15 juin 2015 • No 333 | Archives | Faites une recherche | Newsletter

 

 

   
Entretien
Entretien avec François-René Rideau sur John Nash et la théorie des jeux - Sixième partie
propos recueillis par Grégoire Canlorbe (cinquième partie)


François-René Rideau est un informaticien français. Parmi les sites qu'il anime, Bastiat.org est consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, Le Libéralisme, le vrai contient ses essais, et Cybernéthique est son blog apériodique.

13. À l’appui de l’idée que le bien commun ne saurait résulter de la somme des égoïsmes individuels, il est assez courant de citer les travaux de John Nash en théorie des jeux. John Nash démontre en effet que les stratégies maximisant le profit individuel peuvent conduire à des résultats sous-optimaux au niveau global.

Le recherche du véritable optimum collectif nécessite que chacun accepte une stratégie sous-optimale pour son propre compte. Que rétorqueriez-vous à ceux qui invoquent John Nash à l’appui de leur tentative pour discréditer l’idée de l’harmonie spontanée des intérêts?


Les mathématiques en sciences sociales sont un outil très révélateur – mais elles le sont fort peu pour les conclusions que ses utilisateurs en tirent, et énormément pour les hypothèses que ses utilisateurs y mettent. En effet, le niveau de « raisonnement » atteint par ces études utilisant les mathématiques dépasse rarement ce que les mathématiciens appellent le « trivial »: des évidences qui découlent directement des hypothèses. C'est nécessairement le cas quand on modélise une réalité fluide avec un outil aussi rigide: le modèle perd vite sa pertinence et permet rarement de longues chaînes d'inférences sans la perdre entièrement. Mais si le raisonnement mathématique à partir de ces modèles est relativement peu éclairant, le choix des hypothèses de ces modèles peut lui être particulièrement éclairant: parfois, sur le monde, comme dans les modèles utilisés par Nash; le plus souvent, sur les obsessions et les aveuglements de ceux qui emploient ces modèles à tort et à travers.

Ainsi, la façon dont les étatistes modélisent l'état comme une entité supérieure régnant divinement sur une société d'automates sans âme en dit plus sur leurs travers intellectuels que sur les problèmes socio-économiques qu'ils prétendent résoudre. Enfin, les mathématiques sont souvent (mais pas toujours!) employées en sciences sociales comme moyen d'intimider ceux qui ne sont pas familiers avec, et de faire argument d'autorité en faveur des pouvoirs établis contre leurs critiques, via l'intelligentsia aux ordres. Là encore, la relation de parasitisme entre les hommes de l'état et les citoyens qu'ils oppriment apparaît clairement à qui sait lire entre les lignes et analyser les discours étatistes comme actes de parole plutôt que de les prendre comme paroles d'évangile.

Commençons par dire quelques mots sur la théorie des jeux, ses gloires et ses limites. Cette théorie, telle que systématisée par John von Neumann, et au sein de laquelle Nash a inventé sa notion d'équilibres stables, est une excellente façon d'élucider et de classifier les différentes situations dans lesquelles peuvent se trouver des agents indépendants vis-à-vis d'une interaction. Leurs intérêts sont-ils alignés ou opposés? Vont-ils gagner ou perdre davantage à telle option, ou par rapport à leurs attentes antérieures à l'interaction? Vont-ils tous deux gagner à coopérer? Vont-ils tous deux perdre dans une confrontation entièrement négative? L'un va-t-il gagner aux dépens de l'autre dans une situation parasitique? Les matrices de gains sont une excellente façon de résumer de telles situations. Et si, dans la pratique, il n'est pas toujours possible de quantifier précisément ces situations, une telle quantification précise souvent n'est pas nécessaire pour identifier la situation comme étant qualitativement modélisée par une matrice en question et prédire le comportement des acteurs, ou suggérer comment modifier la situation pour améliorer ce comportement, ou comparer plusieurs situations.

