Montréal, le 2 mai 1998
Numéro 9
 
(page 5) 
 
 
page précédente 
            Vos commentaires           
 
 
 
  
  
  
  
          « Le paradoxe de la démocratie actuelle, c'est que les discours qui permettent de se faire élire sont précisément ceux qui empêchent de gouverner, et inversement. »   
    Jacques Julliard
 

 
 
 

 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
 
AMERIKA
 
par Pierre Lemieux 
  
          Je crains, en écrivant cet article, de passer pour un soixante-huitard attardé, un critique naïf de l'« impérialisme américain » et de ses « running dogs ». De cette sorte de bien-pensants style Monde Diplomatique, nous avons eu notre lot. Au début des années quatre-vingt, une étude publiée par une officine du gouvernement du Québec présentait les États-Unis comme étant, avec l'URSS, l'une des deux grandes « dictatures militaires » dans le monde. 
 
          À la même époque, j'écrivais que « les États-Unis demeurent sans doute le pays au monde où les droits de l'homme sont le mieux protégés »(1). Je me plais à croire que cette opinion était encore justifiable il y a 15 ans, malgré les monstrueuses bavures qui avaient déjà entaché la république américaine: la montée du pouvoir étatique qui accompagna la Guerre de sécession et qui, quelques années plus tard, fit dire à un observateur américain: « Je n'ai plus l'impression de vivre dans le pays où je suis né »(2); la répression morale qui, sous la direction de Anthony Comstock (« Les livres sont des terreaux de bordels »), défigura la fin du 19e siècle américain(3); la honteuse Prohibition de 1919-1933; la conscription de la Guerre du Viêt-nam. Malgré tout, le pays de Henry David Thoreau et de Lysander Spooner continuait de porter haut le flambeau de l'individualisme farouche, de la facilité de vivre, de la liberté individuelle.
Une réglementation omniprésente 
 
         Rendons-nous à l'évidence que ce n'est plus vrai. Les signes sont innombrables: le contrôle arbitraire des frontières, la montée sournoise des papiers d'identité sous le masque de l'omniprésent permis de conduire et du numéro de « social security », le fichage des citoyens en catimini, les croisades morales vigoureusement appuyées par le bras séculier, l'apartheid contre les fumeurs et les autres minorités impopulaires, la persécution des grands entrepreneurs (Milken, Gates...), la guerre contre la drogue avec ses fouilles et perquisitions arbitraires, le contrôle des transactions bancaires, les innocents jetés en prison sous prétexte de lutte contre la pédophilie, les agences fédérales omniprésentes (EPA, BATF, IRS, SEC, INS, etc.) et armées jusqu'aux dents, la militarisation de la police, et cetera. 
 
          Un des mécanismes découverts en Occident pour prévenir l'arbitraire de l'autorité politique résidait dans la règle de droit: les pouvoirs publics ne peuvent agir qu'en vertu d'une loi impersonnelle, générale, abstraite, et connue de tous. L'Amérique offre maintenant le spectacle – peut-être le plus flamboyant en Occident – du détournement de la règle du droit au service du pouvoir arbitraire l'État. D'abord, par la prolifération et la complexité des textes: la loi fédérale de l'impôt fait 11 200 pages, compte 2,8 millions de mots, et équivaut à 21 méga-octets ou 15 disquettes. Ensuite, par un art machiavélique de la rédaction juridique qui concilie la forme extérieure de la règle de droit et cela même contre quoi elle était censée nous protéger: les contrôles minutieux, le harcèlement personnel, l'arbitraire policier. Un règlement municipal d'Alexandria (Virginie) sanctionne ainsi de deux ans de prison le fait de vagabonder dans la rue durant 15 minutes et de « participer à au moins deux rencontres face-à-face de moins de deux minutes et impliquant des gestes analogues à un échange d'argent ou d'autres petits objets »(4). 
 
