérieurs ni extérieurs, ils sont véritablement la lie de la société, des sociopathes sans scrupules, et qui introduisent non pas l'ordre mais le désordre. L'ordre, le vrai, naît de l'harmonie des intérêts des hommes à coopérer entre eux dans des jeux à somme positive.

À suivre...

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Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.

   
 

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Première représentation écrite du mot « liberté » en Mésopotamie, environ 2300 av. J.-C.

   


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