La théorie des jeux, à partir de fort peu de formalisme, arrive à s'appliquer à un grand nombre de situations. Même en absence de correspondance quantifiable avec la réalité, le formalisme mathématique a de nombreux intérêts par rapport au discours informel sur les mêmes situations. Il permet à des personnes de se mettre d'accord sur ce dont ils parlent, quand bien même ils ne sont pas d'accord sur la validité de leurs propositions respectives, évitant ainsi aussi bien les malentendus que de nombreux discours ultimement dénués de sens. Le formalisme permet aussi bien sûr de détecter et d'éliminer des hypothèses absurdes, en montrant ou bien leur incohérence interne, ou bien l'inadéquation de leurs conséquences à décrire la réalité observable. Enfin, il permet d'obtenir l'exhaustivité dans la classification des situations possibles: si tant est que la situation est réductible à telle ou telle sorte de matrice de gains, on pourra par élimination déterminer que seulement certains cas s'appliquent et en déduire des stratégies de comportement optimal pour les joueurs, conditionnellement aux observations futures, ou assorties de choix probabilistiques. L'un des avantages du formalisme est qu'une personne voulant remettre en cause une des conclusions devra donc expliquer quelles hypothèses elle rejette et proposer des hypothèses contraires. Si vous n'êtes pas familiers avec la théorie des jeux, vous gagnerez beaucoup à vous y familiariser, en lisant l'un des nombreux cours disponibles en ligne, en français ou en anglais.

Mais si la théorie des jeux est un formidable outil conceptuel, auquel Nash a notablement contribué, cela n'implique pas que toute invocation de cette théorie soit ipso facto pertinente. Comme d'habitude, l'erreur typique dans l'emploi de modèles mathématiques est de décréter qu'un modèle s'applique quand il ne s'applique pas. Ainsi, par exemple, demander à des humains quelconques de « jouer un jeu » formel dans un laboratoire de psychologie ne veut pas dire qu'effectivement ils jouent le jeu en question. En leur demandant de participer consciemment à un jeu, on ajoute à ce jeu un niveau d'interprétation et d'indirection, via leur intelligence formelle. Or non seulement cette intelligence formelle est une ressource fort limitée chez la plupart des humains, c'est une ressource qu'ils ne mettent pas en marche sans une motivation plus importante que de se voir décerner une médaille virtuelle par un laborantin, voire même les quelques dollars que certains expérimentateurs mieux dotés utiliseraient comme appât. Alors qu'au contraire, il leur faut un grand effort pour quitter les jeux sociaux qu'ils jouent chaque jour en permanence – paraître juste ou loyal, beau ou fort, conforme ou original, obéissant ou dominant, etc. Tandis que le jeu mathématique est censé représenter une interaction formelle isolée, et que sa solution optimale représente le comportement d'un joueur parfait parce que suprêmement intelligent ou sélectionné par de nombreuses générations de survivance, l'expérience en laboratoire souvent n'est en fait pas isolée, et effectuée avec des joueurs dont on n'a aucune raison de croire qu'ils joueront ce jeu parfaitement, voire qu'ils y joueront du tout. Il est d'ailleurs peu étonnant que les joueurs d'échecs et autres esprits rationalistes abstraits sont plus capables d'émuler le jeu mathématique et de se comporter comme attendu que ceux qui n'ont ni les moyens, ni la patience, ni la motivation de suivre le modèle formel jusqu'à ses conséquences finales pour en déduire la « bonne » stratégie à suivre et l'appliquer.

Ceux qui sont prompts à s'écrier que les mathématiques sont flouées quand les conclusions des modèles ne collent pas aux observations devraient commencer par faire l'autocritique des raisons pour lesquelles ils croient que les modèles s'appliquent avant de proclamer que la logique elle-même est illogique. Mais souvent, l'emploi à mauvais escient des mathématiques, ne relève pas de l'erreur, mais de la malhonnêteté intellectuelle – envers soi-même autant sinon davantage qu'envers les autres. Il ne s'agit pas de mathématique appliquée, mais de numérologie. Et les raisons d'y croire sont les mêmes que pour toute superstition: désir de voir du sens même où il n'y en a pas, refus d'admettre qu'on ne sait pas, surestimation de ses propres capacités cognitives, reconnaissance de vagues motifs sans filtre basé sur la compréhension logique des causes et des effets (« idea generator » sans « bullshit filter »), biais de confirmation, identité mal placée dans des idées dans lesquelles on s'est beaucoup investi, complexe de supériorité vis-à-vis de ceux qui ne « savent pas », etc.