          Comme dans la vision prémonitoire de Tocqueville sur les tyrannies administratives modernes, la réglementation américaine est douce et d'apparence business, mais minutieuse, détaillée, omniprésente. Les manifestations en sont légion, des circulaires administratives de l'Internal Revenue Service, au fichage des transactions financières, en passant par le harcèlement sexuel, le commerce des vins et spiritueux et, ma foi, presque tout le reste. Un exemple d'allure anodine l'illustrera: le manuel de Delrina Fax Pro (un logiciel de Symantec) lance un caveat: « Aux États-Unis, il est illégal d'envoyer un fax qui n'identifie pas l'expéditeur... » 
  
Une tyrannie administrative made in USA 
  
         Contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, ces règlements sont, aux États-Unis, appliqués avec zèle par une armée de bureaucraties bien-pensantes et hélas! souvent efficaces. Au Canada, les individus pacifiques croient généralement que la persécution étatique ne s'abattra pas sur eux si, d'aventure, ils prennent quelque liberté avec des contrôles administratifs. Ils n'ont pas toujours tort, bien que ce pays ait énormément changé – comme l'illustre le cas des agriculteurs d'Alberta emprisonnés pour avoir voulu vendre leur blé eux-mêmes. Aux États-Unis, les businessmen exorcisent leur crainte permanente de l'Oncle Sam en se soumettant comme des enfants devant les bureaucrates. 
 
          C'est souvent l'État américain qui a montré aux autres États occidentaux la voie de la tyrannie administrative – avec les chasses aux sorcières de l'Environmental Protection Agency ou de la Securities and Exchange Commission, avec la guerre à la drogue, avec la pureté publique au nom du Public Health, avec les lois absurdes contre la discrimination, avec la rectitude politique et, en général, avec l'innovation permanente dans le détournement du droit. Nous avons pris l'habitude d'importer des États-Unis les modes les plus liberticides et de négliger ce qu'il y a d'individualisme farouche dans la tradition américaine. 
 
          À cette débâcle, seuls deux des amendements de la constitution américaine semblaient avoir survécu: le premier, qui concerne la liberté d'expression, et le deuxième, qui garantit le droit de porter des armes. Or, la liberté d'expression, quand elle n'est pas affectée par la réglementation indirecte des bureaux de do-gooders, est constamment menacée par la crainte de poursuites en diffamation: un auteur bien connu me racontait qu'après avoir remis un manuscrit à son éditeur, les conseillers juridiques de celui-ci lui ont envoyé 700 demandes d'informations ou de réécriture. Quant au droit de porter des armes, après avoir été limité dans les États du sud au 19e siècle et supprimé à New York en 1911, il a été de plus en plus réglementé, parfois jusqu'à l'extinction, par une profusion de lois et règlements adoptés par l'un ou l'autre des paliers de gouvernement. Une nouvelle législation fédérale vient de retirer ce droit à quiconque a été condamné pour quelque délit mineur. 
 
          Pendant ce temps, de Ruby Ridge à Waco, les tueurs du BATF et du FBI s'exercent au tir et aux gaz de combat. Il est vrai que, dans ce pays, la résistance est parfois aussi farouche que la tyrannie administrative y est de moins en moins tranquille. De plus, l'Américain moyen – et même l'intellectuel moyen – a, au moins, déjà entendu parler de liberté. Il est bien possible que, dans cinquante ans, ou bien les États-Unis fourniront le modèle parfait de la tyrannie moderne, ou bien les Américains auront vécu une seconde guerre civile. 
 
          Si cette analyse est juste, il est important de prendre conscience du problème, afin, premièrement, que les ennemis de la liberté ne puissent invoquer notre dévotion à l'Amérique pour miner davantage l'idéal de la liberté et, deuxièmement, pour que l'échec de la liberté américaine nous serve à mieux comprendre les conditions de la liberté. 
 
          Par exemple, qu'est-ce qu'un Français et un Américain ont en commun? Une chose crève les yeux: Ils croient tous deux vivre dans le pays des droits de l'homme (encore qu'aux USA, ils diraient « de la personne ») et voient leur État, au moins idéalement, comme le défenseur sacré de leur liberté. Au nom de cette mission, l'État glorieux s'empresse de limiter les libertés concrètes sous prétexte de protéger la liberté en général. Se pourrait-il que la liberté soit mieux protégée quand on évite de confier à l'État de glorieuses missions? 
  
  
  
1. Voir mon Du libéralisme à l'anarcho-capitalisme, Paris, PUF, 1983, p. 105. 
2. Voir Jeffrey Hummel, Emancipating Slaves, Enslaving Free Men. A History of the American Civil War, 
    Chicago, Open Court, 1996; et ma recension dans le Figaro-Économie du 21 novembre 1996, p. X. 
3. Wendy McElroy, A Woman's Right to Pornography, New York, St. Martin's Press, 1993, p. 59 sq. 
4. Cité par James Bovard, Lost Rights. The Destruction of American Liberty, New York, St. Martin's Press, 
    1994, p. 206. 
  
  
 ©Pierre Lemieux 1998 
Cette chronique de Pierre Lemieux revient aux deux semaines. 
 
 
 
sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO
page suivante