Revenons-en donc à ces jeux mathématiques par lesquels d'aucuns socialistes prétendent justifier l'existence de leur idole païenne, l'état. Comme d'habitude, il ne s'agit là que de grands coups de pseudo-science, où l'emploi d'un formalisme mathématique n'est qu'une forme d'intimidation intellectuelle. Je reprendrai ici en les développant des idées que j'ai mentionnées dans une note de bas de page de mon essai de 2002, L'état, règne de la magie noire.

La justification de l'état par la théorie des jeux considère cet État comme un Dieu externe bienveillant et omniscient, qui aide les gens à choisir (en moyenne) le meilleur scénario parmi des interactions modelées d'après des « jeux » mathématiques simples – alors qu'en réalité, l'état est constitué de personnes ayant chacune un intérêt propre, de sorte que si nous devions employer correctement la théorie des jeux, nous devrions considérer les fonctionnaires gouvernementaux comme des joueurs intéressés parmi d'autres. Or, l'unique caractéristique particulière de l'action politique est que les agents de l'état détiennent un pouvoir légal de coercition, i.e. le pouvoir de nuire impunément à autrui, qui se traduit en théorie des jeux par leur capacité à imposer à leur profit des jeux à somme négative de leur choix.

En théorie des jeux, des « jeux » mathématiques simples, comme le « dilemme du prisonnier » ou la « course à la poule mouillée », modélisent des situations où il y a un bénéfice potentiel pour des joueurs si seulement ils trouvent un moyen de coordonner leurs actions. Tous les « théorèmes » valides à propos d'un tel jeu ne font que redire en des termes formels les hypothèses informelles qui ont été mises dans le modèle considéré. Il ne s'ensuit certainement pas que l'état soit la bonne façon d'accomplir cette coordination – bien que là soit précisément le sophisme non sequitur sur lequel repose la position étatiste. En fait, il est possible d'appliquer la théorie des jeux pour comparer la coordination par un état coercitif avec la coordination par la libre concurrence; et cet exercice en théorie des jeux montrera aisément à quel point les effets de l'intervention étatique sont désastreux.

La coordination n'est pas quelque chose qui se passe magiquement, sans coût, par intervention divine, seulement parce que les parties intéressées s'accordent sur le fait que cette coordination serait une bonne chose. Si c'était le cas, il n'y aurait pas le moindre besoin d'un coordinateur, et donc pas besoin d'état. Ainsi, la coordination est un service, et ce service vaut à hauteur des gains escomptés par les joueurs coordonnées, comparés à leur situation s'ils avaient été laissés sans coordination – valeur qu'il faut grèver des coûts directs et indirects associés à l'utilisation de ce service: paiement au coordinateur, inconvénients liés aux conditions imposées par ce coordinateur, etc. Il reste donc à déterminer la façon la plus rentable d'obtenir cette coordination – s'il existe une telle façon rentable de l'obtenir, ce qui n'est pas garanti: il est effectivement des interactions qui ne valent pas d'être effectuées, malgré leurs bénéfices apparents, parce que leurs coûts de transaction sont trop élevés.

Or, dans un régime de libre concurrence, les parties intéressées sont libres de choisir tout arrangement de coordination quelconque avec ou sans coordinateur centralisé. Leur intérêt sera donc de trouver un moyen de coordination qui fournira le meilleur retour sur investissement pour le prix qu'il coûte. S'il se trouve un ou plusieurs fournisseurs de services effectivement à même de réaliser cette coordination à un coût moindre que ce que ne vaut ladite coordination, alors les intérêts de toutes les parties en présence convergeront, avec pour résultat le fait que cette coordination aura effectivement lieu. Si les coûts pour réaliser la coordination surpassent en fait les bénéfices de cette coordination, alors les intérêts de tous les intéressés convergeront, avec pour résultat le fait que cette coordination globalement destructrice n'aura pas lieu. L'un dans l'autre, la libre concurrence, c'est-à-dire la liberté de chacun des intéressés de choisir comment leurs transactions seront coordonnées et par qui si quiconque doit le faire, assure que la coordination aura lieu si, et seulement si, elle apporte un gain, et qu'elle aura alors lieu au meilleur prix.

Bien sûr, on peut aussi supposer les acteurs stupides et méchants et incapables de suivre leur intérêt, mais alors on se demande comment ils trouveront un état qui vaille mieux qu'eux pour les sauver malgré eux de leur stupidi-méchanceté. Que les zomdelétas montrent leurs titres de noblesse, la cuisse de Jupiter d'où ils sont sortis, qui fait d'eux la Race Supérieure™ qu'ils prétendent constituer. Au contraire, si on examine aussi bien leurs motivations que leurs méthodes, on se rend compte que les zomdelétas sont les éléments les plus assoiffés de pouvoir, les plus attirés par l'irresponsabilité institutionnelle, les plus dénués de scrupules à employer la violence pour imposer leurs préférences, les plus incapables de prendre en compte les préférences subjectives des autres, etc. L'état, loin d'être une entité divine extérieure et supérieure à la société, n'est qu'une entité bien humaine, trop humaine, à l'intérieur de la société et à la lie de la société. Loin d'être la solution, cet état est donc le pire système de coordination possible.
 

   

« La façon dont les étatistes modélisent l'état comme une entité supérieure régnant divinement sur une société d'automates sans âme en dit plus sur leurs travers intellectuels que sur les problèmes socio-économiques qu'ils prétendent résoudre. »

   


Maintenant, même sans présager de la nature des individus qui le composent, considérons le cas où l'état est un coordinateur. Comme tout fournisseur de service privé – car l'état est fait d'individus privés, comme toute institution –, l'état est un joueur qui cherchera à maximiser son intérêt. La seule chose qui distingue l'état d'un coordinateur sur le marché libre est que l'état détient les moyens de coercition avec lesquels il peut exclure ou décourager toute concurrence à la fourniture de ses services. Ainsi, à l'équilibre, un état monopolisera la coordination d'un jeu. Il pourra ainsi récolter à son profit exclusif la majeure partie des bénéfices du jeu, laissant les joueurs avec aussi peu qu'il faut pour que le jeu reste profitable.

Dans une situation de choix d'entrée où il y a liberté pour les citoyens de ne pas en appeler à la coordination de l'état et de se passer de coordinateur (via le bricolage d'amateur, le troc, le marché noir, etc.), l'état laissera aux joueurs à peine plus de bénéfices que ne l'offre le taux d'intérêt ambiant marginal (mis en rapport avec les mises investies dans le jeu) – et cela seulement si la coopération s'avère bénéfique à tous après avoir payé les coûts d'utilisation du monopole d'état. Les choses sont bien pires, quand il n'existe plus de choix d'entrée et que l'état peut imposer ses services de protection pour un quelconque genre de services (à grands coups de surveillance et de répression). Dans une telle situation, l'état non seulement pourra confisquer l'ensemble des bénéfices du jeu, mais pourra aussi aller plus loin et lever une surtaxe qui fera que les joueurs se porteront moins bien que s'ils n'avaient pas joué. Cette surtaxe s'accroîtra jusqu'à atteindre le coût de transaction de la sortie de l'influence de l'état (par l'émigration, la désobéissance civile, la disparition dans la clandestinité, la pression sur le pouvoir politique en vue de promouvoir son intérêt, la prise de pouvoir démocratique, la révolution, ou quelqu'autre moyen). Et plus grande la puissance de l'état, plus haut aussi bien ce coût que le taux d'intérêt.

En fin de compte, ce qu'établit la théorie des jeux – s'il en était le moins du monde besoin –, c'est que le pouvoir coercitif profite à quiconque le détient au détriment de quiconque le subit. Ce n'est pas exactement une grande nouvelle, et on aurait pu se passer du formalisme pour arriver à cette conclusion. En fait, la théorie des jeux n'est qu'un moyen de formaliser les choses en termes mathématiques, et ne peut dire ni plus ni moins que ce qui peut être dit sans de tels termes. Le même raisonnement de bon sens qui est requis pour voir comment le formalisme mathématique qualitatif s'accorde ou non avec la réalité peut être utilisé directement pour raisonner sur cette réalité, sans l'intermédiaire du jargon mathématique. Comme d'habitude, les mathématiques sont utilisées de façon pseudo-scientifique pour inspirer un respect timoré aux gens à qui on assène des modèles d'apparence complexe. Cette technique d'intimidation sert à cacher le fait que ce sont les mêmes bons vieux sophismes que l'on emploie quoiqu'avec un vocabulaire différent. Oh, et puisqu'on en est à l'argument d'autorité, je suis un mathématicien diplômé, né et élevé dans une famille de mathématiciens diplômés.

Mais si les abus que les socialistes font de la théorie des jeux éclairent peu sur le monde, ils en disent beaucoup sur les socialistes. Bien sûr, ces jeux en disent sur la propension des socialistes à naïvement croire (ou effrontément prétendre) faire de la science quand en fait ils s'adonnent à de la pseudoscience. Mais ils en disent aussi et surtout sur leur divinisation de l'état, dont les agents sont supposés dotés de libre arbitre, capables de changer et définir les jeux sociaux, et sur leur concomitant mépris total des individus ne portant pas de ruban, képi, perruque, badge ou pile de formulaires, qui sont supposés être des automates sans âme suivant mécaniquement des formules mathématiques simplistes. Qu'ils s'identifient à des ingénieurs sociaux moulant la société à leur image, ou qu'ils se fassent chiens méchants au service des premiers, ou pourceaux se vautrant complaisamment à leurs pieds en ne voulant surtout pas penser à l'abattoir qui les attend, les socialistes ne sont en fin de compte que les adorateurs de la violence suprême et irresponsable, adorée comme divinité, cependant qu'ils méprisent les relations pacifiques entre individus libres. Le socialisme, c'est le Mal lui-même, déguisé en bien pour mieux séduire les pseudo-intellectuels.

Avant de quitter le sujet de la théorie des jeux, j'aimerais discuter plus largement l'abus systématique qui est fait de cette théorie, au-delà de l'usage par lequel d'aucuns prétendent explicitement justifier l'état. Dire qu'un jeu est à somme nulle suppose que non seulement on peut associer une valeur cardinale à l'utilité perçue par chacun, mais encore que l'on puisse additionner les gains et les pertes d'une personne à l'autre. Autrement dit, il faut savoir faire des comparaisons interpersonnelles d'utilité. Ces comparaisons implicitement sont au cœur de toute théorie utilitariste. Or, en dehors de domaines fort restreints comme les échanges financiers, de telles comparaisons sont problématiques à de nombreux titres.

  1. La notion d'utilité de Von Neumann-Morgenstern [John Von Neumann et Oskar Morgenstern] peut idéalement fonder pour des utilitaristes la notion d'une valeur cardinale à l'utilité de chacun: à considérer les échanges qu'une personne serait ou ne serait pas prête à faire contre diverses quantités d'une unité de mesure arbitraire, on peut déterminer à combien elle évalue chaque préférence entre deux choix. Or, si cette utilité est une notion théorique très élégante, même à en supposer la réalité sous-jacente (i.e. la cohérence de son pouvoir descriptif), elle demeure une notion ineffective en pratique, car une approximation même peu précise en serait extrêmement coûteuse. Pour mesurer précisément l'équivalence entre diverses propositions, il faudrait forcer chaque personne dont on veut mesurer l'utilité à faire des choix difficiles; et pour que la mesure soit fiable, il faudrait que le choix soit fait pour de bon et pas pour du jeu. Or non seulement faire des choix difficiles prend du temps et de l'effort intellectuel, cela augmente le stress et diminue par là l'utilité, en plus de rendre les décisions moins bonnes et d'empêcher toute mesure de précision. De plus, un vrai choix est irréversible et change son auteur; et on ne peut donc pas effectuer deux mesures à partir du même point de départ. Bref, même à supposer que le modèle d'un homme rationnel à l'utilité cardinale décrirait adéquatement les acteurs d'une interaction dans le contexte limité des choix que l'on se propose d'étudier, des coûts irréductibles empêchent toute mesure précise de cette utilité. Pire encore, même une mesure imprécise modifie le système étudié, comme en physique quantique, seulement avec des dizaines d'ordres de grandeur de complexité en sus, et sans possibilité de faire des mesures statistiques sur des objets interchangeables.

  2. Même à supposer un instant l'idéal de l'utilité de Von Neumann-Morgenstern, cette utilité est définie à une transformation affine près; c'est-à-dire que d'une personne à l'autre, il n'y a pas de mesure commune objective, et on peut toujours arbitrairement ajouter un terme additif constant et multiplier par un facteur multiplicatif constant, quand on convertit les fonctions d'utilité de l'un en celles des autres. Il n'y a pas d'échelle commune canonique à laquelle tous puissent honnêtement se référer. Beaucoup des économistes joueront à compter arbitrairement l'utilité en « dollar »; mais rien ne dit, et bien au contraire, qu'un dollar dans la poche de l'un vaut un dollar dans la poche de l'autre ou qu'un dollar d'aujourd'hui dans tel compte vaudra un dollar de demain dans tel autre compte. D'ailleurs, les joueurs ont tous deux par hypothèse des évaluations incompatibles pour de tels événements. Enfin, c'est précisément parce qu'ils ont des fonctions d'utilité différentes que les hommes échangent et coopèrent, qu'ils se divisent le travail et se spécialisent dans diverses tâches (revoir dans le B.A.-BA de l'économie la théorie des avantages comparatifs). Il n'y a donc aucune échelle objective possible qui donne des mesures cohérentes d'une personne à l'autre, et une infinité d'échelle subjectives possibles, selon l'unité d'échange arbitrairement décrétée égale d'une personne à l'autre, alors qu'une autre unité d'échange aurait mené à une échelle complètement différente.

  3. Un terme additif constant ne change rien quand il y a un ensemble fixe et fini de personnes desquelles additionner l'utilité; mais quand cet ensemble varie au cours du temps, par morts et naissances, départs et arrivées, immigration et émigration, etc., ce terme additif arbitraire peut faire dire tout et n'importe quoi. Et il n'y a là encore aucune échelle objective pour calibrer un tel choix arbitraire. Bien pire encore, prétendre (fallacieusement) ajouter un terme « égal » pour tous à travers les âges (alors qu'il n'y a aucune égalité objective et que ce sera un choix arbitraire) implique de préférer mille fois mille criminels à un honnête homme, mille esclaves à un homme libre, mille dégénérés à un homme bien fait, mille descendants de viols à un descendant d'un couple heureux, etc. À choisir arbitrairement ces termes additifs, et à ne faire aucune différence entre les hommes potentiels, on obtiendra des incitations complètement perverses pour la société du futur. En fin de compte, on peuplera le futur de la lie de la terre (tous ceux prompts à invoquer l'argument pour justifier leur violence), en dépeuplant les gens honnêtes, compétents, productifs et pacifiques. Notons que j'explore dans mon article (en anglais) « A Refutation of (Global) "Happiness Maximization" » les extrémités de l'absurde dans lesquels s'enfoncent ceux qui prennent jusqu'au bout ces formalismes mathématiques là où ils n'ont aucune validité.

  4. Toutes ces additions et comparaisons n'ont de sens que si les facteurs multiplicatifs sont tous positifs, i.e. si les joueurs sont essentiellement en paix les uns avec les autres. Mais si au contraire, ils sont ennemis, si les facteurs que l'un attribue aux autres sont négatifs, alors c'est la guerre, il n'y a pas de coordination possible, sauf par la victoire de l'un et la reddition abjecte de l'autre. En fin de compte, même en acceptant la prémisse utilitariste de l'utilité de Von Neumann-Morgenstern, quelles fonctions affines choisir pour qui selon quelles circonstances est un choix complètement subjectif qui dément complètement la prétention des utilitaristes à établir un « calcul » universel – qui en fin de compte ne sera qu'un cache-sexe à l'imposition de leurs préférences sur celles des autres. Et notons que cette imposition forcée implique par là même que les facteurs sont négatifs entre celui qui impose et celui qui subit – niant par là même l'hypothèse employée implicitement dans la justification.

  5. Il y a bien un moyen de sauver l'utilité de Von Neumann-Morgenstern dans le contexte d'un jeu entre plusieurs parties en présence, où il n'y a pas de choix objectif pour les facteurs multiplicatifs: on peut dire qu'un choix est uniformément à somme positive si pour tout choix de facteurs multiplicatifs positifs, le jeu reste à somme positif. Mais alors, on se rend compte qu'un jeu est uniformément à somme positive si, et seulement si, il est gagnant-gagnant, i.e. gagnant pour tous. L'utilité de Von Neumann-Morgenstern chère aux utilitaristes n'est alors qu'un long détour pour en revenir au critère d'optimalité de Pareto cher aux libéraux défenseurs du droit de propriété.

  6. D'ailleurs, si on accepte les hypothèses des utilitaristes, alors il n'y a jamais besoin de coordinateur: dès lors que la somme du jeu est positive, y compris les coûts de transaction, alors les joueurs intéressés d'eux-mêmes feront une transaction pour choisir la meilleure option. Quelle que soit l'échelle commune de valeur que supposerait l'utilitariste, les joueurs, ayant mesurés leur matrice de gains, pourront effectuer une transaction qui permet de partager les gains entre joueurs, plutôt que de laisser l'un gagner au détriment des autres; le respect du droit de propriété et la liberté de contracter sont les meilleurs garants qu'à chaque fois, les options à somme maximale seront choisies. Là encore, la négation de ces transactions n'est en fait que la négation du choix librement consenti par les parties d'une échelle de valeur commune, implicite dans le prix de la transaction, pour tenter de lui substituer l'échelle de valeur subjective de l'utilitariste étatiste qui veut forcer telle transaction plutôt que telle autre, au grand dam des participants qu'il va forcer à entrer dans des arrangements autres qu'ils ne préféreraient.

  7. C'est précisément le respect du droit de propriété et l'échange sur un marché libre qui, via le système de prix librement consentis, permet de donner à chaque instant une échelle commune. Mais si des économistes peuvent alors se fonder sur cette échelle pour faire des modèles et calculs, il faut bien voir que les prix fluctuent, à la fois dans le temps, dans l'espace, d'une personne à l'autre, d'un futur potentiel à l'autre futur où un autre choix est fait, etc. Là encore, seul le pompage massif d'information dans le système par un réseau financier mondial, via diverses bourses d'échange, et la standardisation de certaines commodités par une industrie mondialisée, permet de donner l'impression de prix plus ou moins unifiés à l'échelle de la planète, malgré les variations infinies que ces prix prennent en pratique.

  8. La paix, le capitalisme et le libre-échange sont donc des hypothèses nécessaires pour obtenir de telles comparaisons d'utilités à grande échelle, et encore, seulement de façon fort approximative. Utiliser de telles comparaisons comme justifications à la guerre de tous contre tous qu'est l'action politique, à l'établissement d'un état qui introduira la force entre les parties, empêchant l'échange et promouvant l'hostilité – c'est donc encore et toujours détruire les hypothèses sur lesquelles on voudrait fonder ses justifications. Or, de telles contradictions dynamiques sont omniprésentes dans tous les « raisonnements » des statipenseurs, ceux qui ne sont capables que de pensée « statique » et en viennent à adorer l'état et à exiger l'établissement de telle ou telle politique au nom de leurs statistiques.

Bref, quand on examine en détail les justifications pseudo-mathématiques des socialistes, on trouve systématiquement le détournement d'outils dont le succès, réel mais limité, est rendu possible par le capitalisme, pour nier le capitalisme sans lequel ces outils n'ont aucun sens. En fin de compte, à partir de ce vol de concept, ils élaborent des raisonnements absurdes qui ne sont que des prétextes à imposer leurs préférences personnelles aux autres par la violence. Le socialisme, c'est encore et toujours la ratiocination de la violence comme « solution » à tous les problèmes.

PS
: Depuis que cette interview a été réalisée, nous apprenons la mort de John Nash et de sa femme, dans un accident de voiture. Voilà la perte d'un esprit hors du commun qui a beaucoup contribué à de multiples sciences. Je voudrais donc saluer une dernière fois celui qui a tant fait avancer (entre autres) la théorie des jeux, au confluent de l'économie et des mathématiques, et qui n'est nullement responsable de la récupération de celle-ci par des hordes de gourous pseudo-scientifiques.

À suivre...

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Grégoire Canlorbe se définit comme un libéral classique, avec des sympathies libertariennes.

   
 

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